Écriture
Entre moi et le poème
Il y a cette main suspendue
Qui divise le monde
Au-delà, l’outil d’or ou d’acier
Le goutte à goutte noir dans le large
bras blanc
l’extra-song couleur de plume d’oie
Au-delà encore, la nature et l’industrie
Les machines et les forêts
En deça, le corps docile et attentif
Le cerveau dans le corps
Le mot l’idée dans le cerveau
L’idée dans le mot le mot dans l’idée
Le sentiment dans le cœur ou le cerveau
L’angoisse au ventre ou au cerveau
En deça encore, la langue en moi prête à
parler
L’idéologie en moi prête à penser
La mode en moi prête à porter
La vie en moi prête à crier
Frantz Pessoa et
Fernando Kafka
J’ai rêvé qu’ils n’avaient pas existé
Chacun d’eux était l’hétéronyme
de l’autre
Leurs œuvres s’effaçaient l’une l’autre
Pour produire la somme nulle de leurs existences ratées
Est-ce Fernando qui écrivait dans une petite chambre
Près de l’église de Tyn
Est-ce Frantz que je voyais penché sur un dossier
Dans un bureau de la rue de l’or
Avant de rentrer chez lui près de la basilique de l’Etoile ?
Est-ce l’aide-comptable Soares qui se métamorphosait en animal
Et l’arpenteur K, qui découvrait réincarné en lui
Dom Sébastien l’Ange du Cinquième Empire ?
J’ai rêvé qu’ils n’avaient pas existé
Chacun d’eux était le rêve de l’autre
Frères enfants trouvés enfants perdus
Orphelins de l’Eternel
Fils de l’Homme encore à naître
Frères mes frères petits frères
Des pauvres des bêtes et des choses
Le malheur de vivre était le même
Au bord du Tage ou de la Moldau
L’absence de tout était aussi oppressivement présente
A Mala Strana
que sur les quais d’Alcantara
Ils auraient pu se croiser se connaître, se lire, s’aimer
A l’époque d’Orphée ou
celle du Château
Quand Fernando ne savait pas qu’il aimait Felice
Et Frantz ne croyait pas encore aimer Ophélia
Ils auraient pu marcher ensemble sur la place Wenceslas
Ou prendre un verre de vin ensemble chez Martinho
Arcada
Si l’espace coïncidait avec le temps
Mais Frantz n’est jamais allé à Prague
Ni Fernando à Lisbonne
Ils ont vécu loin l’un de l’autre
Presque aux deux bouts de l’Europe
Comme deux phares inutiles dans l’océan désert
Et leur présence imaginée
Est dans notre conscience aujourd’hui
Une plaie que leur absence ne cesse de rouvrir
S’ils ont eu des présences au monde séparées
leur absence les a réunis hors d’eux en nous
Ils se sont dissous dans le temps
Et seuls demeurent dans l’espace ces textes épars
Inscriptions votives stèles tombeaux ou cénotaphes
Arcs amers colonnes de temples en ruines
Que nous visitons sans comprendre sinon
Qu’un jour en ce siècle une race différente
A vécu là- des hommes anciens et nouveaux
Dont l’âme était plus vaste que la vie
Dont l’âme était plus haute que la mort
Extraits de :
Robert Bréchon, Échos,
Reflets, Mirages,
éditions Aden. 2003
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