rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Novembre-Décembre 2021

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Werner Lambersy.

 

Une introspection de son univers poétique

Par Monique W. Labidoire

 

Une image contenant texte, personne, homme, intérieur

Description générée automatiquement

 

Photo reproduite du site pierresel

 

(*)

 

Le Temple, le Silence, le Poème

Vendre des allumettes comme l'a fait Werner Lambersy peut mettre le feu aux poudres. Vendre et porter pendant de nombreuses années les livres des autres dénote d'une générosité exceptionnelle. Être poète pour lui ce n'est pas seulement écrire ses propres poèmes, c'est vivre avec les poètes et partager la parole poétique.

On comprendra donc que pour Werner Lambersy, le poème ne peut disparaître. La parole ne peut être perdue. Il va donc la chercher inlassablement, à l'aube des jours, dans les recoins de sa mémoire, dans le regard du futur, dans les tiroirs de toutes les histoires racontées à l'humanité. Non seulement le poème ne peut disparaître, mais le poète l'attend comme le seul messie possible.

Comment Werner Lambersy peut-il nous donner un poème opératif et pas seulement spéculatif. Comment peut-il être toujours dans la pratique et l'expérience du texte tout en nous tendant vers la Sagesse ? Nombre de ses poèmes révèlent une intention, un sens, un partage, une approche de l'autre, une interrogation sur une spiritualité, une simple émotion, un désir, une dénonciation. Et toujours, la tentative d'une perfection, d'une harmonie que nous retrouverons tout au long de l'œuvre et qui appelle à une forme, rigoureuse et tendue.

« L'accord régnait/ entre la ligne et l'angle » pouvons-nous lire dans un de ces poèmes. Trois points symboliques, trois côtés d'un triangle pourraient donc incarner nos premières réflexions. Les points et les lignes du triangle sont, non pas interchangeables mais changeables, selon le moment de l'accueil du poème. Pour y parvenir, des mots clés sont utilisés, des mots clairs, transparents, récurrents, avec lesquels l'épaisseur de l'écriture laisse filtrer la lumière du « visible ». Nous pouvons donc cerner trois points qui chez Werner Lambersy nous semblent très présents : Le Temple, le Silence, le Poème, mais aussi quelques autres points jalonneront cette approche tant sont nombreux les thèmes proposés dans cette œuvre foisonnante.

Avant de développer plus précisément ces trois points il nous faut mettre l'accent sur leur symbolique car il semble que Werner Lambersy, consciemment ou inconsciemment, œuvre autour de cette trinité. Et ce n’est pas par hasard que ce mot est ici utilisé. Le domaine de la poésie ne doit pas appartenir au sacré tel qu'on peut l'entendre par domaine séparé, réservé, inviolable. Mais nous savons qu'il appartient souvent à un domaine où quelques clés sont nécessaires pour ouvrir les portes au profane. La poète s'y attache même si parfois les portes ne sont pas faciles à ouvrir.

Derrière ces portes, nous sommes dans un espace. Celui du poème mais aussi au centre d'autres étendues qui sont de parole et de silence. Deux points apparaissent tout d'abord auquel répondra un troisième point. Tour à tour, les trois points d'un triangle peuvent se nommer et s'identifier de plusieurs manières. Par exemple, les mots du lexique utilisé par Werner Lambersy dessinent une forme géométrique et symbolique signifiante :

Beauté, amour, silence

Secret, écriture, femme

Paix, harmonie, accueil

Transparence, opacité, rencontre

Tracés, maître, portique

Temple, souffle, élévation

Instant, éphémère, présence

Pureté, braises, outils,

Calligraphie, écriture, signes

Poème, parole, silence

Mort, sexe, ombres et aussi

l'étang, l'hiver, le bambou, comme dans un haïku et

les trois points proposés ici : Temple, silence, poème

Les exemples sont nombreux. Et ce sont bien les mots choisis par le poète comme matériaux de construction du poème. Des mots comme des idéogrammes et qui font sens à eux seuls, même si associés à d'autres signes, le sens peut se nuancer et même changer. On peut se demander aller pourquoi des mots si achevés et parfaitement associés ne seraient pas suffisants à « l'expression-compréhension » du poème. Et nous pourrions répondre avec Mallarmé « on fait des poèmes avec des mots, pas avec des idées

1 . Le Temple

Mais revenons au premier point et citons Guillevic :

« S'il y a temple

Je suis le temple » (Sphère, Gallimard)

Oui, le poème est bien le temple, il est le lieu.

Werner Lambersy nous le montre et nous le dit. Il nous dit que le poème va transformer le lieu du monde. L'espace du monde contient la lumière et les ténèbres, « lumière et ombre/ se prolongent », pouvons-nous lire. (L'Arche p. 47). Création d'une nouvelle étendue formée de deux éléments qui contient d'autres espaces avec lesquels il faut désormais vivre. L'espace d'un temple peut être l'espace du poème, l'espace du silence. Il faut gagner ces territoires en franchissant des zones d'inconnaissables, franchir le pas, le passage, sous le portique, le porche ou le torii, il s'agit bien d'un passage symbolique. La porte ici n'est pas basse, elle s'élève déjà vers des hauteurs.

Il y a dans l'expérience poétique de W.L. un temple. Ce temple est maçonnique, zen ou bouddhiste, il est temple grec ou église catholique, il est ziggourat babylonienne, un lieu-sanctuaire dédié au rassemblement avec les autres mais aussi au rassemblement avec soi-même. C'est un lieu d'initiation dans lequel on entre avec les yeux bandés. Ne rien voir pour y voir mieux. On va à la rencontre de soi-même et de l'autre. Pour cela il faut innover le dialogue avec soi-même et avec les autres et avec tout ce que propose le monde. Il faut accueillir, regarder, partager, échanger avec l'autre une image ouverte et pourquoi pas celle-ci, extrêmement simple, prise parmi tant d'autres possibles que nous propose le poète :

« Sur une pierre/pomme de pin/ dans la cour vide » (L'arche, 21)

Le poète évoque par ces quelques mots notre propre vécu. Tous nous avons regardé un jour, une pierre, une pomme de pin ; mais ce qu'ajoute la cour vide est particulier au poète, c'est ce qu'il nous offre en plus, cette cour vide que nous pouvons remplir de tout notre imaginaire. . .

Dans ce temple qu'est la poésie, les deux autres points de cette trilogie qui sont le silence et le poème se fixent dans le texte et initient chez le poète une quête qu'il mène tout au long de son œuvre :

« Quand le silence

Se tait

C'est que la parole

Est prête... »        (Athée, 22)

Le poème parle, le poète écoute le silence, le temps se déroule vers la rencontre d'un inconnu qui est encore flou mais qui va se matérialiser. Le poète avance poursuivant l'énigme sans toujours la déchiffrer. Peu importe, le temps est sans limites pour le poème, il semblerait que Werner lui accorde toute l'éternité.

Werner dialogue avec le silence, avec l'infini, avec le néant, avec l'univers. Mais aussi avec une table, un bol, un oiseau. Concepts et choses deviennent ses interlocuteurs privilégiés et sont objets d'humanité. C'est une façon pour le poète d'approcher le monde. C'est ainsi que la plus petite chose et la plus immense peuvent se confondre dans la compréhension immédiate de l'existence, c'est ainsi que le poète célèbre chaque chose du vivant et l'interpénètre par le poème nous révélant ainsi l'âme de ce qui est. Le dialogue se poursuit engageant parole et silence, régissant l'anthropomorphisme d'un objet usuel. Ainsi D'un bol, comme image du monde, d'un bol associé à la création du monde.

« Le feu y a bu

comme au bord du chaos

buvait la création... » (Bol, 9)

2. Le silence

Ne quittons pas le temple et allons un peu plus encore vers le silence. Dans le temple il y a une cérémonie, il y a le maître du lieu qui est aussi le maître de la cérémonie qui demande un rituel sans lequel la rencontre ne peut se faire. Et dans ce moment particulier, la parole ne peut nous aider puisqu'on ne parle pas tous, la même langue ; dans cet endroit précis de la cérémonie, ce sont les signes et les objets qui vont nous servir, on peut aussi parler de culte, d'office, ce sont les signes et les objets qui vont nous mettre en alerte et qui vont être nos médiateurs, c'est donc le silence qui va parler, c'est le silence qui va montrer, c'est le silence qui sera l'hôte : « créer est un silence », nous dit le poète. (Maîtres et Maisons de thé, 29).

Avec Maîtres et Maisons de thé, Werner Lambersy fait une démonstration magistrale de ce que peut être le point culminant de la rencontre. Rencontre avec qui ? Cela, chacun doit le découvrir pour soi-même et c'est ce qui est exaltant avec ce texte. Le poète nous donne quelques clés, à nous de les faire entrer dans les serrures. Dans la première partie du livre, en prose poétique, l'écriture n'est pas ce qu'on peut appeler une écriture dépouillée, même si elle est très rigoureuse. Elle développe, décline, déroule, apporte le sens et l'émotion dans un souffle long, et passionné. La respiration oxygène le texte tout en se centrant. Ce développement est tout le contraire d'une forme brève et pourtant le concept est d'un seul trait. Ce sont tous ces éléments qui conduisent au point crucial. Celui de la rencontre, selon un rituel mais aussi ouvert sur un renouvellement de la communication entre deux êtres. Communication d'amour, de fraternité, d'émotion ou d'intelligence, les hypothèses sont nombreuses.

Dans la seconde partie du livre, la forme brève est dans l'esprit du haïku japonais mais sans ses règles strictes. Ce sont ces deux formes, prose poétique et forme brève qui concilient l'esprit et le sens du poème. L'écriture de Lambersy est souvent fluide et développée par un souffle long, rythmée d'une respiration haletante parce que passionnée. Mais cette passion joue tout autant de la retenue dans la forme brève.

Le poème nous propose un espace éphémère comme l'est notre existence et s'appuie pour cela sur « la cérémonie du thé » qui est l'exemple même d'une recherche d'harmonie, de paix et de beauté, dans quelque chose qui n'existe que dans sa propre durée.

L'acte de poésie peut sans doute se comparer à cet éphémère, dans ce moment unique d'« inspiration-expiration » que le poète ne pourra jamais retrouver de la même façon car ce moment unique est à chaque fois différent pour le poète. L'espace proposé est aussi celui du corps charnel, ce corps éphémère voué à la disparition, un espace blanc comme, « dans le blanc du cimetière des pages » (M. thé, 20)

La maison de thé est nue, les tatamis, les cloisons opaques, pas de meubles, une calligraphie, quelques fleurs de bienvenue. L'espace est vide et silencieux. De quoi va-t-il être rempli ? C'est justement ce quoi que l'on vient rencontrer chez Lambersy. Le poète nous propose cet espace comme point de la rencontre et ce sont ses mots qui vont guider le maître et l'invité(e), il ou elle, vers le blanc du silence qui devient alors lieu de contemplation et de création – langage, chair, amour, partage, silence et parole : que nous propose donc le poète ? L’écriture serait-elle pour l’heure paradoxale ? Pas tant que cela. Le poète ne possède que ces matériaux-là : les mots, le poème, comme outil pour approcher, pour toucher le point exact de la rencontre, pour toucher à la nudité de l'instant, pour toucher au silence. La poudre de thé devient le ferment du silence éphémère qui va se développer dans un temps pas mesurable et même aléatoire. Ce point de rencontre privilégié pendant la cérémonie du thé, ce point de silence et de rituel, peut-il être comparé au point de cohésion extrême que deux êtres, ou une assemblée plus importante, peuvent atteindre, ou tout du moins approcher, au cours d'un moment unique de leur existence ? On peut penser à l'égrégore. A-t-on besoin de mots ou bien a-t-on besoin de silence pour atteindre ce point unique ? Il semblerait que Werner Lambersy ait besoin des deux.

3. Le Poème

« La légende du poème »

Du temple et du silence, nos deux premiers points, le troisième, qui est donc le poème, prend corps. Il s'appuie sur du mystère mais aussi sur du révélé, du conscient, du palpable, de l'existant. Dans Architecture Nuit, Werner Lambersy reprend des textes fondamentaux qu'il saisit pour notre compte à tous, arguant que tout ce qui a été écrit existe en nous, quelque part, et que nous sommes en quelque sorte dépositaires de la pensée universelle d'une façon presque endémique...

Dans un texte donné à Sapriphage, il réécrit à sa manière un épisode de la vie du Christ, l’Ultima Cena, Jésus devient le poème, les apôtres l'entourent, ils partagent le pain et le vin que le poème consacre, le poème sait qu'il sera trahi mais après sa mort, qui ne peut être que provisoire, les apôtres vivront chacun dans leur silence et leur questionnement et « se passeront le flambeau de la parole ».

Le poème perdu, trahi, va-t-il ressusciter ? Le poète invente, paraphrase, commente. Le poème devient ce messie que l'on attend. Ainsi commence l'attente, ainsi doit se faire la construction du temple, ainsi la gloire et la louange seront portées avec amour... Notre poète y va fort ! Nous donne-t-il ici preuve d'un humour que nous n'avons pas relevé jusque-là ? Croit-il sérieusement que le poème puisse être le seul dieu possible ? Nous sommes dans le mythe et le symbole. Mais un mythe et un symbole qui approchent une réalité. Cette réalité à laquelle nous sommes confrontés tous les jours puisque nous sommes appelés à y réfléchir. Le poète pénètre le monde, par le poème et par la réalité de son existence.

Werner est un poète, cela nous le savons, c'est aussi un être épris de vie, d'amitié, d'amour, d'existence, un être qui se coltine à la réalité. Il connaît la matière du monde pour la pénétrer. Déjà, par sa naissance, comme nous tous, il a pénétré la matière :

« Naître, c'est entrer dans la matière », écrit-il (Entrée en matière)

Werner Lambersy pousse son écriture hors des ténèbres et des eaux noires pour trouver la lumière. Il revit sa naissance fœtale et sa naissance poétique, mêlant l'écriture au récit de l'arrivée au monde, dans sa brutalité et dans sa vibration.

Mais mourir, pense-t-il, peut être aussi une entrée dans une autre matière.

Nous voyons comment pour le poète, la poésie est l'outil qui éclairera ses chantiers de vie, un outil qui l'aidera à construire une existence et aussi à partager une expérience.

4. L'expérience poétique justement

Avec Werner Lambersy, nous sommes dans une expérience poétique dense puisqu'elle s'imbrique dans sa propre vie qui est elle-même une expérience. On peut parler aussi d'épreuve, d'essai ou de tentative car le poète est dans l'aventure humaine, dans la découverte.

L'alchimie du verbe est ici une authentique expérimentation ; elle se confond dans diverses formes poétiques et l'on perçoit chez Lambersy un véritable goût, de toucher à tout en passant d'une réalité rêvée à une réalité quotidienne et sans doute pense-t-il à sa propre écriture quand il écrit dans Chroniques d'un athée provisoire : « Jamais le poème n'a/perdu le réel/de vue. » Et puisque le poète est dans la réalité il est tout naturellement dans l'amour, le plaisir et le sexe qui ne se dissocient pas de l'amour du monde et de sa sensualité. Tout dans son écriture montre une véritable gourmandise de vivre, partager le pain et le vin, partager chaque élément vivant de l'univers. Et arrivant au terme pouvoir dire :

« Heureux s'il y eut un poème.

Comme l'eau d'un puits

Où penché on voit le buveur

Avant qu'il ne puise » (L'Arche, 76)

Le poète montre l'évidence de cette proposition de bonheur ; à chaque seconde une fleur s'ouvre quelque part dans le monde, un enfant naît, un fruit mûrit, des milliers de cœurs battent ensemble. Comment, sachant cela, pourrait-on ne pas être solidaire et fraternel de l'humanité. Pouvons-nous être unique battement de cœur, vivre dans l'unité, l'amour et la fraternité ? Construire vers et dans la lumière ?

On a bien compris que W. Lambersy est un « athée provisoire », mais qu'à sa manière, le rituel et le sacré ont fait pacte de sang et d'amour dans un espace vivant où le mystère reste entier. Bien sûr le chemin est semé d’épreuves ; des rencontres se font et se défont, des contradictions apparaissent, des certitudes s'épuisent, le poète est engagé dans le processus de la vie et de la mort et le but, nous dit-il, est que la vie continue jusqu'au bout (Athée 13). Mais ajoute-t-il en s'interrogeant : « au bout il y a peut-être dieu ? ». Le poème est-il le seul dieu possible pour le poète ? Et voici ce qu'il écrit :

« Le poème met le monde

Au monde » (Athée, 14)

rejoignant de très près Guillevic que Werner Lambersy a sans doute beaucoup lu et qui écrivait déjà :

« Le poème

Nous met au monde » (Art Poétique (Gallimard), 153)

Un monde fait d'interrogations, d'incertitudes, de chemins heureux ou douloureux, un monde qui conduit parfois le poète à la dénonciation et à la colère mais aussi à des jours lumineux comme à des nuits d'insomnies. La nuit est longue pour le poète, la nuit est propice au poème. Non, « le poète ne veut pas tout comprendre, il voudrait en laisser pour la fin » (Insomnies p. 15). Il a déjà beaucoup écrit puisqu'il nous dit encore : « Écrire c'est se persuader d'avoir encore du temps » (Insomnies p. 9).

Dans ce petit livre plein d'humour qui s'intitule Echangerais nuits blanches contre soleil même timide qui vient de paraître aux éditions de l'Armourier, Werner Lambersy nous donne des aphorismes, des adages, on peut les qualifier comme on veut, dans lesquels on trouve de l'humour, beaucoup d'humour, un humour plein de gravité comme quand il écrit : « Il n'y a pas dans la Bible ou le Coran un seul trait d'humour », un humour qui sert la gravité de toutes ces sentences qui se veulent indélébiles dans les grands livres des lois et que le poète désacralise à sa manière. Et voici des contradictions : rituel, sacré puis désacralisation ! Tout peut bouger, tout peut changer, tout doit être en mouvement et particulièrement le poème pour le poète.

Lambersy atteindra-t-il ainsi la Sagesse, lui qui s'intéresse aux civilisations asiatiques, à la spiritualité orientale ? Après Maîtres et Maisons de thé, il nous présente trois poètes chinois dans un recueil intitulé Poèmes d'un pays simple et nous fait partager cette fameuse sagesse orientale qui nous mène à la beauté, à la douceur, à la reconnaissance du plaisir. C'est une façon possible, non pas d'oublier la terreur, les violences, les guerres, les extrêmes, mais de les contrer grâce à cette Sagesse.

Il semblerait bien que Werner Lambersy ne vive que par la poésie qui lui a donné naissance, son existence se créant par et avec le poème. Sans lui, il ne serait rien qu'un homme ordinaire vivant dans la communauté des choses mais c'est aussi cet homme ordinaire que revendique Werner Lambersy, cet homme de tous les jours qui communique, parle, mange, boit, aime.

Nous ne pourrions conclure sans évoquer ses nombreux poèmes dédiés à l'amour, à la femme, à la sensualité, à la force vitale que le sentiment amoureux accorde à l'individu, à l'inspiration qui en résulte que ce soit dans l'accord profond ou le manque ou l'absence. L'amour comme nécessité absolue, l'amour comme passeport pour l'existence.

Il se pourrait pourtant qu'un basculement ait eu lieu en regard de la lumière et de la relation d'amour au sens large de ces deux termes dans une suite intitulée « Ecce Homo » qu'on peut trouver dans le recueil intitulé Carnets respiratoires publié chez Cadex récemment. Ecce homo, « voici l'homme » qui va mourir, voici l'homme qui va racheter tous nos péchés, voici l'homme (et la femme) que nous sommes ou que nous deviendrons. Dans cette suite, la mort y est traitée comme elle se doit, violemment, et vécue dans l'écriture, par l'écriture, avec un érotisme qui peut surprendre pour un tel sujet. Ces poèmes sont denses et douloureux ; le poète, comme toujours, intervient au plus aigu de son ressenti et le choix des mots montre ici encore une subjectivité de nature profonde.

Conclusion

Ce que nous offre ce poète, plus particulièrement, c'est sa formidable curiosité dans le champ créatif, qu'il soit de la nature, des éléments, des choses, de l'amour, de la relation entre les êtres, c'est cette ouverture vers l'humanité et l'ailleurs. Il nous guide par son approche poétique, philosophico-spirituelle vers d'autres civilisations, plus précisément avec ce livre important qu'est Maîtres et Maisons de thé mais aussi d'une façon récurrente tout au long de l'œuvre écrite jusqu'à aujourd'hui. Werner Lambersy est porté par une totalité et ne se contente pas de récolter les fleurs de son jardin qui pourtant est très fécond. Cette totalité est l'un des traits essentiels de tout poète nommé et il est vital de la trouver dans toute poésie architecturée.

C'est grâce à ces approches multiples que le bol, peut se transformer en Temple comme image du monde, dans lequel la règle sera du Silence et nous conduira au Poème : ces trois points d'équilibre qui nous suffisent dans l'instant présent pour construire et partager dans l'amour et la fraternité.

 

Titres références pour cette étude

D'un bol comme image du monde

Poèmes d'un pays simple (Bruxelles : la Renaissance du livre, 2002)

L'Arche et la cloche (Bruxelles : les Eperonniers, 1988). Maîtres et maisons de thé (Bruxelles : Le Cormier, 1980)

Conversation avec l'arbre

Komboloï (Chaillé-sous-les-Ormeaux : le Dé bleu, 1986)

Journal d'un athée provisoire (Echtenrnach, Luxembourg : Phi, 1996)

L'horloge de Linné (Echtenrnach, Luxembourg : Phi ; Trois-Rivières, Canada, les Ecrits des Forges, 1999)

Chroniques d'un promeneur assis (Saussines : Cadex éditeur, 1997)

Entrée en matière (Montpellier : Cadex éditeur, 1990)

L'arbre à paroles, no 41, 1994

Sapriphage, no 34, 1998

Échangerai nuits blanches contre soleil même timide (Coaraze : l'Amourier, 2004)

Carnets respiratoires (Saussines : Cadex éditeur, 2004)

 

 

Monique W. Labidoire

 

 

(*)

 

Nous reproduisons ici, avec l’accord de l’auteure, un article où Monique W. Labidoire analyse en profondeur l’univers poétique de Werner Lambresy. Ce texte, paru dans la revue canadienne de York University Litté-Réalité (vol. 17, n° 2/2005 – revue entre temps arrêtée), bien que n’étant pas à jour de l’œuvre du poète depuis cette date, garde, nous semble-t-il, entière et actuelle sa pertinence de compréhension et d’interprétation.

 

Werner Lambersy (1941-2021), qui nous a quittés en octobre, était un poète ouvert à tout. Le dit lui-même, dans une interview mémorable donnée à Václav Richter en 2011 (lire sur le site de la radio ici), où il fait avant tout état des raisons personnelles qui l’ont poussé à écrire en français (lui, le belge de langue maternelle néerlandaise, d’une mère juive et d’un père flamand ex-nazi…). Il est réconfortant de le lire et de retenir au moins deux des principes qui l’ont guidé et dont est fait son crédo : la beauté, et la poésie. Qu’il nous soit permis de le citer, comme pour recevoir une part d’héritage de son testament spirituel :

« La beauté n’a pas de visage défini. Il n’y a pas de règle. Il y a une beauté antique, grecque dont on se fait une idée, une beauté moyenâgeuse, dont on se fait une idée, mais ça se fait après. Il n’y a pas une image toute faite, absolue de la beauté. La beauté, c’est notre regard que nous jetons vers elle, le besoin que nous en ressentons, la nécessité que nous avons, le manque qui nous habite. Et ce manque nous habitera toujours. Ce qui fait fonctionner le monde, c’est le désir. Or le désir par définition, c’est inachevable. C’est l’insatisfaction pour toujours. Cette insatisfaction est le moteur de la vie et le moteur de la poésie. Je suis donc perpétuellement un homme en colère, perpétuellement un homme passionné, et perpétuellement un homme amoureux. »

« On dit tout le temps que la poésie disparaît, qu’il n’y a pas de public. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai du tout. Il n’y a plus de public ici, en France par exemple, mais il y en a beaucoup ailleurs. Et puis ça s’inverse, ça change. Donc le besoin est permanent, je n’ai aucune inquiétude. J’allais presque dire : Quand ça va mal dans le monde, ça va très bien pour la poésie. Pourquoi ? Parce que les gens ont besoin des fondamentaux. Ils veulent savoir : Qu’est ce je fous sur cette terre ? Pourquoi je suis là. Pourquoi je souffre ? Pourquoi je ne souffre pas ? etc. Les grandes questions arrivent, la poésie ne répond pas, mais quand même elle aide. Elle aide terriblement à survivre. Les gens qui rentraient dans les fours crématoires récitaient des poèmes, les gens qui étaient dans les stalags écrivaient des opéras, des poèmes, des oratorios. Ça aide à vivre. »

Voir aussi : une notice remarquable de concision et de richesse, sous la plume de Paul Farellier, sur le site de la revue Les hommes sans épaules ; un bel hommage avec une bibliographie sélective, sur le site Le carnet et les instants (blog des lettres belges francophones) ; une bibliographie quasi-complète sur Wikipedia .

Dernier recueil : Mémento du Chant des archers de Shu, Maelström, mai 2021 64 p., 16 €). Ce « nouvel opus s’enracine ici dans la tradition chinoise en reprenant le titre et le thème d’une mélopée de la fin de la Dynastie chinoise Yin, le Chant des archers de Shu », écrit Rony Demaeseneer dans sa note de lecture sur le même site (voir la petite présentation dans nos Annonces).

Enfin, des poèmes de lui à lire en ligne sur les sites : poèmes.co ; wikipoemes.com ; le blog de Claude Ber ; le site pierresel de Pierre Kobel (d’où est reproduite, ci-dessus, la photo du poète).

 

(D.S.)

 

 

Une vie, un poète

Werner Lambersy vu par Monique W. Labidoire

Francopolis novembre-décembre 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002