Dans cet
ouvrage de belle qualité graphique, Paul Couëdel,
artiste-peintre et poète, parle d’une humanité tellement massifiée que
l’individu disparaît presque. Cela apparaît parfaitement dans les tableaux
qui animent le livre. Les personnages n’ont, souvent, plus de visage
individualisé, ils sont noyés dans la foule. Dans le choix des mots,
l’auteur utilise le On. Hors, dans la vie de tous les jours, le on pâtit d’une connotation
péjorative. Ce On traduit
l’anonymat et la perte de la personnalité, exprimés dans cet ouvrage.
Ainsi, le
recueil, qui commence par un tableau, offre ces premiers vers : On est apparu sans savoir d’où l’on
venait / On s’en ira sans savoir où l’on va / On ne fait que passer.
Plus loin, l’auteur exprime l’interrogation : Partout des gens / qui s’interrogent / qui se croisent se mélangent
s’agglutinent / Des gens qui regardent quoi ? / Et qui s’en vont
où ? Paul Couëdel utilise aussi d’autres
formes d’anonymisation, par le « Ceux » :
Ceux que l’on a chassés
ceux qui ne veulent pas rester
ceux qui ne peuvent pas rester.
Il évoque
aussi, dans ce texte, l’exode de sinistre mémoire. Sentiment renforcé par
le tableau placé en regard de ce court poème, p. 14, dont le graphisme fait
penser au film (dessin animé) La plus précieuse des marchandises,
diffusé en salle, en fin d’année 2024.

D’ailleurs,
à ce titre, je me permets de souligner l’importance des œuvres d’art dans
ce recueil. C’est un tableau qui ouvre l’œuvre et la clôt. Il y a un
tableau en face de chaque texte ; il renforce la lecture, et parfois,
c’est l’inverse.
Le vers Ceux que l’on a chassés exprime ces
sentiments lourds d’anonymat et de perte d’individualité. Il y a les ceux et le on, inconnu qui martyrise.
Plus loin : Foule
d’anonymes / qui cherchent l’ailleurs / parce qu’il ne pourra être pire /
même s’il n’est pas meilleur. Je ne peux pas résister au plaisir de
citer l’entièreté de la page 23 :
Comment
se retrouver se reconnaître
dans l’indistinct des foules
Peur de
l’agglutinement
de
l’accumulation
de
l’entassement
peur de l’instinct grégaire
de la
meute
de tout ce qui mène à l’émeute au slogan
au véhément à l’exacerbé
Mais
saisir les nuances
se désencarter se dégager …

Paul Couëdel met en lumière le sentiment d’enfermement, de
perte d’identité des vivants de ce monde. Et l’acte d’accusation porté par
lui, dont je vous propose l’intégralité pour la bonne perception du sens,
tombe à la page 25 :
Communication à tout va
messages précipités
pour le tas de followers
de friends inconnus
qui réagissent tout pareil
émoticônes pour tout vocabulaire
Vie dans le virtuel.
Et surprise,
le tableau placé en regard est le seul aux formes quasi géométriques,
illustrant le monde virtuel, peut-être l’illusion que représentent, aux
yeux de l’auteur, l’internet et le metaverse ?

C’est alors
la transition vers l’espoir : Présence
/ prendre son temps / conversation / ponctuée … / de sourires.
Ouf ! La pensée individuelle est toujours là, peut-être temporairement
sauvée : Quand bien même tout
sera dissout / rester vigilant et
veiller. Savoir préserver notre liberté. L’idée de la mort aussi est
là, même dans l’anonymat du On, dans ce poème :
De toute façon on partira
on n’aura rien
ce serait aussi bien
les linceuls n’ont pas de poches.

Sensation
renforcée par ces mots : À ce
qu’on dit / on aura rendu l’âme.
Et le texte
se ferme par ce vers traduisant une certaine résignation : à quoi bon jouer les sages. Puis un
tableau clôt le livre, comme le ferait une couverture.

Voilà un
recueil qui, d’une part, pose plein de questions sur le sens de notre vie
et, d’autre part, nous exhorte à préserver notre personnalité et nos
libertés pour ne pas sombrer dans un anonymat destructeur, dont rêvent
peut-être certains autocrates. Propos plutôt salutaires de Paul Couëdel face à la réalité du monde d’aujourd’hui.
©Patrice Perron
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