Artiste de premier plan
de l’âge d’or de la peinture espagnole, Diego Velázquez a créé un nombre
impressionnant d’œuvres dans une manière personnelle, complétement
nouvelle, suscitée par sa passion pour la variété et l’expressivité des
visages humains. Abordant des stratégies de composition complexes,
Velázquez a créé de véritables métaphores picturales dont le déchiffrement
a suscité un intérêt constant au fil du temps.
L’une de ses plus
grandes toiles, Las Meninas, réalisée en
1656, est une parfaite démonstration de génie, d’intelligence et de
maîtrise technique. « C’est la vie elle-même ! » fut
l’expression d’Antonio Palomino devant ce tableau. Ce biographe de
Velázquez du XVIIIe siècle a réussi, grâce à un travail assidu de
documentation, à nommer tous les personnages du tableau, et a affirmé que
le miroir en arrière-plan, avec le reflet du roi et de la reine, était la
manière ingénieuse de l’artiste de révéler ce qui se trouve sur la grande
toile sur laquelle il travaille. En écoutant des récits, des souvenirs de
certains témoins de l’époque où le tableau a été peint, Palomino a eu la
chance de pouvoir découvrir et signaler des détails importants sur Las Meninas.
Dans la salle faiblement
éclairée du palais de l’Alcazar à Madrid, onze personnages, dont Leurs
Majestés le roi Philippe VI et la reine Marie-Anne d’Autriche, et un chien,
« nous regardent ».
Nous sommes dans un
après-midi de l’année 1656, au moment de la fin d’une séance de pose.
L’impression, excusable aujourd’hui au XXIe siècle, est que nous voyons non
seulement un grand tableau, mais une image ressemblant à un stop cadre de
film. Le peintre de la cour, debout à côté du chevalet, ignorant les
personnages à proximité, regarde le couple royal prêt à partir, s’arrête
une seconde devant la grande toile récemment commencée. Le « moment »
auquel nous assistons s’étend sur une toile de 3,18 m de haut et 2,76 m de
large.
Mais ne laissons pas la
sensation hâtive d’une séquence de ciné-vérité influencer notre perception,
car dans la salle numéro 12 du premier étage du musée du Prado, le tableau Las
Meninas semble nous accueillir comme une
immense porte ouverte. Une porte sur le seuil de laquelle nous nous
arrêtons sans nous douter que nous nous y attarderons assez longtemps.
L’immense tableau-porte qui donne vers l’atelier de peinture de la cour
royale nous laisse, nous les spectateurs, sentir que nous sommes à notre
tour regardés.
Au centre du premier
plan de l’image, à gauche du peintre Velázquez, nous voyons l’infante Margareta Theresa, âgée de cinq ans, fille du roi
Philippe IV d’Espagne et de Marie-Anne d’Autriche, flanquée d’une paire de
« Las Meninas », les
« dames d’honneur » : Dona Isabel de Velázco,
qui vient de s’incliner devant la princesse, et Dona Maria Augustina Sarmiento de Sotomayor, qui, agenouillée
devant l’infante, lui offre le petit pot en céramique appelé « bucaro ».
Sur le côté droit du
tableau, un grand chien presque assoupi supporte sans aucune réaction le
toucher ludique du jeune nain Nicolas Pertusato. À côté de lui se trouve
Maria Barbola, une naine plus âgée. Et elle
semble nous regarder, nous, qui nous tenons devant la toile, en renforçant
le sentiment que ceux qui sont dans le tableau observent chacun de nos
mouvements aussi attentivement que nous les regardons, eux.
Derrière les deux nains,
la compagne de l’infante, Dona Marcela de Ulloa, en vêtements de deuil, murmure quelque chose au
fonctionnaire de la cour Diego Ruiz de Ascona, dont les pensées semblent
flotter pendant qu’elle lui parle.
Par une porte ouverte
quelque part dans un plan éloigné, Don José Nieto Velázquez, le chambellan
de la reine, semble quitter l’atelier, non sans s’arrêter un instant pour
regarder en arrière, apparemment impatient, nous suggérant, par une
inclinaison de la tête, de le suivre vers l’inconnu, vers « l’au-delà ».
Sur le mur à gauche de
cette porte, un miroir, dans lequel la lumière bat trop fort, reflète
discrètement les visages du roi et de la reine, dont la localisation
physique dans la scénographie de l’œuvre n’est pas du tout précisée. Ils
sont et ne sont pas là. Ces deux aspects de l’œuvre – la porte ouverte par
laquelle le chambellan part pour une place en dehors de la toile, et la
vague lueur des visages royaux dans la vitre fantomatique du miroir – ont
réchauffé les esprits de nombreux observateurs, au point de soupçonner que
la scène dans l’atelier serait un jeu lancé par Velázquez, un jeu bien plus
subtil que ce que l’on puisse voir.
L’énigme du reflet du
couple royal nous assure que nous ne sommes pas des spectateurs passifs.
Nous explorons, cherchant à comprendre où ils se trouvent. Le miroir les
positionne-t-il là où nous nous trouvons, à l’extérieur, d’où nous
regardons à l’intérieur ? Ou le miroir révèle-t-il ce qui est déjà
peint sur cette grande toile dont nous ne voyons que le dos ? Ne nous
montre-t-on pas plutôt un reflet imaginaire ? Nous ne savons pas ce qu’il y
a sur la surface de la toile posée sur le chevalet. Tout ce qu’on nous
propose, c’est un miroir légèrement flou représentant deux personnages dont
on ne sait pas s’ils sont là, dans l’atelier, ou non.
Après la mort de
Velázquez, le roi Philippe IV a ordonné qu’il soit ajouté au tableau,
peinte sur la poitrine du peintre, la croix de Santiago, indiquant le rang
de chevalier conféré à l’artiste.
Velázquez ne reçut ce
titre honorifique qu’en 1659, et Las Meninas
fit peut-être partie d’un de ses projets visant à démontrer sa noblesse,
condition préalable à l’investiture du titre de chevalier.
« Velázquez est
le peintre des soirs, de l'étendue et du silence. Même quand il peint en
plein jour, même quand il peint dans une pièce close, même quand la guerre
ou la chasse hurlent autour de lui. Comme ils ne sortaient guère aux heures
de la journée où l'air est brûlant, où le soleil éteint tout, les peintres
espagnols communiaient avec les soirées. L'éducation de leur œil se faisait
au crépuscule, et c'est là que la signification de l'Espagne colorée prend
sa valeur. » (Élie Faure, Histoire
de l’art. [II] L’art moderne. Nouvelle édition revue et augmentée. Les
éditions G. Crès et Cie, Paris, 1921, p. 120).
©
Sabina Ivaşcu
|
(*)
Notre rubrique Créaphonie est dédiée au dialogue des arts. En plus
des textes poétiques inspirés par les arts plastiqués, musicales ou autres,
nous pensons qu’elle a aussi vocation à accueillir des essais et réflexions
sur l’art et les artistes. C’est ainsi que nous saluons, avec ce premier
numéro de l’année, la contribution d’une artiste écrivaine à la plume
inspirée, qui interpelle notre statut de récepteurs d’art en nous rendant
palpable la paradoxale situation où l’artiste nous met, nous, spectateurs,
à côté – ou à la place – de ses modèles…
(D.S.)
Sabina Ivașcu – graphiste,
peintre, publiciste – est née le 25 octobre 1949 à Cluj (Roumanie). Elle
est membre de l’Union des Artistes Plasticiens de Roumanie, elle a été professeur
associé à l’Université des Arts de Bucarest. Depuis 1969, elle a participé
avec des œuvres de graphisme, d’art décoratif, de peinture, à de nombreuses
expositions dans le pays et à l’étranger. Elle a publié dans les magazines Amfiteatru, Ramuri,
Luceafărul, Asymmetria,
Agora on line, etc. Dans l’année de la pandémie (2021) elle a publié en
deux volumes la fiction écrite en régionalismes et néologismes Chronique de Salcâmu' Mic.
|