ÉCHO de Frank Nicolas
à la présentation de Christian Bobin
de décembre 2006: rencontrer l'ange par Sabine Chagnaud
Lettre ouverte à Christian BOBIN....
Monsieur Christian BOBIN,
…Et puis un jour il y eut vos mots, vos paroles de mots.
Des petits livres.
Dans le fracas de la vie quelques gouttes de transparence lumineuse ont ébloui
le chemin d’errance. La brise des mots à chassée les ombres,
le ciel c’est irisé d’espérance. Comme si de toute éternité
j’avais attendu cette voix.
Tenter de remercier n’est jamais chose facile – tiraillé entre le
trop et le pas assez – il faut rejoindre le juste de son cœur cette lande
mystérieuse. Comment éviter les compliments superlatifs qui
épuisent si vite la parole ?
J’ai ouvert peu à peu chaque petit livre avec la solennité
muette qui accompagne la main tremblante se rapprochant de l’autel pour y
déposer une mince bougie, cet éphémère éclat
fragile semé aux pieds des vierges des églises pour tirer la
prière jusqu’au ciel.
Dans l’espoir d’une manne.
Et à chaque fois le trésor du verbe a recouvert de rosée bienfaisante l’herbe folle de ma vie.
A chaque fois une aube calme. Des petits livres lus lentement, très
lentement pour ne pas effrayer les lettres pour ne pas les brusquer ni les
abîmer. Lentement comme on respire une fleur magique. Lentement comme
tous les actes graves de la vie.
Lentement.
A chaque fois il fallait préparer la place, la plus belle, la plus
grande, celle du vide, la grande chambre nuptiale de l’autre, celle que l’on
encombre à longueur d’existence par peur de se sentir trop nu ou trop
pauvre.
Et plus j’ai lu, plus vous exigiez cette seule et unique place.
Et je me suis élargit.
Il n’existe pas de sagesse transmissible. Il n’existe que le refrain des
oiseaux qui accompagne le voyage, il n’existe que l’air qui porte les chants,
il n’existe que la pluie qui lave le ciel.
Ecrire n’est rien, lire n’est rien… et pourtant que vaudrait la lumière du monde sans ces ombres d’absence silencieuses.
Ecrire n’est rien d’autre que faire un jardin d’amour, lire n’est rien d’autre
que s’y promener pour s’enivrer du parfum d’encre des mots.
Parfois au détour du livre une orchidée s’épanouie.
Elle ira embellir le temps des siècles et des constellations à
coté des suppliques des saintes là où les anges s’amusent.
L’homme qui écrit c’est le rire de l’ange. Un grain d’éternité
au cœur du silence. Une étoile, la plus petite parce que la plus lointaine,
qui lance sa lumière au hasard du néant.
Le miracle.
Un lecteur perdu au fond de sa souffrance, de son écrasement, arc-bouté
contre le temps qui pousse et l’épuise, un lecteur vagabondant dans
d’obscurs labyrinthes relève un jour la tête et aperçoit
votre étoile lointaine.
Alors le miracle, le vrai, c’est qu’une si fragile lumière cristalline
fasse un si grand éclair, c’est que le si lointain devienne si proche.
Car vous donnez sans compter le plus rare, le plus difficile, cette joie
issue de l’œuvre au noir de l’âme qui transmute le rouge des blessures
en coquelicots de bonté, de bienveillance. Entre les lignes on entend
votre désir de ne rien céder au désastre, de réduire
à la plus légère exhalaison l’intolérable de
la vie et qu’il faille du malheur l’user assez pour retrouver l’éclat
premier de l’âme, l’éclat d’amour. L’or des yeux avant la parole.
L’or du silence.
Au départ il fait nuit puis se lève un grand souffle de mots
qui ouvre le firmament. La nuit n’est pas moins effrayante mais elle semble
apprivoisée.
Elle chante.
Quelque chose s’est ordonné. À force d’user le temps d’attente
jusqu’à la limite de la fêlure vous fabriquez la mathématique
la plus subtile.
Drôle de mathématique.
Au départ il n’y a rien avec patience vous y rajoutez vos petits riens
et brusquement, rien plus rien égal l’infini.
Egal une fleur désarçonnée par un papillon virevoltant,
égal le regard tendre d’une femme amoureuse,
égal une enfance consolée.
Phrase après phrase le livre de cœur que vous semez au ciel retombe en pluie fine sur le noir de nos vies.
Je me suis rapproché de la flamme pour y réchauffer mes années
d’exils et y marmonner des morceaux de prières.
Alors j’ai su que vous étiez un arbre.
Un arbre.
Vos racines s’agrippent à une terre lourde de souvenirs ; la terre
épaisse et noire de la mémoire. Noire comme nos peurs. Car
c’est de là que tout vient. S’arracher des ténèbres.
Au départ notre sang est lourd et noir, comme cette terre. La vie
d’avant la vie.
De ce noir d’encre et de terre pousse et s’efforce la sève des mots.
Blanche. Flot du sang généreux assez puissant pour inonder
un tronc large, assez puissant pour dépasser les nœuds du bois, assez
puissant pour vouloir traverser les nuages.
Si l’on pose la main sur les écailles d’écorce on peut sentir
le cœur battre la mesure des passions, des attentes, des patiences.
Si l’on pose la joue sur l’écorce de votre tronc on peut sentir la
chaleur solaire des amours naissantes, la chaleur lunaire des mères
qui allaite leur enfant. Chacun de vos mots respire cette chaleur.
Chacun de vos mots a trouvé sa patine dans cette longue traversée
du bois, dans cette longue macération du temps, dans ce long dépouillement
de soi. De la terre.
Alléger son sang. Mourir assez longtemps pour atteindre les plus fines ramures.
Et chaque livre est la renaissance d’un printemps avec mille feuilles légères
offertes à l’aurore. Mille feuilles pour ombrer la lumière
acide du soleil. Mille feuilles, et sur chacune d’elle est écrit un
poème que la brise fait palpiter.
Je me suis assis à l’ombre des mots et j’ai pleuré sans tristesse, simplement pour remercier.
Et parfois l’orage emporte quelques feuilles, les plus légères,
les plus belles. Une prière c’est sans doute cela : une feuille dans
une tempête d’orage, quelques mots que l’on oppose au chaos.
Vous êtes un arbre posé dans la campagne. Serein, généreux.
Parfois des enfants font des farandoles autour de votre tronc, parfois le
promeneur vient déposer à vos pieds l’espace d’un songe leur
épuisement ou leur solitude ; mais chaque jour en toute saison les
oiseaux et les anges viennent jouer dans la majesté de votre feuillage.
Vous êtes l’arbre à poème, une espèce rare, elle nous vient de quelques paradis perdus.
Désormais il est rare que je sorte dans la ville sans emporter avec
moi un de vos petits livres. Présence rassurante d’un ami. Souvent
je ne l’ouvre pas, mais je sais qu’il est là. Mon pas se fait moins
rapide. Présence attentive.
Je ne sais si le bonheur est possible, je crois aux instants arrachés
au temps, pétales de lumière à la surface d’une eau
vive, je crois aux sourires qui s’échangent, aux mains qui se tendent,
à celles qui s’ouvrent, aux vies qui se frôlent.
J’ai fermé les yeux pour m’alléger encore, purifier l’attente. Se préparer au voyage.
Car vous êtes un voyage.
Je me suis mis en marche : j’avais froid à l’âme.
Je me suis mis en marche : j’avais peur à l’âme.
L’errance n’est acceptable que si l’on se sait d’un lieu, d’une maison, d’une enfance, d’un amour ou d’un livre.
L’errance c’est un perpétuel retour inachevé – c’est peut être
le nom de l’inachevable. Un retour vers une source improbable.
Au cœur de l’errance il y a des reliques, on y décèle souvent
un dieu ou une simple berceuse. L’errance n’a rien à voir avec la
vacuité ou le hasard, chacun de nos pas est traversé par la
mort surgit du passé.
Remonter vers le lieu du naître, au-delà du naître.
Quelque chose n’est plus là, alors nous nous mettons en marche. Nous
savons rarement pour quelle destination, nos pas eux le savent.
Vos mots sont des sentiers d’errance, ils n’annoncent pas le salut ils sont
rémissions, ils ne disent pas la source prochaine ils sont l’eau qui
ruisselle, ils ne sont pas l’étape ils sont le chemin.
Je me suis rapproché du silence et j’ai vu les grands champs de blé de ma mémoire
et j’ai cueillis les fleurs rouges du souvenir,
et j’ai fait un bouquet…
Et j’ai fermé le livre.
Ne plus bouger.
Se laisser traverser par l’effondrement.
Les mots s’écroulent sur les mots.
Temps vide.
Un peu d’ombre sur le soleil.
S’élargir est toujours douloureux.
A la fin du livre il faut jeter quelque chose, se départir, c’est
l’offrande, la part de l’ange. Peut-être qu’une larme suffit, c’est
souvent une larme.
C’est toujours un chagrin.
C’est pour cela que les anges ont parfois un vol hésitant.
Maintenant que j’arrive au bout de cette lettre j’éprouve une crainte.
Crainte de la finir, crainte de l’envoyer, crainte qu’elle ne se perde, crainte
surtout qu’elle vous ennuie. Trop de bruit au fond de votre silence.
Ecrire à l’écrivain ne m’est jamais arrivé, je me sens
comme l’enfant intimidé tenant dans la main quelques fleurs des champs
et qui rougit avant de les tendre à sa maman.
Même ce trouble je vous le dois et je vous en remercie.
Je m’incline comme cette journée de printemps pour être certain
d’atteindre ma part la plus fragile, celle de mon rêve.
Le soleil d’avril éclaire la ville d’une fraîche lumière.
Les heures tombent avec un bruit plus sourd, plus lent. Dans ces instants
plus rien n’est vraiment atteignable. Le temps nous abandonne, orphelin de
conquête.
Je suis assis dans un café de Montmartre. Je rêve. L’endroit
est bruyant. Je guette les derniers mots de cette lettre.
En face de ma table une jeune femme vient de s’asseoir. Elle a ouvert un
livre. Elle chavire en lecture. Elle n’entend pas le bruit. Elle est belle.
On pourrait la croire triste, non elle est belle. Elle lit.
A ce moment précis je l’aime éperdument. Je voudrais m’endormir dans la demeure de paix qui l’entoure.
Maintenant il fait nuit.
Demain j’enverrais cette lettre sur la toile, sans vraiment savoir pourquoi
elle existe. Mais elle devait exister. Comme cette femme qui lit.
Je vous prie, monsieur Christian Bobin de bien vouloir me pardonner cette intrusion, recevez mes humbles remerciements."
Par Frank Nicolas
pour Francopolis
janvier 2007
|