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ARCHIVES : CRÉAPHONIE

 

Janvier-février 2023

 

 

 

Sabina Ivaşcu :

 

Quand ceux qui regardent sont regardés

 

(Diego Velázquez, Las Meninas, 1656).

 

Essai

 

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Diego Velásquez, Las Meninas, 1656 (Museo del PradoMadrid: reproduit d’après Wikipedia)

 

(*)

 

 

Artiste de premier plan de l’âge d’or de la peinture espagnole, Diego Velázquez a créé un nombre impressionnant d’œuvres dans une manière personnelle, complétement nouvelle, suscitée par sa passion pour la variété et l’expressivité des visages humains. Abordant des stratégies de composition complexes, Velázquez a créé de véritables métaphores picturales dont le déchiffrement a suscité un intérêt constant au fil du temps.

L’une de ses plus grandes toiles, Las Meninas, réalisée en 1656, est une parfaite démonstration de génie, d’intelligence et de maîtrise technique. « C’est la vie elle-même ! » fut l’expression d’Antonio Palomino devant ce tableau. Ce biographe de Velázquez du XVIIIe siècle a réussi, grâce à un travail assidu de documentation, à nommer tous les personnages du tableau, et a affirmé que le miroir en arrière-plan, avec le reflet du roi et de la reine, était la manière ingénieuse de l’artiste de révéler ce qui se trouve sur la grande toile sur laquelle il travaille. En écoutant des récits, des souvenirs de certains témoins de l’époque où le tableau a été peint, Palomino a eu la chance de pouvoir découvrir et signaler des détails importants sur Las Meninas.

Dans la salle faiblement éclairée du palais de l’Alcazar à Madrid, onze personnages, dont Leurs Majestés le roi Philippe VI et la reine Marie-Anne d’Autriche, et un chien, « nous regardent ».

Nous sommes dans un après-midi de l’année 1656, au moment de la fin d’une séance de pose. L’impression, excusable aujourd’hui au XXIe siècle, est que nous voyons non seulement un grand tableau, mais une image ressemblant à un stop cadre de film. Le peintre de la cour, debout à côté du chevalet, ignorant les personnages à proximité, regarde le couple royal prêt à partir, s’arrête une seconde devant la grande toile récemment commencée. Le « moment » auquel nous assistons s’étend sur une toile de 3,18 m de haut et 2,76 m de large.

Mais ne laissons pas la sensation hâtive d’une séquence de ciné-vérité influencer notre perception, car dans la salle numéro 12 du premier étage du musée du Prado, le tableau Las Meninas semble nous accueillir comme une immense porte ouverte. Une porte sur le seuil de laquelle nous nous arrêtons sans nous douter que nous nous y attarderons assez longtemps. L’immense tableau-porte qui donne vers l’atelier de peinture de la cour royale nous laisse, nous les spectateurs, sentir que nous sommes à notre tour regardés.

Au centre du premier plan de l’image, à gauche du peintre Velázquez, nous voyons l’infante Margareta Theresa, âgée de cinq ans, fille du roi Philippe IV d’Espagne et de Marie-Anne d’Autriche, flanquée d’une paire de « Las Meninas », les « dames d’honneur » : Dona Isabel de Velázco, qui vient de s’incliner devant la princesse, et Dona Maria Augustina Sarmiento de Sotomayor, qui, agenouillée devant l’infante, lui offre le petit pot en céramique appelé « bucaro ».

Sur le côté droit du tableau, un grand chien presque assoupi supporte sans aucune réaction le toucher ludique du jeune nain Nicolas Pertusato. À côté de lui se trouve Maria Barbola, une naine plus âgée. Et elle semble nous regarder, nous, qui nous tenons devant la toile, en renforçant le sentiment que ceux qui sont dans le tableau observent chacun de nos mouvements aussi attentivement que nous les regardons, eux.

Derrière les deux nains, la compagne de l’infante, Dona Marcela de Ulloa, en vêtements de deuil, murmure quelque chose au fonctionnaire de la cour Diego Ruiz de Ascona, dont les pensées semblent flotter pendant qu’elle lui parle.

Par une porte ouverte quelque part dans un plan éloigné, Don José Nieto Velázquez, le chambellan de la reine, semble quitter l’atelier, non sans s’arrêter un instant pour regarder en arrière, apparemment impatient, nous suggérant, par une inclinaison de la tête, de le suivre vers l’inconnu, vers « l’au-delà ».

Sur le mur à gauche de cette porte, un miroir, dans lequel la lumière bat trop fort, reflète discrètement les visages du roi et de la reine, dont la localisation physique dans la scénographie de l’œuvre n’est pas du tout précisée. Ils sont et ne sont pas là. Ces deux aspects de l’œuvre – la porte ouverte par laquelle le chambellan part pour une place en dehors de la toile, et la vague lueur des visages royaux dans la vitre fantomatique du miroir – ont réchauffé les esprits de nombreux observateurs, au point de soupçonner que la scène dans l’atelier serait un jeu lancé par Velázquez, un jeu bien plus subtil que ce que l’on puisse voir.

L’énigme du reflet du couple royal nous assure que nous ne sommes pas des spectateurs passifs. Nous explorons, cherchant à comprendre où ils se trouvent. Le miroir les positionne-t-il là où nous nous trouvons, à l’extérieur, d’où nous regardons à l’intérieur ? Ou le miroir révèle-t-il ce qui est déjà peint sur cette grande toile dont nous ne voyons que le dos ? Ne nous montre-t-on pas plutôt un reflet imaginaire ? Nous ne savons pas ce qu’il y a sur la surface de la toile posée sur le chevalet. Tout ce qu’on nous propose, c’est un miroir légèrement flou représentant deux personnages dont on ne sait pas s’ils sont là, dans l’atelier, ou non.

Après la mort de Velázquez, le roi Philippe IV a ordonné qu’il soit ajouté au tableau, peinte sur la poitrine du peintre, la croix de Santiago, indiquant le rang de chevalier conféré à l’artiste.

Velázquez ne reçut ce titre honorifique qu’en 1659, et Las Meninas fit peut-être partie d’un de ses projets visant à démontrer sa noblesse, condition préalable à l’investiture du titre de chevalier.

« Velázquez est le peintre des soirs, de l'étendue et du silence. Même quand il peint en plein jour, même quand il peint dans une pièce close, même quand la guerre ou la chasse hurlent autour de lui. Comme ils ne sortaient guère aux heures de la journée où l'air est brûlant, où le soleil éteint tout, les peintres espagnols communiaient avec les soirées. L'éducation de leur œil se faisait au crépuscule, et c'est là que la signification de l'Espagne colorée prend sa valeur. » (Élie Faure, Histoire de l’art. [II] L’art moderne. Nouvelle édition revue et augmentée. Les éditions G. Crès et Cie, Paris, 1921, p. 120).

 

© Sabina Ivaşcu

 

 

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Notre rubrique Créaphonie est dédiée au dialogue des arts. En plus des textes poétiques inspirés par les arts plastiqués, musicales ou autres, nous pensons qu’elle a aussi vocation à accueillir des essais et réflexions sur l’art et les artistes. C’est ainsi que nous saluons, avec ce premier numéro de l’année, la contribution d’une artiste écrivaine à la plume inspirée, qui interpelle notre statut de récepteurs d’art en nous rendant palpable la paradoxale situation où l’artiste nous met, nous, spectateurs, à côté – ou à la place – de ses modèles…  (D.S.)

 

Sabina Ivașcu – graphiste, peintre, publiciste – est née le 25 octobre 1949 à Cluj (Roumanie). Elle est membre de l’Union des Artistes Plasticiens de Roumanie, elle a été professeur associé à l’Université des Arts de Bucarest. Depuis 1969, elle a participé avec des œuvres de graphisme, d’art décoratif, de peinture, à de nombreuses expositions dans le pays et à l’étranger. Elle a publié dans les magazines Amfiteatru, Ramuri, Luceafărul, Asymmetria, Agora on line, etc. Dans l’année de la pandémie (2021) elle a publié en deux volumes la fiction écrite en régionalismes et néologismes Chronique de Salcâmu' Mic.

 

 

 

 

Créaphonie : Sabina Ivaşcu.  

Francopolis, janvier-février 2023

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Créé le 1 mars 2002