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ARCHIVES : CRÉAPHONIE

 

 

Janvier-février 2022

 

 

Anselm Kiefer : bâtisseur de cathédrales.

 

Par Mireille Diaz-Florian

 

(*)

 

L’entrée aujourd’hui dans le Grand Palais Éphémère instaure le silence qui saisit celui qui pénètre dans une nef gothique. Il n’est pas question cependant d’y chercher l’envolée minérale des voûtes, ni la lumière filtrée du vitrail. La forme en croix du bâtiment de Villmotte, la charpente des arches en bois, la transparence des baies vitrées pourraient laisser croire à une imitation, destinée à susciter chez le visiteur le sens du sacré. Il se pourrait que l’exposition Anselm Kiefer se propose justement de percevoir dans cet espace-là, à ce moment-là du temps qui est nôtre, dans notre société de bruit et de fureur, le souffle raréfié du saisissement.  De fait, j’entre aujourd’hui dans le hall assombri d’une exposition qui, sans rapport avec les dimensions d’un bâtiment, davantage destiné à ce qu’il est convenu d’appeler des évènementiels et particulièrement aux futurs jeux olympiques, me fait franchir le seuil d’une cathédrale.

 

J’avance dans la cathédrale tragique d’Anselm Kiefer. Je foule lentement le sol de béton granuleux. L’ombre étanche les contours et les bruits. L’éclairage délimite l’espace des tableaux, des sculptures, des installations. J’entrevois quelques silhouettes en arrêt devant les toiles monumentales. Installées sur des praticables, elles paraissent comme suspendues aux cintres d’une immense cage de scène. Nous sommes là, debout. La présence de chacun fait vibrer l’alentour. La circulation des visiteurs, le dépliement d’un document, de rares chuchotements troublent à peine le silence. Nous partageons, proches ou en retrait, l’instant qui nous confronte, sans protection aucune, à la violence de la mémoire du siècle où nous sommes nés. Quel que soit l’âge du visiteur, il devient le témoin de l’Histoire qui fonde la geste d’Anselm Kiefer. 

 

Une image contenant gens, groupe, foule, plusieurs

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Le travail d’Anselm Kiefer s’inscrit dans la dimension puissante de l’épopée à la condition de ne pas se tromper de héros. S’il appartient, par sa vie même, aux ruines de l’Allemagne nazie qu’il continue à fouiller dans un corps à corps permanent, il engage quiconque s’approche de son œuvre. Ainsi est-on associé non seulement par le regard, mais plus encore par notre manière « d’être là », debout, devant, dedans, chaque toile, chaque objet, chaque installation. Cette exposition dédiée à Paul Celan dont il revendique le constant compagnonnage, assume la fonction de témoignage sur laquelle bute l’œuvre du poète. Anselm Kiefer interroge, fût-ce dans une forme de démesure, ce vers : Personne ne témoigne pour le témoin.

 

Et si au cœur du travail d’Anselm Kiefer se révélait la force du témoignage poétique en cela que le peintre, le plasticien, porte en lui la question de la langue et donc de la langue allemande ? Paul Celan a transmué la formule radicale d’Adorno qui affirme qu’on ne peut écrire de poésie après Auschwitz, en faisant évoluer sa poésie dans les profondeurs du silence de l’Holocauste, paradoxalement révélé dans les mots. Il juxtapose les noms, réitère le même mot, fabrique des mots composés, brise la syntaxe, jusqu’à en épuiser par le rythme, notamment anaphorique, le sens ou plutôt le non-sens.  À ce titre, il lui est fait reproche d’une poésie hermétique, voire incompréhensible. Le terme de contre-langue illustre davantage ce combat que mène le poète avec sa langue maternelle pour tenter de nommer l’innommable.

 

La calligraphie des poèmes sur le tableau exige la même intensité que celle qui caractérise le geste pictural d’Anselm Kiefer. C’est dans la matière des toiles, où s’agglomèrent les strates de peinture, soulevées, scarifiées, les lamelles de métaux, les cendres, le verre, la terre, les plantes séchées et les objets, que se lisent les poèmes de Paul Celan. Anselm Kiefer évoque dans le journal qu’il tient durant la préparation de cette exposition, le rôle fondamental de l’écriture sur la toile. Il en souligne la portée, qui au-delà de la dédicace au poète cherche à imprimer, au cœur de chaque tableau, la puissance de la poésie.

 

 

 

 

Alors, si l’art est une façon de survivre, peinture et poésie sont intrinsèquement associées pour tenter, dans la monumentalité de l’œuvre, comme dans la fragilité des mots écrits, de laisser les traces pour une archéologie de la mémoire. Ainsi, spectateurs, sommes-nous en mesure d’entre-apercevoir, en nous et hors de nous, la métaphysique du Mal, d’en pressentir les remuements dans notre société contemporaine. De croire, envers et contre tout, à l’absolue nécessité de la poésie, fût-elle celle du Personne, le Niemand, où de la négation du sujet, naît le mot que rend tangible l’épaisseur d’une langue, celle du poète.     

 

 

Sur plusieurs tableaux de cette exposition, on retrouve un chemin de neige qui se prolonge vers un infini, image archétypique du camp, figé dans l’hiver glacé de la mémoire. Je retiendrai trois œuvres dans ce cheminement entre les 21 toiles, les sculptures et les installations, les milliers d’objets, trouvés, récupérés, exposés dans l’Arsenal, coulisses de l’atelier du peintre. Elles représentent à mes yeux le double défi de l’œuvre de Paul Celan et d’Anselm Kiefer : Sur le falaise-Pour Paul Celan, Imagine-toi les soldats des marais, Pour Paul Celan-Le secret des fougères.

 

 

Une image contenant pierre

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Sur la Falaise dresse à hauteur de tableau, une muraille infranchissable qui littéralement écrase le spectateur. On regarde de loin. Puis on s’approche : des chaussures sont collées à la paroi. Des êtres humains les ont portées. Mais nul ne peut marcher sur un plan à la verticale. Au peintre et au poète incombe ce franchissement.

 

 

Imagine-toi les soldats des marais restitue la forme humaine d’hommes insérés, absorbés, dans la peinture. De leurs vêtements de métal s’échappent des brassées d’herbes sèches. Métaphore des massacres et des charniers, le tableau abolit les contours du passé pour inscrire le désastre au cœur de notre époque dans la Nature et le Temps universel.

 

 

Pour Paul Celan- Le secret des fougères renvoie au poème éponyme de Celan (Geheimnis des Farne), qui a durablement marqué l’œuvre de Kiefer. L’inclusion des végétaux séchés dans la toile, la présence de la spirale d’or, symbole de la géométrie sacrée, signent enfin la mission de l’artiste et du poète : dans le silence effrayant de la disparition des témoins, l’art est parole. 

 

 

Une sorte de miroir est dressé entre le tableau et le texte. À la sédimentation plastique qui fonde un récit symbolique répond le dépouillement, la précision, la brutalité parfois du texte de Celan. Deux œuvres ont été choisies pour l’exposition : Pavot et mémoire, (Mohn und Gedächtnis) et Contrainte de lumière (Lichtzwang).  C’est dans la parole, lisière de l’obscur (Sprache Finster-lisene), que le poème prend place dans l’espace du tableau. Ainsi, nous spectateurs campés devant le tableau, meurtris, fascinés, conscients de la disproportion de l’échelle de leur verticalité et de leur profondeur, pouvons revenir au texte dans sa psalmodie, pour laisser agir ce qui fait résonance. Un poème de Paul Celan.

 

 

Une image contenant extérieur, arbre, bois

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KRISTALL                                          

 

Nicht an meinen Lippen suche deinen Mund

nicht vorm Tor den Fremdling

nicht im Auge die Träne

 

Sieben Nächte höher wanden Rot zu rot,

sieben Herzen tiefer pocht die Hand ans Tor

sieben Rosen später rauscht der Brunnen

 

CRISTAL

 

Non pas à mes lèvres ne cherche ta bouche,

non devant la porte l’étranger,

non pas dans l’œil une larme.

 

Sept nuits plus haut le rouge erre vers le rouge

sept cœurs plus profonds la main frappe à la porte,

sept roses plus tard bruit la fontaine.

 

Paul Celan, Pavot et mémoire, José Corti 1952

Traduction John E. Jackson

 

 

 

©Mireille Diaz-Florian

Janvier 2022

 

 

 

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(*)

Exposition Anselm Kiefer. Pour Paul Celan, du 16 décembre 2021 au 11 janvier 2022, Grand Palais Éphémère, Place Joffre, Paris 7e : https://www.grandpalais.fr/en/event/anselm-kiefer

 

 

 

Créaphonie : Anselm Kiefer 

Francopolis, janvier-février 2022

Présentation par Mireille Diaz-Florian

 

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Créé le 1 mars 2002