La Fine, de son vrai nom
Sérafine, feuilletait négligemment un vieux numéro
des ‘’ Veillées des Chaumières ‘’, que lui prêtait,
le dimanche, la bonne du curé. Après le repas, pendant
que le prêtre égrainait ses prières, allant et
venant dans son jardin cloîtré, les deux femmes
s’appropriaient la table de la cuisine. La Clémence sortait de
son placard un vieux flacon orné d’une étiquette de
cahier d’écolier, sur laquelle sa main malhabile avait
inscrit une date, et un titre « o de noi », et versait,
dans chaque tasse, une petite goutte de pousse café pendant que
priait le curé ! De goutte en goutte le flacon se vidait.
«Blaoubé !, grognait Clémence en patois,
l’était point bien plein celui-là!». Et, de verre
en verre, ses rouspétances devenaient moins sonores, plus
ronflées que parlées, et sa tête s’affaissait sur
son giron : la Clémence s’était assoupie.
Abandonnée à ses pensées, la Fine
réfléchissait à son avenir. Orpheline de son
état, elle avait été élevée par la
générosité du village et la vigilance du
curé : les uns prenaient soin de son corps grâce à
un morceau de pain noir, une tranche de lard et une couche dans
la paille de l’étable contre un esclavage de tous les
instants ; le curé, quant à lui, s’occupait de son
âme en la soustrayant à ses maîtres pour
l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du
catéchisme : elle communia vêtue d’une robe blanche
prêtée par les bonnes sœurs, et cela la fit rêver.
Elle n’avait pas à se plaindre car son sort était celui
des enfants des paysans de cette région rude et
pauvre.
Agée de vingt ans, elle ne voyait pas d’issue à cette
misère : qui la marierait sans terre ni argent ? Pourtant
elle avait la force de ses deux bras et une volonté sans faille,
et cela dans les fermes valait de l’or ! Il n’y avait pas de fils
à épouser, partis tous à la ville ou morts lors de
la grande guerre. Mais, il y avait bien le Louis à la veuve
Charreyre, qui vivait seul avec sa mère. Le fils travaillait
comme ouvrier à la construction du nouveau chemin de fer,
rapportait sa paie sans la boire, sa mère avait deux vaches,
deux chèvres, des poules et des lapins, un bout de potager qui
les nourrissait tous deux. La mère et le fils y
travaillaient chacun selon leur force. Il était bien vieux, avec
ses trente cinq ans, ce gars là, et la mère prête
à partir avec la vieillesse.
Le lendemain, Fine proposa de leur garder vaches et chèvres avec
le troupeau des maîtres, la vieille mère accepta
après accord des fermiers et du curé, et un peu d’argent
pour la pâture. Puis contre un litre de lait bourru, la Fine vint
traire les bêtes, soulageant ainsi la mère du travail le
plus rude.
Un soir de neige épaisse comme il en tombe souvent dans
ces contrées, le Louis rentra et ne trouva pas sa mère,
le feu de bois n’était plus que braises. Affolé il
chercha partout : de l’étable au grenier de la petite maison de
village : rien. Il prit sa lanterne et appela la Fine qui
préparait la soupe chez ses maîtres.
Rapidement la battue s’organisa, et on retrouva la vieille au fond du
fossé qui délimitait le potager. Elle avait dû
glisser sur les escaliers de pierres mal ajustées. On ne sut pas
vraiment pourquoi elle y était allée, ni combien de temps
elle était restée sans secours dans le froid cinglant,
car elle mourut au bout de quelques jours sans avoir repris
connaissance.
La Fine se dévoua d’une manière que le bon curé
cita en exemple lors de son prêche dominical. Sans elle, le Louis
n’aurait pu s’en sortir ! Après les funérailles, Fine
s’occupa des quelques papiers de la mère, le fils
héritait de la maisonnette, du jardin et du bétail, il ne
pouvait s’en occuper seul, on fit appel au curé, et après
le temps qu’il fallait pour respecter le deuil, les bans furent
publiés : la Fine devenait Madame Charreyre.
Dans le village on ricana, on ragota, puis tout passa.
Le couple était exemplaire : le Louis retrouvait sa vie comme du
temps de la vieille, la Fine faisait prospérer le foyer, on
ajouta autant de bétail que pouvait en contenir l’étroite
étable ; cependant la Fine, se sentant inoccupée,
continua donc à faire des lessives pour les vieux et les riches,
reprit ses après-dîners du dimanche avec la
Clémence qui ne la jalousait pas, tandis que Louis faisait sa
sieste, heureux et repu après des repas copieux auxquels sa
mère ne l’avait pas habitué. Fine rêvassait sur son
bonheur tout neuf et envisageait de s’agrandir encore. Un dimanche,
elle tomba sur un article à propos du viager, elle en rumina
longtemps l’idée, faisant parler les gens de rencontre, elle
acquit la conviction que c’était une affaire honnête ! Les
soirées, elle en parlait au Louis, qui, dépassé
mais épaté, ruminait lui aussi. On parla au curé
qui rumina à son tour pensant trouver là, l’occasion de
faire le bonheur de trois de ses bons paroissiens.
En effet, vivait à l’entrée du village une riche veuve,
mais très vieille et acariâtre, on l’appelait la
Notairesse, car son mari avait été l’ancien notaire du
village. Elle demeurait dans une belle maison à perron, haute de
deux étages, avec un grand jardin abandonné surplombant
la rivière. Riche et solitaire, elle se sentait malheureuse :
les meilleures des servantes que lui fournissait le curé
étaient chassées impitoyablement au terme d’une vague
semaine d’embauche. Les discussions et les accords se firent dans la
discrétion la plus absolue.
Un jour, les villageois virent une voiture noire venir chercher Madame
la Notairesse, le curé, la Fine et le Louis y prirent place
à leur tour. D’autres habitants virent la même voiture
déposer les mêmes passagers chez le notaire nouveau et en
ressortir une bonne heure plus tard. On s’interrogeait, mais le premier
du mois la Fine vint faire la bonne à la journée chez la
vieille bourgeoise. On commença à penser que la Fine
était bien finaude ! La vieille dame semblait sous le charme, le
curé aux anges, la Fine trimait comme à son habitude. Le
couple contre un dévouement de jour et de nuit avait acquis en
viager les biens de la notairesse. Ils prenaient en charge la
réfection des lieux, les soins d’une personne bien difficile
à vivre, on pariait qu’ils n’y arriveraient pas, c’était
trop de contraintes !
On ricana, on ragota et tout passa.
Selon les accords signés, le couple commença les
réparations de la grande maison. Madame décidait de tout,
renvoyait les ouvriers et les économies du couple fondaient,
Fine souffrait sans mot dire, mais pleurait la nuit toute honte
bue. Afin de transformer le premier étage, Madame fut
installée au rez-de- chaussée, dans une grande
pièce donnant sur le jardin par de vastes portes fenêtres.
Un soir, la Fine, venant à l’heure dite lui apporter son potage
léger, accompagné de fromages et de fruits de saison, ne
la trouva pas, la porte était entrebâillée.
Pensant que Madame était allée prendre le frais du soir,
Fine appela son mari, et tous deux sortirent dans le vieux jardin, nul
ne répondit à leurs appels. Le Village fut averti, on
commença les recherches .Le jardin en friche ne
révélait aucun indice, mais un homme plus perspicace
s’aperçut que le muret au-dessus de la rivière
s’était récemment éboulé : les eaux du
torrent devenues noires et hostiles grondaient dans l’air estival : on
courut le long de la rive avec des lanternes et quelqu’un
aperçut la tache livide d’un linge flottant à la surface.
Après l’enterrement, où la Fine fit scandale en portant
une robe de la défunte et surtout sa broche de jais,
Monsieur et Madame Charreyre devinrent propriétaires de la
grande maison et achevèrent les travaux avec l’argent
hérité de la Notairesse.
On ricana, on ragota puis tout passa.
La Fine, devenue Madame Sérafine, mit tout son soin dans la
maison, ça sentait bon l’encaustique. Un jour en rentrant du
chantier, Louis grimpa les escaliers jusqu’au premier étage, peu
habitué au raffinement du bois ciré, il glissa sur les
plus hautes marches et, sans pouvoir se raccrocher à la rampe,
il déboula la tête en arrière, et s’écrasa
sur le sol de pierre de l’entrée. Et l’on revit la Fine
parée des vêtements de deuil de feue la Notairesse et de
sa belle broche en jais.
On ricana, on ragota puis tout passa.
A vingt quatre ans, Madame veuve Louis Charreyre fut la grande
dame du village. Les gens prirent l’habitude de la voir en
bourgeoise, et on suggéra qu’elle allait peut-être
chercher un mari, veuf et riche lui aussi, à la grand’ ville par
l’intermédiaire du curé.
On ricana, on ragota, puis tout passa.
La Fine se remaria à un vrai notaire de Privas.
( Ce récit est une authentique fiction ;
si par hasard un lecteur trouve, dans la réalité, des
personnages ou des faits qui peuvent y ressembler : eh bien, - On
ricanera, ragotera et puis ….tout passera.)
***
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Lire le commentaire sur le Blog d'Orlando De Rudder :
"Eliette Vialle, un livre magistral...
Fini de lire! Tournée, la dernière page et je reste là un peu flou vague mais
heureux jusqu'au ventre... suave vertige...
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Nouvelle de Eliette Vialle
pour Francopolis mai 2010
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