Christian Bobin, rencontrer l'ange
par Sabine Chagnaud
Parler de l’œuvre de
Christian Bobin, c’est comme demander aux feuilles mortes de nous parler
de l’arbre. La vie n’est pas dans ses livres, et si ses livres nous parlent
de la vie, c’est la vie passante, qui ne fait que passer. Pour l’approcher,
il faut se faire aussi passant qu’elle. Un courant d’air.
Une voix libre se soucie peu de ce qu’elle laisse derrière elle. Cette
parole insouciante d’elle-même nous est si peu habituelle que face
à elle, on est jamais loin du refus. On se penche sur les livres de
Christian Bobin comme sur une eau claire sortie de soi-même. On ne
peut pas faire autrement. On a tout reconnu : l’enfance, le chant, le bruit
du monde et des livres… et on s’irrite de ne rien pouvoir retenir. La déception
pointe : ce n’est donc que ça ? On a reconnu la parole, on l’a laissée
nous brûler, mais que reste-t-il ensuite ?
Certains jettent le livre en jurant qu’on ne les y reprendra plus, d’autres acceptent d’entrer dans une autre lecture : « Les phrases se tiennent sur la page comme l’ange sur le seuil du tombeau (…)
L’écriture n’a rien d’autre à nous dire que son propre effacement
: ce que vous aimez n’est plus là, dans les bandelettes de l’encre,
mais partout ailleurs dans le monde. »1
L’écriture de Christian Bobin est une écriture qui se revendique comme non savante « Je suis incapable de parler d’autre chose que de l’amour dont je ne sais rien » 2,
ainsi la parole sourd là où elle ne sait rien et son œuvre
entière circule entre quelques mots : amour, Dieu, livres, enfance,
solitude, liberté. Six mots pour une même réalité,
innommable « Le mot « amour
» est comme le mot « Dieu » : ce n’est pas pour nommer
quelque chose que je les utilise. C’est pour protéger un temps ce
que je ne sais pas nommer, pour l’envelopper d’un silence, pour mettre entre
cette chose et toute intelligence convenue un espace infranchissable, afin
que ce qui vient sous ces noms-là continue à venir, à
prendre force et plénitude.» 3
Cette écriture vide
de savoir est déroutante parce qu’elle est légère, dégagée,
qu’elle refuse de porter d’autre poids que celui de sa propre présence.
Pour avancer sur ce chemin de grave légèreté, il faut
suivre la piste de l’enfance : « Les
enfants sont les seules grandes personnes que je connaisse. Les enfants sont
des gens du voyage, des âmes de grande circulation. Quand ils viennent
dans ce monde, ils n’ont pas de vêtements, pas de mots, pas d’argent,
aucun bien hors les biens du manque » 4
Entrer dans l’œuvre de Christian Bobin n’est pas forcément agréable.
Page après page, on se retrouve plus nu, dépouillé de
nos certitudes, privé de nos assurances même les plus nobles.
On perçoit pourtant ce que cet apprentissage a de vital. On apprend
à ne rien savoir, à « convertir le trop en peu, l’excès
en manque ». A la fin, notre regard sur le livre a changé :
on a pas trouvé la réponse, on a oublié la question,
on a reçu des mains, un regard de manque. On a rencontré l’ange.
Les anges Nella
ne sont pas
comme on voit dans la peinture
des serviteurs aux mains de femme
des messagers aux manières tendres
aux ailes sucrées
Les anges c’est vrai nous amènent quelque chose
mais avant de l’amener
il leur faut débarrasser notre cœur
de tout ce qui l’encombre
comme on passe une éponge sur la table
avant d’y déplier une dentelle
une soie très fragile
qu’un rien pourrait salir
Les anges comme je les sais
n’ont qu’un seul travail
qui est d’arrêter de suspendre
interrompre la vie ordinaire
l’eau courante de la vie
comme on dresse un barrage sur un fleuve
pour avoir un peu plus d’eau d’énergie
Après on peut reprendre poursuivre
après on peut entendre
la bonne nouvelle
de vivre
après seulement
(extrait de La vie passante, Fata Morgana, 1990)
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Sabine Chagnaud
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En complément, Gil Pressnitzer, nous parle de cet auteur dans esprits nomades
Christian Bobin,
notre part manquante
" Pourquoi lire, puisque tout est là?"
" Je n'écris que dans ce seul dessein: accroitre- par le chant et l'amour."
Pour présenter Christian
Bobin, écrivain solitaire à la pureté franciscaine,
autant avoir aux lèvres ses propres devinettes:
"D'où vient le vent ? d'un livre ancien qu'on a oublié de refermer".
"Qui ne vient chez nous qu'en notre absence ? l'amour".
"Qui rit après sa mort ? la pluie dans le feuillage."
Si cette écriture si simple, au risque de paraître simpliste
vous touche, poursuivons l'approche d'un homme en retrait, dont les lettres
sont devenues livres, ou le contraire, et ont peu à peu apporté
jusqu'à nous leurs orbes de tendresse, leurs petites robes de fête.:
"Un jour, dans cette absence égale, chronique, vous recevriez ces
lettres. L'apparence d'un livre. L'auteur, ce serait vous, c'est-à-dire
un autre. Un passant. Une Ombre, lointaine. Personne."
Christian Bobin coule comme
l'eau. Sans mémoire autre que celle de l'amour. Il écrit une
langue orale, musicale, qui vient d'abord dans sa bouche, avant de se réfugier
dans sa patrie, la page blanche. Lui il se tient à l'intersection
de la solitude et de l'amour des autres. Lenteur et patience sont à
son chevet. "Il n'y a pas de connaissance en dehors de l'amour. Il n'y a
dans l'amour que de l'inconnaissable".
Christian Bobin a publié
une vingtaine de très courts livres, mais ces livres sont des lumières
allant vers la meilleure part de nous-même. Curieux écrivain
que l'on peut ne connaître que par ses citations, d'ailleurs il semble
construire ses textes comme un vivier d'où écloront quelques
phrases à graver dans l'herbier des mémoire. La longue haleine
ne le concerne pas. Il parle doucement, et par ondes concentriques, il arrive
à la phase, cernée, polie, qui va s'incruster en nous.
Bobin est un grand conférencier qui sait envoûter son auditoire
avec sa voix lente, qui semble tâtonner, découvrir en même
temps que nous les mots sur lesquels il trébuche. Ses confidences
à la radio sont pour le creux et de l'oreille et de l'âme.Ses
incantations christiques sont la foi du jeune enfant et sont désarmantes
de naïveté, mélange de foi du charbonnier et de Saint-François
d'Assise. Il prie mais pour "prier, parler au vide pour que le vide nettoie
votre parole".
Sa simplicité au doux
sourire peut donner envie de claquer la porte de ses livres, elle peut aussi
donner l'envie de rêvasser infiniment sur quelques phrases toute de
rosée irisée. Lui il cherche le Christ aux coquelicots, la
jeune fille enfuie. Parfois nous sommes en recul par une fadeur qui s'insinue,
des sauts dans la mièvrerie qui nous désenchantent. L'eau bénite
montent des pâles ailes de ses images et vous font ardemment souhaiter
le feu et la cendre d'autres écrivains. La voie du coeur se doit d'exclure
la sainteté, les véritables illuminations sont dans l'incendie
de la vie. La bonté de Bobin devient parfois accablante car elle s'étale.
Mais cela doit être sans doute le prix à payer pour la transcendance,
et Bobin nous désarme toujours d'une simple phrase, juste, parfaite,
au milieu de nous :"nous ne sommes faits que de ceux que nous aimons et de
rien d'autre." Et il nous prévient: "On n'est jamais contemporain
de l'invisible".
Blanche, paisible, étale
une lumière douce monte de sa prose. Sa prose qui songe, se miroite,
semble avoir pris le deuil des choses pour mieux les voir. Le silence et
le vide sont perchés sur son épaule, avec des hémorragies
de silence dans la parole, pour lui qui dit: "La joie va toujours avec la
frayeur, les livres vont toujours avec le deuil."
Il nous faut mener double vie dans nos vies, double sang dans nos coeurs,
la joie avec la peine, le rire avec les ombres, deux chevaux dans le même
attelage, chacun tirant de son côté, à folle allure.
Ainsi allons-nous, cavaliers sur un chemin de neige, cherchant la bonne foulée,
cherchant la pensée juste, et la beauté parfois nous brûle,
comme une branche basse giflant notre visage, et la beauté parfois
nous mord, comme un loup merveilleux sautant à notre gorge.
"Très peu de vraies
paroles s'échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être
ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler. Peut-être
n'ouvre-t-on un livre que pour enfin commencer à entendre".
Simple phrase où Bobin ajoute cette paraphrase de la Bible "l'enfant
partit avec l'ange et le chien suivit derrière".
Les mots de Bobin sont fait de rosée, de bonté, de douleurs
aussi, il est difficile de s'en approcher sans briser un mystère.
L'enchantement d'un simple, de "l'idiot de tous les villages". Il écrit
à quelques mots du silence, avec ses histoires d'enfants, des aphorismes
aveuglants, des comptines, des pays d'enfance retrouvée en larmes.
Et il touche à l'essentiel." L'écriture c'est le coeur qui éclate en silence."
Nous sommes à un niveau de pureté, ou curieusement les mots
ont encore cours et ces mots s'enroulent comme du lierre autour de l'âme.
Ce sédentaire endurci, aura voyagé autour de sa chambre. Il
va vers les contrées de la pureté. « Je suis fou de pureté.
Je suis fou de cette pureté qui n'a rien à voir avec une morale,
qui est la vie dans son atome élémentaire, le fait simple et
pauvre d'être pour chacun au bord des eaux de sa mort noire et d'y
attendre seul, infiniment seul, éternellement seul."
Bobin tente de retrouver "le royaume où l'adulte et l'enfant vont d'un même pas, d'un même sourire".
Abandon, générosité,
absence et amour, tout cela finit par sourdre de ces livres, "boîtes
à musique remplies d'encre".
" Ce qui ne peut danser au bord
des lèvres, s'en va hurler au fond de l'âme". Alors il dit et
laisse la vie mener sa vie, il est proche et il s'éloigne, sur le
chemin des fous, des saints, des enfants.
Souvent chez Christian Bobin le mot amour s'entend solitude car le mot amour ne se dit pas.
La pensée de Bobin à la force et les limites des herbes simples,
par contre l'évidence de ses mots est révélation.
L'infini est en lui comme chez lui. Parfois un journal de celle qui est morte,
Geaie ou l'autre et qui le hante: « Geai était morte depuis deux
mille trois cent quarante-deux jours quand elle commença à
sourire. Ce sourire, au début, personne pour le voir. Que deviennent
les choses que personne ne voit ? Elles grandissent. Tout ce qui grandit
grandit dans l'invisible et prend, avec le temps, de plus en plus de force,
de plus en plus de place. Donc le sourire de Geai, noyée depuis deux
mille trois cent quarante-deux jours dans le lac de Saint-Sixte, en Isère,
commença à donner de plus en plus de lumière.»
Alors il parle doucement.
« Ce n'est pas un journal que je tiens, c'est un feu que j'allume dans
le noir. Ce n'est pas un feu que j'allume dans le noir, c'est un animal que
je nourris. Ce n'est pas un animal que je nourris, c'est le sang que j'écoute
à mes tempes, comme il bat - un volet ensauvagé contre le mur
d'une petite maison.».
Il est pour lui des morts qui donnent de la lumière, il est pour lui
des présences plus fortes que l'oubli: et qui vous laisse dans cette
grâce de la solitude ou Bobin se tapit. parmi les gens du Creusot,
parmi l'encre et le vin. Tel un chat noir de l'habitude, il attend au bout
de son septième étage, moustache dorénavant rasée,
que le vent entre, ou une fleur, allongé des heures durant. Dolent,
triste, il attend d'avoir la même légèreté que
l'oiseau qu'il regarde longuement par sa fenêtre.
Que fait Bobin sinon " attendre le passage de Dieu ou d'un insecte, ou de rien".
Il regarde le lilas maintenant, puis un petit nuage blanc dans le ciel bleu.
Il a un regard d'enfant.Il connaît la limite de l'écriture.
" Un livre, c'est un échec. Un amour, c'est une fuite. Nous ne pouvons
entreprendre que de biais, nous ne pouvons vivre que de profil. Nous ne sommes
jamais où nous croyons être. Notre désir est voué
à l'errance. Notre volonté est sans poids. Parfois quand même,
on approche quelque chose. Parfois quand même on reçoit des
nouvelles de l'éternel. Le battement des lumières sur un visage.
La tombée de la foudre dans une encre.»
Il sait " qu'aimer quelqu'un c'est vouloir se pencher sur sa solitude, sans vouloir ni la comprendre, ni l'accompagne".
Vouloir trop rendre compte des mots de Bobin est lourdeur, car il a la fragilité
colorée des ailes de papillon. Simplement, lisez Bobin, l'enchantement
d'un simple dont la fable à vous dire sera celle-ci :
"Un homme arrive au paradis. Il demandeà un ange, à son ange, de lui montrer lechemin qu'ont dessiné ses pas sur terre, par curiosité. Par enfantin désir de voir et de
savoir. Rien de plus simple, dit l'ange.
L'homme contemple la trace de ses pas sur cette terre, depuis son enfance jusqu'à son dernier souffle. Quelque chose l'étonne parfois, il n'y a plus de traces. Parfois, le
chemin s'interrompt et ne reprend que bien plus loin. L'ange dit alors parfois votre vie était trop lourde pour que vous puissiez la porter. je vous prenais donc dans mes bras, jusqu'au jour suivant où la joie vous revenait, et alors vous repreniez votre chemin"
Souvent Bobin nous prend dans ses bras, et le chemin redevient possible.
Un autre encore:
Il était une fois une souris qui vivait avec ses petits dans une vaste maison, elle avait bien sûr souffert et souffert
de solitude et d'abandon mais maintenant les tourments s’étaient calmés,
et cette joie immense de ramener des morceaux à manger et surtout
des jouets pour ces petits l’a faisait vivre et vivre.
Ce jour comme tous les dimanche
elle quitta son trou car les maîtres de la maison sortaient à
la messe et à la campagne. Alors elle traversa le salon pour atteindre
la cuisine, et là surprise et merveille: des morceaux de fromage et
des bobines de fil pour les jeux de ses enfants. Puis elle revient vers sa
tanière.
C’est alors qu’elle le vit,
lui énorme, immense et noir, lui le gros chat noir , juste au milieu
du salon entre la cuisine et son refuge. Elle n’osait plus respirer attendant
la mort. Un long silence et rien. Elle rouvrit les yeux et se dit: il dort
sans doute. Elle longe alors les murs lentement sans lâcher ses trophées.
Doucement, doucement. Toujours
rien et là du bout du pied elle reconnaît son trou et les cris
des souriceaux. Encore quelques pas elle sera sauvée. Rien toujours
alors elle lance ses cadeaux dans le trou, les enfants glapissent de joie.
C’est alors qu’elle l’entendit, lui le chat noir.
Sa voix roulait le long
des murs et il disait: douce dame ne croyait pas que je sois là par
hasard, tous les dimanches je vous guette et vous regarde, je vous sens et
vous respire. Madame je vous aime". C’est elle qui ne bouge plus.
Un très grand silence
tombe, puis lentement à reculons après avoir jeté un
dernier regard sur ses souriceaux, lentement très lentement, elle
revient vers le chat noir. Maintenant elle peut le sentir contre elle. Alors
elle ferme les yeux et dit d’une voix fluette” chat, grand chat noir, faites
ce que vous avez à faire, mais faites le vite”
Ce conte adapté de Kafka je l’ai entendu de la bouche de Bobin.
" Le jour de votre mort
traverse chaque jour de notre vie comme une eau sombre dans l'eau limpide,
mais nous sommes trop agités pour le voir et saluer comme il convient
notre proche disparition dans toutes les présences du monde."
Ainsi tournent ses pages, et les jours.
Gil Pressnitzer
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1 Le Très-Bas, Folio Gallimard, 1995
2 L’épuisement, Le Temps qu’il fait, 1994
3 L’épuisement, Le Temps qu’il fait, 1994
4 L’épuisement, Le Temps qu’il fait, 1994
A lire pour une biographie et bibliographie complète de Christian Bobin, le très bon article de Wikipédia
http://fr.wikipedia .org/wiki/ Christian_ Bobin
Par Sabine Chagnaud
accompagnée de Gil Pressnitzer
pour Francopolis
décembre 2006
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