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rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 


 

Une Vie, un Poète :

Robert BRÉCHON

(1920-2012)

(suite du numéro précédent)

Robert Bréchon
(photo reproduite du site Babelio)

Pour la présentation du poète, voir le numéro de janvier.

 

***

Sélection de textes

par Mireille Diaz-Florian

(suite 4)

 

Je vous propose deux poèmes de Robert Bréchon extraits du recueil Échos, Reflets, Mirages (éditions Aden. 2003), suivis d’un texte personnel qui fut une lettre à lui adressé, qu’il m’avait conseillé d’inclure dans mon recueil inédit Croquis.  

 

 

 

Écriture

 

Entre moi et le poème

Il y a cette main suspendue

Qui divise le monde

 

Au-delà, l’outil d’or ou d’acier

Le goutte à goutte noir dans le large bras blanc

l’extra-song couleur de plume d’oie

 

Au-delà encore, la nature et l’industrie

Les machines et les forêts

 

En deça, le corps docile et attentif

Le cerveau dans le corps

Le mot l’idée dans le cerveau

L’idée dans le mot le mot dans l’idée

Le sentiment dans le cœur ou le cerveau

L’angoisse au ventre ou au cerveau

 

En deça encore, la langue en moi prête à parler

L’idéologie en moi prête à penser

La mode en moi prête à porter

 

La vie en moi prête à crier

 

 

Frantz Pessoa et Fernando Kafka

 

J’ai rêvé qu’ils n’avaient pas existé

Chacun d’eux était l’hétéronyme de l’autre

Leurs œuvres s’effaçaient l’une l’autre

Pour produire la somme nulle de leurs existences ratées

 

Est-ce Fernando qui écrivait dans une petite chambre

Près de l’église de Tyn

Est-ce Frantz que je voyais penché sur un dossier

Dans un bureau de la rue de l’or

Avant de rentrer chez lui près de la basilique de l’Etoile ?

Est-ce l’aide-comptable Soares qui se métamorphosait en animal

Et l’arpenteur K, qui découvrait réincarné en lui

Dom Sébastien l’Ange du Cinquième Empire ?

 

J’ai rêvé qu’ils n’avaient pas existé

Chacun d’eux était le rêve de l’autre

Frères enfants trouvés enfants perdus

Orphelins de l’Eternel

Fils de l’Homme encore à naître

Frères mes frères petits frères

Des pauvres des bêtes et des choses

Le malheur de vivre était le même

Au bord du Tage ou de la Moldau

L’absence de tout était aussi oppressivement présente

A Mala Strana que sur les quais d’Alcantara

 

Ils auraient pu se croiser se connaître, se lire, s’aimer

A l’époque d’Orphée ou celle du Château

Quand Fernando ne savait pas qu’il aimait Felice

Et Frantz ne croyait pas encore aimer Ophélia

Ils auraient pu marcher ensemble sur la place Wenceslas

Ou prendre un verre de vin ensemble chez Martinho Arcada

Si l’espace coïncidait avec le temps

 

 

Mais Frantz n’est jamais allé à Prague

Ni Fernando à Lisbonne

Ils ont vécu loin l’un de l’autre

Presque aux deux bouts de l’Europe

Comme deux phares inutiles dans l’océan désert

Et leur présence imaginée

Est dans notre conscience aujourd’hui

Une plaie que leur absence ne cesse de rouvrir

S’ils ont eu des présences au monde séparées
leur absence les a réunis hors d’eux en nous

Ils se sont dissous dans le temps

Et seuls demeurent dans l’espace ces textes épars

Inscriptions votives stèles tombeaux ou cénotaphes

Arcs amers colonnes de temples en ruines

Que nous visitons sans comprendre sinon

Qu’un jour en ce siècle une race différente

A vécu là- des hommes anciens et nouveaux

Dont l’âme était plus vaste que la vie

Dont l’âme était plus haute que la mort

 

Extraits de :

Robert Bréchon, Échos, Reflets, Mirages,

éditions Aden. 2003

 

 

Détroit. Lettre à R.

 

       Je m’apprête à quitter Paris pour ma retraite en écriture. De la boîte aux lettres s’échappe, dans une masse de courrier, une carte postale. C’est un tableau. Je lis rapidement: La Mosquée, stèle d’Aziyadé. Maison de Pierre Loti. Pourquoi ai- je gardé plusieurs jours, la conviction que la carte venait d’Istanbul et pourquoi dans l’entre-deux des lignes une telle émotion? A la relire à présent, je vois le cachet de la poste “faisant foi”. Il confirme la provenance: Rochefort, Charente -Maritime.

       Reste que durant ces jours, je t’ai vu dans la maison de Pierre Loti au bord du Bosphore. Je connais cette silhouette élégante qui est la tienne. Je sais qu’en gravissant la pente des jardins, tu fais de courtes haltes, le regard sur la mer en contrebas. Tu auras quitté Istanbul sur ces bateaux bruyants et surchargés qui parcourent sans cesse le détroit pour relier les deux continents ou s’enfoncer plus en amont. De suite tu t’es senti à ton aise. C’est un espace lusitanien. Les eaux du Bosphore, à cette heure, sont recouvertes de la nacre bleutée du Tage au couchant.

       On ne sait pas trop la raison qui te mènerait à la maison de Pierre Loti à Istanbul. Ce sera la même sans doute qui te conduit à sa maison de Rochefort; une décision à mi-chemin entre la nécessité déambulatoire du voyage et la tacite complicité qui nous lie plus particulièrement, à tout écrivain.

       Ce fut la mienne, lorsqu’il y a dix ans, je suis allée à Istanbul.

       Il nous faut l’avouer, nous aimons les traces d’écrivain. Au-delà d’une œuvre dont l’intérêt est discutable, - c’est le cas de Pierre Loti- nous sommes attirés par leur univers. Même si le propre du musée est d’ensevelir l’écrivain par la mise en scène d’un quotidien factice, associé au voyeurisme autorisé du touriste, nous acceptons cette double compromission.

       Nous saurons deviner derrière le propos muséologique, la fragilité toute vivante d’un frère en écriture. Pour cela nous aimons Hauteville House imprégnée de la démesure et de la sensualité hugolienne. Nous voudrions entrer à Croisset pour entendre résonner les murs du gueuloir et sentir la violente mélancolie du vieux célibataire, à ce moment précis où la brume dissimule les rives de la Seine. J’ai vu à Prague, la toute petite maison, où Kafka a un temps, travaillé. Outre l’ironie de son emplacement près du château, j’ai aimé qu’elle ressemblât à un tableau de Chagall.

       Nous saurons briser l’ordre des objets pour les restituer dans le présent de l’écriture. Le regard s’arrête sur un bord de cheminée, un miroir, le bras d’un fauteuil puis revient à la main, à la page. Nous devinons ce regard qui voit les choses en périphérie pour s’ajuster au-dedans, cerner l’espace et la densité des mots. Nous décelons la crispation de la nuque, l’envie de marcher jusqu’à la fenêtre comme si le dehors enfin pouvait s’accorder à l’exercice exigé.

       Nous partageons avec eux l’intimité nocturne du doute et quelques aubes sereines, consacrées à la relecture de ces lignes dont nous savons que, quoi qu’il advienne, nous ne pouvons rien y changer. Cela vaut bien une visite que cette fraternité!

 

       Je ne connais pas Rochefort. Tu évoques “sa majesté classique en contraste avec l’extravagance de Pierre Loti”. A Istanbul, sa maison est  ouverte sur des jardins. Il y a des roses odorantes. On se croirait à la campagne. Le mobilier oriental a ici sa juste place. On peut concevoir d’après les photos de l’époque, qu’il aimera, de retour en France, surcharger son espace pour y combler le désenchantement d’un retour d’exilé.

       Ce que je connais en revanche c’est la beauté de tes  lignes : “je pense à de nouveaux livres à écrire tant qu’il y aura du papier et de l’encre...” Je te regarde alors entrer dans la maison de Pierre Loti à Rochefort. Puis, tu vas marcher d’un pas ample dans les rues de la ville. Tu as passé 80 ans. L’année précédente a été riche de publications.

       Lorsque je me suis assise dans la maison de Pierre Loti à Istanbul, je me suis promis à moi-même d’accepter la nécessité d’écrire. La route est longue et “le chemin se fait en marchant “. J’aime que nous nous fassions signe, de part et d’autre de cet imaginaire détroit.

       Avant d’être lue, qu’il me soit reconnu le plaisir d’écrire comme à cet instant, où une carte postale m’adresse le signe indubitable de la joyeuse appartenance à la maisonnée écrivaine.

 

 

©Mireille Diaz-Florian (inédit)

 

 

 

Une vie, un poète

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