L’entrée aujourd’hui dans le Grand Palais
Éphémère instaure le silence qui saisit celui qui pénètre dans une nef
gothique. Il n’est pas question cependant d’y chercher l’envolée minérale
des voûtes, ni la lumière filtrée du vitrail. La forme en croix du bâtiment
de Villmotte, la charpente des arches en bois, la
transparence des baies vitrées pourraient laisser croire à une imitation,
destinée à susciter chez le visiteur le sens du sacré. Il se pourrait que
l’exposition Anselm Kiefer se propose justement de percevoir dans cet
espace-là, à ce moment-là du temps qui est nôtre, dans notre société de
bruit et de fureur, le souffle raréfié du saisissement. De fait, j’entre aujourd’hui dans le hall
assombri d’une exposition qui, sans rapport avec les dimensions d’un
bâtiment, davantage destiné à ce qu’il est convenu d’appeler des
évènementiels et particulièrement aux futurs jeux olympiques, me fait
franchir le seuil d’une cathédrale.
J’avance dans la cathédrale tragique
d’Anselm Kiefer. Je foule lentement le sol de béton granuleux. L’ombre
étanche les contours et les bruits. L’éclairage délimite l’espace des
tableaux, des sculptures, des installations. J’entrevois quelques
silhouettes en arrêt devant les toiles monumentales. Installées sur des
praticables, elles paraissent comme suspendues aux cintres d’une immense
cage de scène. Nous sommes là, debout. La présence de chacun fait vibrer
l’alentour. La circulation des visiteurs, le dépliement
d’un document, de rares chuchotements troublent à peine le silence. Nous
partageons, proches ou en retrait, l’instant qui nous confronte, sans
protection aucune, à la violence de la mémoire du siècle où nous sommes
nés. Quel que soit l’âge du visiteur, il devient le témoin de l’Histoire
qui fonde la geste d’Anselm Kiefer.

Le travail d’Anselm Kiefer s’inscrit dans
la dimension puissante de l’épopée à la condition de ne pas se tromper de
héros. S’il appartient, par sa vie même, aux ruines de l’Allemagne nazie
qu’il continue à fouiller dans un corps à corps permanent, il engage
quiconque s’approche de son œuvre. Ainsi est-on associé non seulement par
le regard, mais plus encore par notre manière « d’être là »,
debout, devant, dedans, chaque toile, chaque objet, chaque installation.
Cette exposition dédiée à Paul Celan dont il revendique le constant
compagnonnage, assume la fonction de témoignage sur laquelle bute l’œuvre
du poète. Anselm Kiefer interroge, fût-ce dans une forme de démesure, ce
vers : Personne ne témoigne pour
le témoin.
Et si au cœur du travail d’Anselm Kiefer
se révélait la force du témoignage poétique en cela que le peintre, le
plasticien, porte en lui la question de la langue et donc de la langue
allemande ? Paul Celan a transmué la formule radicale d’Adorno qui
affirme qu’on ne peut écrire de poésie après Auschwitz, en faisant évoluer sa poésie dans les profondeurs du silence
de l’Holocauste, paradoxalement révélé dans les mots. Il juxtapose les
noms, réitère le même mot, fabrique des mots composés, brise la syntaxe,
jusqu’à en épuiser par le rythme, notamment anaphorique, le sens ou plutôt
le non-sens. À ce titre, il lui est
fait reproche d’une poésie hermétique, voire incompréhensible. Le terme de contre-langue illustre davantage ce
combat que mène le poète avec sa langue maternelle pour tenter de nommer
l’innommable.
La calligraphie des poèmes sur le tableau
exige la même intensité que celle qui caractérise le geste pictural
d’Anselm Kiefer. C’est dans la matière des toiles, où s’agglomèrent les
strates de peinture, soulevées, scarifiées, les lamelles de métaux, les
cendres, le verre, la terre, les plantes séchées et les objets, que se
lisent les poèmes de Paul Celan. Anselm Kiefer évoque dans le journal qu’il
tient durant la préparation de cette exposition, le rôle fondamental de
l’écriture sur la toile. Il en souligne la portée, qui au-delà de la
dédicace au poète cherche à imprimer, au cœur de chaque tableau, la
puissance de la poésie.

Alors, si l’art est une façon de survivre, peinture et poésie sont
intrinsèquement associées pour tenter, dans la monumentalité de l’œuvre,
comme dans la fragilité des mots écrits, de laisser les traces pour une
archéologie de la mémoire. Ainsi, spectateurs, sommes-nous en mesure
d’entre-apercevoir, en nous et hors de nous, la métaphysique du Mal, d’en
pressentir les remuements dans notre société contemporaine. De croire,
envers et contre tout, à l’absolue nécessité de la poésie, fût-elle celle du Personne,
le Niemand, où de la négation du sujet, naît
le mot que rend tangible l’épaisseur d’une langue, celle du poète.
Sur plusieurs tableaux de cette
exposition, on retrouve un chemin de neige qui se prolonge vers un infini,
image archétypique du camp, figé dans l’hiver glacé de la mémoire.
Je retiendrai trois œuvres dans ce cheminement entre les 21 toiles,
les sculptures et les installations, les milliers d’objets, trouvés,
récupérés, exposés dans l’Arsenal, coulisses de l’atelier du peintre. Elles
représentent à mes yeux le double défi de l’œuvre de Paul Celan et d’Anselm
Kiefer : Sur le falaise-Pour Paul Celan, Imagine-toi les soldats des
marais, Pour Paul Celan-Le secret
des fougères.

Sur la Falaise dresse à
hauteur de tableau, une muraille infranchissable qui littéralement écrase le
spectateur. On regarde de loin. Puis on s’approche : des chaussures
sont collées à la paroi. Des êtres humains les ont portées. Mais nul ne
peut marcher sur un plan à la verticale. Au peintre et au poète incombe ce
franchissement.
Imagine-toi les soldats des marais restitue la forme humaine d’hommes insérés, absorbés,
dans la peinture. De leurs vêtements de métal s’échappent des brassées
d’herbes sèches. Métaphore des massacres et des charniers, le tableau
abolit les contours du passé pour inscrire le désastre au cœur de notre
époque dans la Nature et le Temps universel.
Pour Paul Celan- Le secret des fougères renvoie au
poème éponyme de Celan (Geheimnis des Farne), qui a durablement marqué l’œuvre de Kiefer.
L’inclusion des végétaux séchés dans la toile, la présence de la spirale
d’or, symbole de la géométrie sacrée, signent enfin la mission de l’artiste
et du poète : dans le silence effrayant de la disparition des témoins,
l’art est parole.
Une sorte de miroir est dressé entre le
tableau et le texte. À la sédimentation plastique qui fonde un récit
symbolique répond le dépouillement, la précision, la brutalité parfois du
texte de Celan. Deux œuvres ont été choisies pour l’exposition : Pavot et mémoire, (Mohn
und Gedächtnis) et Contrainte de lumière (Lichtzwang). C’est dans la parole, lisière de l’obscur (Sprache Finster-lisene), que le poème prend place dans
l’espace du tableau. Ainsi, nous spectateurs campés devant le tableau,
meurtris, fascinés, conscients de la disproportion de l’échelle de leur
verticalité et de leur profondeur, pouvons revenir au texte dans sa
psalmodie, pour laisser agir ce qui fait résonance. Un poème de Paul Celan.

KRISTALL
Nicht an meinen Lippen suche deinen Mund
nicht vorm Tor den Fremdling
nicht im Auge die Träne
Sieben Nächte höher wanden Rot zu rot,
sieben Herzen tiefer pocht die Hand ans Tor
sieben Rosen später rauscht der Brunnen
CRISTAL
Non pas à mes
lèvres ne cherche ta bouche,
non devant la porte l’étranger,
non pas dans l’œil une larme.
Sept nuits plus
haut le rouge erre vers le rouge
sept cœurs plus profonds la main frappe à la porte,
sept roses plus tard bruit la fontaine.
Paul Celan, Pavot
et mémoire, José Corti 1952
Traduction
John E. Jackson
©Mireille
Diaz-Florian
Janvier 2022

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