J’allais
meuglant, des crics
dans le gosier,
au printemps
(Le Secret
de ma jeunesse, « Printemps »)
Il y a peu
d’art dans l’atmosphère
–
d’ébouriffés buissons de pluie
(Giroflées,
« La buse Ophélie »)
On ne parle pas suffisamment de
Pierre Peuchmaurd, né en 1948, mort en 2009, même
si la revue Europe lui a encore récemment consacré un dossier (1).
Révolutionnaire soixante-huitard (2), journaliste, initiateur de plusieurs
maisons d’édition où se publiaient des poètes influencés comme lui par le
surréalisme. Auteur de très nombreux ouvrages de poésie, il disait :
« on écrit comme on respire, c’est-à-dire comme on étouffe » (3).
Quand on étouffe, il faut se délivrer de ce qui gêne ; chez Peuchmaurd cela donne une écriture semi-automatique
avec des fulgurances, des rapprochements inattendus, des notations parfois
cocasses.
Laissons-lui
à nouveau la parole : « La poésie – ou plutôt le poème – ne doit
rien au rêve. Á la rêverie, peut-être, et alors à la divagation, si vous
voulez. En vérité, je ne crois pas qu'elle se fasse ailleurs que sur les
lèvres, dans la voix, au hasard de sa venue qui, chez moi, se produit
presque toujours en marchant et à l'aperçu, à l'entrevu de quelque chose.
De quelque chose de réel. La ''nature'' qui se dit alors est évidemment le
territoire réel – souvent le plus familier, quelquefois celui du voyage –
tel qu'il se révèle à lui-même et à vous dans cette entrevision. Il y a un
autre monde, vous savez : il est ici et ne demande qu'à apparaître. Qu'on
appelle cela ''surréalité'' ou ''plus de conscience'', c'est toujours de
l'immanence cachée, mais clignotante, mais scintillante, qui fait signe et
qui se dévoile quand elle veut et . . . quand vous pouvez. Bien sûr que
cela a souvent figure onirique » (4).
Quoi qu’il en soit, il fait partie de
ces poètes dont on ne se débarrasse pas facilement. Quand on a ouvert l’un
de ces recueils, on ne le lâchera pas en se disant qu’on le reprendra plus
tard. Ce n’est pas que les poèmes forment un tout cohérent, avec une
histoire filée dont on attendrait la suite ; c’est plutôt que chacun
recèle, peu ou prou, une part d’insolite et que nous avons envie de
découvrir quelles surprises le poète nous ménage encore.
Vu l’abondance de son œuvre, on se
contentera d’un coup de sonde chez deux éditeurs, Pierre Mainard qui a
publié, entre autres, son dernier recueil et Jean-Pierre Paraggio, deux éditeurs liés puisque le second est
l’auteur des frontispices de certains recueils publiés par le premier. Les
ouvrages rapidement présentés ici, qui sont postérieurs à la disparition du
poète, à l’exception de La Nature chez elle, sont donc pour
l’essentiel des rééditions.
Le Secret de ma jeunesse

Ce recueil paru initialement en 1993
aux Éditions Haldernablou aurait pu tout aussi
bien s’intituler « le bestiaire de ma jeunesse » tant les animaux
y sont présents. Rares les poèmes où ne figure l’un d’entre eux et il y en
a de toutes les espèces. Au fil des pages apparaissent successivement
renard, antilope, guêpes, oiseaux, rats, requins, bétail, corbeaux, cerfs,
porcs, bêtes, brebis (titre de l’une des divisions du recueil), hérons,
loups, ânes, lionne, gazelles (Il y avait une lionne morte dans l’enclos
des gazelles), bestiaux (et des petits drapeaux dans les yeux des
bestiaux), vaches, tigres, mante, ver, truie, chiens, poissons. La
veine animalière est tout aussi présente dans Le Jour du rangement,
la deuxième partie de l’édition récente, inédite celle-là, à l’exception de
la première division, « Chants oiseux », publiés toujours en 1993
dans la revue La Dame ovale. Y surgissent successivement loutre,
vautour (l’ombre lasse du vautour / est la nôtre déjà), aigle,
frégate, rossignol, biche, chienne, grue, loups, rouge-gorge, chameau,
singe, chevaux (le manège tourne ses chevaux bleus), crapaud-buffle,
papillon, ours, chèvres, chats (la paix jolie des chats / et le sang sur
le seuil), lions, bœufs, chiens, moutons, perdrix, veaux, truie,
gibier, chevreaux.
Cette énumération paraîtra sans doute
fastidieuse mais la présence constante des animaux ne l’est pas chez Peuchmaurd. Elle surprend – d’où vient que le poète
soit ainsi hanté par nos frères munis d’ailes ou de quatre pattes, à
l’exception remarquable des insectes, des serpents et des rats (5) et
autres souris ? et que signifient d’ailleurs ce rejet de certains animaux ?
– mais on conviendra de la fécondité poétique de cette obsession pour créer
des rapprochements inattendus.
Peuchmaurd excelle pour
exprimer la nostalgie d’un temps à jamais perdu. C’est particulièrement
vrai dans les derniers poèmes.
Seul sous les
poutres et la craie noire
avec le jambon de la lune
et la lampe de chameau,
seul avec l’ambre sombre
de l’alcool et des runes,
seul avec le fusil pour écarter les loups
pour attirer les hommes
Seul avec
dans chaque main
le souvenir de tes fesses
(Les Jours
de rangement, « le sang de l’oreille »)
Ce petit poème en forme d’anaphore,
en vers irréguliers (successivement de 9, 8, 7, 6, 6, 12, 6, 7 et 7 pieds)
pour décrire la solitude d’un homme que l’on suppose âgé, qui commence par
deux images surprenantes, le jambon de la lune et la lampe de chameau, se
poursuit avec la description assez classique de l’homme seul devant sa
bouteille, à l’abri d’un fusil qui pourra servir à écarter les loups (nous
sommes donc dans une maison isolée, à la campagne) mais ce poème qui se
clôt sur une évocation érotique devient très énigmatique quand le fusil
apparaît capable d’attirer les hommes. C’est beaucoup de contenu en peu de
lignes, assez en tout cas pour obliger le lecteur à rester attentif.
Les allitérations font partie du jeu
(poétique). Exemples : C’est la grande grue / Elle est grêle et
s’aggrave / sur le gris de la grève ; Bijoux brutaux / bruits de
beauté dans leurs lits las ; l’hallali des lilas.
On trouve encore dans ce recueil une
comptine où il est question d’anciens moutons et de chevaux fous.
Les Giroflées
Toujours chez Pierre Mainard, dans la
même très belle présentation que l’ouvrage précédent, avec également un
frontispice en couleur de Jean-Pierre Paraggio,
ce recueil reprend trois textes publiés entre 1990 et 2004 dans la NRF,
la Collection de l’Umbo et chez Wigwam, auxquels s’ajoute un inédit : Vie
et mort d’un miroir de lierre.
Pour autant, les deux recueils se
distinguent nettement au point de vue de la forme d’expression retenue par
le poète, des vers très courts dans le Secret, plus souvent des
paragraphes suivis dans Giroflées. Ainsi le poème intitulé « La
grève » qui met en scène un homme dans l’attente de la femme qu’il aime, enchaîne-t-il
trois paragraphes, chacun pourvu d’une chute :
Lassé
d’attendre, le fiancé de minuit s’est endormi dans la chambre bleu. Elle ne
viendra pas, la fille à tête de cheval, la jeune jument à la robe
blanche ; il ne l’épousera pas cette nuit.
Ils se sont
rencontrés au bord d’un fleuve, se sont aimés contre un mur, ont fait
pousser des forêts et elle ne vient pas.
Minuit passé,
la fille à tête de cheval tire sa charrette de pluie, d’algues et de noyés.
Elle longe la grève.
Le poète file la métaphore de la
« femme–jument », c’est bien à la fois la femme et la jument qui
possèdent une robe et qui tirent la charrette.
Les animaux sont encore très
présents. À la peau de chameau de Secret, répond par exemple une
peau de lièvre dans le poème « Enfance » qui débute
ainsi :
Nuit dans sa
peau de lièvre, noir de rosée, l’enfant des chaînes de fleurs, l’enfant
battu de lait, de houx, de tourterelles.
On ne peut qu’être admiratif devant
une formule comme « l’enfant battu de lait, de houx, de
tourterelles » qui ne vaut à proprement parler rien dire et qui nous
dit malgré tout quelque chose !
Comme on admire les chutes des
poèmes : Et ta tête, fracassée de baisers ; Il y a un cheval
blanc, la crinière dans la vase ; L’ennui sur les talus ;
Novembre mat, échec au ciel ; Des bûchers pâles s’allument ici ;
Le sable est noir aux cendriers ; des chevaux d’argile lourde et toi
nue en crinière ; je regardais le cri que tu ne poussais pas ; Le
conducteur de lunes !
Peuchmaurd appartint au
groupe des surréalistes de la génération 68. Certains poèmes de ce recueil
en portent la marque plus que d’autres.
Quand la
plaine s’allume, il y a de très grosses femmes avec des jambes de bois.
Puis des murs de coton, de l’haleine de pigeon, des tours de sucre et
d’enfants morts. Puis, si le soleil monte, des chevaux d’argile et toi nue
en crinière.
Écriture automatique,
semi-automatique ? Ce petit poème d’un seul paragraphe « fait
mouche » en tout cas, même si on n’en redemanderait pas, préférant des
images plus sages – sinon en l’occurrence plus « sobres » !
– comme celle-ci :
On boit sur
les terrasses un rhum plus sombre que la jeunesse ou l’ouverture des
ministères.
Vent des lanternes - Haïku
Les recueils de poésie publiés par
Pierre Mainard sont des livres de bibliophiles. C’est encore le cas de cet ouvrage,
un objet qui est lui-même une œuvre, produit d’un noble travail. Un livre
au format de poche, protégé par une élégante couverture violette avec
rabats, qui abrite cent-six « haïku » (ici sans s au pluriel). On
sent que le poète s’est amusé, qu’il a voulu laisser libre cours à
l’inspiration d’un moment, respectant simplement la règle de trois vers
brefs, sans s’embarrasser de la règle traditionnelle des dix-neuf syllabes
(7 / 5 / 7 syllabes). On pourrait parler de « haïkus libres »
comme on dit des vers libres. Certains sont seulement ironiques (Haïku
perdus / l’instant / n’a pas de mémoire), d’autres carrément
parodiques (Ici pissa / Issa, / ou là). Ils sont l’exception. La
plupart retrouvent l’atmosphère, sinon la forme des haïkus traditionnels
japonais qui évoquent une impression née de la contemplation de la
nature : Suaire de l’eau / cette brume / qui monte par le
talus ; Couché dans l’herbe / la rivière glisse / sous mes paupières. Les
animaux, bien sûr, sont souvent présents, ainsi ce chien face à un paysage
désolé : Hiver, ciel bas - / le chien regarde / le champ vide.
D’autres thèmes nous sont familiers
comme celui du buveur solitaire rencontré plus haut (Seul sous les
poutres et la craie noire, etc.). Ce n’est plus la nature, ici, mais un
pur sentiment – toujours dans la tradition japonaise – qui inspire le
poète :
Sur la table
le verre de vin
personne d’autre que moi
* *
*
Chez Jean-Pierre Paraggio,
dans la « Collection de l’umbo », trois jolies plaquettes de
quelques pages invitent à découvrir d’autres facettes de l’art de Peuchmaurd.

La Nature chez elle
Jean-Pierre Paraggio
qui publie dans sa collection quelques poètes choisis, et Pierre Peuchmaurd avant tout, est un artiste délicat qui
pratique le détournement parmi d’autres procédés (6). Il est parti dans ce
cas des illustrations d’un ouvrage de Théophile Gauthier déjà intitulé La
Nature chez elle. Il « signe » ses œuvres d’inspiration
surréaliste en y insérant systématiquement un œil (ou plusieurs) qui
considère le regardeur. Pour une fois, dans ce recueil de poésie, ce n’est
pas le peintre qui illustre le poète mais le poète qui s’inspire des œuvres
du peintre : huit tableaux contenant chacun
des éléments végétaux et un ou plusieurs animaux. Pierre Peuchmaurd a écrit pour chacun d’eux un texte de
quelques lignes en s’inspirant de sa forme générale, de son contenu ou des
deux. Voici, par exemple, le poème accompagnant l’image reproduite dans
l’article :
Si jeune,
encore si jeune. Est-
ce qu’il est fille ? Est-ce
qu’elle est
garçon ? Il a tant heurté son museau
sur les buttes, tant usé de roseaux à
la lutte. Elle a tant boudé l’eau trop
calme et le soir, puis tant bravé de
bulles. Maintenant, ils sont cette
jeune chèvre, ce macaque.
Partant de la forme à droite de
l’image qui peut effectivement évoquer le museau d’une jeune chèvre et du
singe perché dans l’arbre, deux éléments qui lui ont défini un cadre pour
son texte, le poète a laissé couler sa plume à sa manière quasi-automatique,
rejoignant ainsi l’ambiance surréaliste du tableau. La conjonction du texte
et de l’œuvre graphique apparaît ici parfaitement réussie.
Le Jeudi
de l’Ascension
Ce petit ensemble publié
originellement dans la revue DELTA, station blanche de la nuit (n°
9, 1988) occupe cinq pages de textes, divisées chacune en six rectangles
renfermant un bref poème (dans la dernière page, seul le premier rectangle
est rempli). Le format en damier invite au voyage. Passant d’une case à
l’autre, on change de lieu, d’atmosphère. Quelques lignes suffisent pour
créer un tableau, une historiette, chute comprise, qui se suffit à
elle-même. Une femme, souvent est présente. L’ambiance est gaie ou triste,
le plus souvent nostalgique.
C’est ton dernier coup de fil qui m’a fait
deviner. Cette mort dans ta voix. Tu parlais d’un visage défait, ou à
défaire, d’une mémoire. Tu parlais d’une eau noire et de la pluie sur
tout, d’un océan de nuit, des vagues blanches de la nuit. Ce que je ne comprends
pas, c’est pourquoi l’île de Pâques puisque tu n’y crois pas.
|
Loin de Lisbonne
De ce texte tout aussi bref –100
lignes – d’abord publié dans la NRF (n° 486-487, juillet-août 1993),
extrayons pour finir ce passage où le Peuchmaurd
poète de l’amour perdu, se montre à son meilleur
Je me
souviens de toi comme de l’an 720
l’été la rage a les yeux clairs
Je me
souviens de toi comme d’une plage de bonbons
dévorée par les algues
Je me
souviens de toi comme d’une étoile filée
et anglaise et cassée et l’été
la mort a les yeux vides
Je me
souviens de toi comme de l’oubli du monde
Pierre Peuchmaurd,
Le Secret de ma jeunesse, frontispice en couleur par Jean-Pierre Paraggio, Pierre Mainard, Nérac, 2019, 112 p., 15 €.
Pierre Peuchmaurd,
Giroflées, frontispice en couleur par Jean-Pierre Paraggio, Pierre Mainard, Nérac, 2017, 82 p., 14 €.
Pierre Peuchmaurd,
Vent des lanternes - Haïku, Pierre Mainard, Nérac, 2014, 48 p., 9 €.
Pierre Peuchmaurd,
La Nature chez elle, frontispice et illustrations par Jean-Pierre Paraggio, 18x28 cm, Annemasse, Collection de l’umbo,
2008, 18 p.
Pierre Peuchmaurd,
Le Jeudi de l’Ascension, Toulouse,
Collection de l’umbo, 2013, 8 p.
Pierre Peuchmaurd,
Loin de Lisbonne, frontispice par Georges-Henri Morin, Toulouse,
Collection de l’umbo, 2013, 24 p.
(1) Europe n° 1099-1100,
novembre-décembre 2020.
(2) Voir son livre Plus vivants
que jamais publié dès 1968 chez Robert Laffont.
(3) D’après la notice Wikipedia très complète qui lui est consacré.
(4) Extraits d'un entretien avec Marc Blanchet,
« Passage du Merveilleux, Le Matricule des anges, n° 54, juin
2004.
(5) Quelques très rares exceptions
dans Giroflées : novembre gris comme les grands rats ;
la vermine grouille. Et les fines pattes cuirassées, les fines
mâchoires fidèles dans le poème « Le grenier » évoquent
vraisemblablement des insectes.
(6) Comme le collage pour les
frontispices en couleur des ouvrages publiés chez Pierre Maynard.
©Michel
Herland
|