Petits tours de champ 

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que se donne la Francophonie

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Archives : Contes et chansons 

 

Novembre-Décembre 2020

 

En guise de fables pour notre temps…

Trois poèmes inédits de Nina Zivancevic

 

 

Le jaune et le blanc

(pour R. Hirschl)

 

1

Organiquement inséparables

Toujours collés l’un contre l’autre

Dans un agrégat liquide ou dur jusqu’au moment

Où les gens ajoutent le sucre, où la main de la cuisinière avisée

Verse l’un des deux dans le bol, les sépare cruellement

Et les bat jusqu’à la mousse

Et l’autre des deux elle le jette dans une poudre,

Disons la farine.

 

2

Le jaune et le blanc sont

Trop fuyants

Pour s’intégrer dans un autre agglomérat,

Indépendants. Ils ne se coagulent pas bien

Avec les autres substances

Quand le jaune reste isolé dans l’air et seul

Il commence à puer.

Et son bien – aimé le blanc,

Il tournoie dans le liquide brillant et dégoutant

Et ensuite il s’évapore nulle part.

 

On a vu

Plusieurs tentatives plus ou moins réussies

Pour séparer le blanc du jaune

Mais ils se sont toujours retrouvés ensemble dans la poêle

D’une façon obstinée

Dans la même omelette, battus,

frappés et rendus fragiles depuis toutes ces années

 

4

Chaque fois que le jaune voyait le blanc, il

S’exclamait : Mon petit blanc,

Tu rodes encore tout seul en ce monde

Et tu ne vois pas tous les esprits

malfaisants qui se promènent dans l’univers

et qui vont te dévorer à l’instant où ils diront OMELETTE

Le jaune a ri puis il a pleuré

Et il s’écroula pathétiquement dans le blanc

Qui l’enlaça entièrement

Et qui le couvrit avec son plasma translucide

Et il lui dit : « Ça suffit maintenant, quand ca suffit ca suffit,

Ce n’est pas bien d’errer dans le monde en étant battus et écrasés

Comme Milos et Vida Crnjanski

 

5

Le jaune et le blanc ont décidé

D’embellir et de faire grossir leurs deux destins

Ils réunissent en un seul destin leurs deux destins

Ils se chauffant

Et se gonflent dans l’unique destin d’un soufflé

Qui atterrit dans une casserole.

 

6

Le jaune et le blanc se retrouvent ensuite

Sur une assiette psychédélique, dans le festival

De mauvaise réputation ILE FLOTTANTE, contre

Leur vielle connaissance concombre

Et une très jeune mais déjà pourrie tomate

« Arrête de te faire mousser » dit le jaune

« Tu ne vois pas que tu craches sur Concombre »

« Et toi, tu coules et tu salies tout le monde autour de toi,

Tu as craché sur Tomate «   riposte le blanc en colère.

Le jaune et le blanc après leur féroce dispute

Se sont fait expulser de l’assiette psychédélique

Et ils sont tombés à la merci de la coquille de l’œuf

Qui les a écrasés et anéantis

Le jaune commence à pleurer

« Je ne veux finir dans un gâteau »

Mais le blanc l’encourage

« Tu ne vas pas disparaitre mon petit jaune

 Nous sommes liés pour une éternité qui a pour nom ILE FLOTTANTE

Ou pour la teinte d’une fresque

Ou pour un œuf de Pâques, celui en bois que

Tous gardent pour des décennies…

 

7

Les dernières nouvelles dans les journaux locaux

Assurent que le jaune et le blanc ont cessé d’être des stars médiatiques

Ils sont désormais esprit primordial de la contemplation sur ILE FLOTTANTE

Où chacun les appelle simplement œuf.

Car leur état UR primordial ne connait aucune autre appellation.

Personne ne peut les gober, les manger ou les recracher pour le petit déj

Leurs empreintes ont été caramélisées et saupoudrées

Pendant que les autorités affirment qu’ils sont tous les deux très heureux ensembles

Ce que chacun peut constater dès le premier regard.

La peau du blanc est pure et lisse et translucide comme le Crystal

Et il sourit au jaune et à sa primordiale et invisible substance philosophique

Qui brille et qui sent très bon pour le plaisir du patron du restaurant

« La Comète Lila » et de ses clients.


 

 

Le courrier pour l’éternité

 

Reste en bonne santé

Et sois heureux

Ne te sacrifie pas pour les autres

Ne gobe pas l’idéologie

Respire les phrases fraiches

Détends- toi

Change ton linge

Vide ton cerveau

Tourne autour de toi même de temps en temps

Aime ce monde

Ne sois pas présomptueux et de nouveau

Retourne-toi de temps en temps en arrière

Oublie la forme

Centre-toi sur le fond

Et sois ton contenu.

Aime tes parents

Ne rejette pas tes opposants ni la différence

Fais quelques enfants.

Danse jusqu’à l’évanouissement

Nage toujours contre le courant.

Oublie l’art

Essaye d’aimer le quotidien

Porte des chaussures souples

Reste gentil et tendre

Oublie le remords

Tu es heureux.

Tu seras à jamais immortel.

 


 

Kafka

 

Et je voudrais juste ajouter quelques mots

Le manuscrit « le Procès » de Kafka

A été vendu pour deux millions de dollars en 1988

Celui que Max aurait dû brûler et transformer en cendre…

Mais il l’a sauvé.

Et nul ne sait à quel point Kafka a souffert en méprisant

Ses humiliations bureaucratiques

Et jusqu’à quel point il a détesté ces folles multiplications administratives

Ces péripéties nous n’en avons trouvé aucune trace ni dans le Procès ni dans ses autres livres

Quand je parle de la Souffrance, je pense à mon Procès

En ma qualité d’accusée pour un acte que je n’ai pas commis

Et quand l’état me tabasse et me viole

Je n’ai pas à mes côtés Max Brod pour brûler mes poèmes.

Nous vivons dans des temps différents- sans brûlure, sans passion, sans censure, sans flamme

Et tout ce que nous avons eu à dire, et tout ce nous aurions pu devenir

Tout a sombré dans l’oubli

Des lecteurs, du Peuple, et de l’État…

Il n’est pas nécessaire que j’importune mes amis en leur suppliant de brûler mes lettres

Elles disparaitront miraculeusement toutes seules

Dans la douceur du soir qui réchauffe les frimas de mes souvenirs

Et qui fermeront les portes des bureaux infinis

des bureaux infinis   des bureaux infinis des bureaux infinis

                           des bureaux infinis des bureaux infinis 

                                   des bureaux infinis

                                                des bureaux infinis….

 

 

 

©Nina Zivancevic, poèmes inédits

Traduits par l'auteure et Pierre Merejkowsky

 


Nina Zivancevic est bien connue de nos lecteurs, depuis sa première présence au Salon de lecture de juin 2012 à son précédent groupage, accompagné d’une ample biobibliographie, à la rubrique D’une langue à l’autre de mai-juin 2019.

 

 

Nina Zivancevic

Francopolis novembre-décembre 2020

 

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Créé le 1 mars 2002

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