Ile Eniger - Ou la fleur dans les ronces
par Jean-Marc La Frenière
«
Entre le goût des images cosmiques, la quête d'un autre souffle
ou la recherche du sien propre, il y a un espace d'une prose attentive, juste,
d'une réflexion, d'une beauté qui s'accomplit, d'un chemin
de feu pour se connaître, aimer et apprendre. A lire, à suivre,
pour connaître encore celle qui "n'invente rien qu'elle ne soit déjà
".
Olympia Alberti - Actualités littéraires Nice-Matin
«
Quelque chose transpire de la haute étagère. L’orange, la cannelle.
L’attente goûte aux fruits. Ma tête est un vin, sucs mêlés,
sucre et eau, langue sapide. Les appétits reviennent. Grains piquants.
Grains désirs. Grain plaisirs. Cette joie dans l’été.
La chaparde. Compulsive. Ce jour, quatre heures, à l’esplanade du
goûter, ma terre d’érection est une table mise.»
Née dans le Thor, de
la même glaise que René Char, Ile Eniger, imperméable
aux modes et aux jeux de coulisses littéraires, mène une recherche
unique dans la poésie française. Elle avance vers un dépouillement
de plus en plus riche de sens, dans une quête de l’essentiel où
chaque mot retrouve sa force initiale. Pas de fioriture. Pas d’emphase inutile.
Sur les pages d’Ile Eniger, on n’entend pas le bruit du papier mais celui
de l’encre. Il n’y a pas de blancs dans ses poèmes mais des géodes
où s’irise le sens.
«
Le fil d’horizon et l’aiguille du temps exercent immobiles une patience longue.
Ils me semblent courageux.»
La poésie
d’Ile Eniger, très incarnée, très enracinée,
porte au détour d’un point ce grain de folie qui nous fait basculer
dans la conscience cosmique. Dans ces phrases lapidaires, cette écriture
terrestre, c’est le ciel qu’on frôle. On retrouve à la fois
la rudesse et la douceur du sacré dans ce qu’il y a de plus concret.
Ses racines d’encre et de chair ont une préhension très spirituelle
des choses.
«
C’est venu comme un grain. L’instant d’avant tout était calme. Je
cousais. Puis le fil s’est cassé. Pourquoi ais-je pensé synthétique
il eut mieux résisté. De coton, je le croyais solide. Je pense
aux blessures anciennes. Qu’est-ce qui n’est pas solide ? L’eau, on peut
s’y noyer. Il fait chaud, c’est l’été, je prends un verre d’eau,
le verre cette eau solide, je dis, de l’eau dans l’eau. Seul un oiseau m’entend,
qui s’arrête entre deux prospectives. Le soleil ruisselle dans un carré
de jour, je mange des cerises, la manche du jour essuie le ciel, voilà
une fortune. De fil en fil, je pense aux graviers de souliers, aux cailloux
de ruisseau. D’une à l’autre pensée, je ne bâtirai rien,
aujourd’hui, que ce vagabondage.»
Ile
Eniger écrit comme une funambule, une danseuse sur le fil. Elle ne
contourne pas les obstacles, mieux, elle les intègre dans sa danse.
Écriture sans joliesse, sans mièvrerie, sans concession,
sans complaisance. Ses mots ont la beauté des pierres, la force des
racines, l’entêtement des ronces sans leur foisonnement. Ce n’est pas
seulement le cœur qu’on entend battre mais la colonne vertébrale du
mot quand il se tient debout.
«
Les mots trahissent qui ne disent pas juste, pas assez, pas vraiment. Qui
ressemblent à d’autres, portés et retournés. L’effet
miroir, tiroir, dentelles réchauffées, je fuis. L’imagination
même ramène des pétards. Je veux la lave, le pur jus
de volcan. Le dire. Le faire. Cet amour. Écrire un vide tiens, un
vide d’air sous aile. Un immense blanc neigeux qui n’a pas commencé.
Une jument nerveuse. Je veux dire ce qui. Et qui ne s’écrit pas. Écrire
est trop petit. Que puis-je encore t’écrire que je ne t’aurais dit
? Cette lettre m’agace, tous ses mots bien rangés, aplatis au rouleau
comme une pâte à tarte quand je veux les veux laser, brandons,
brasure et le chaud du métal. La preuve du brasier. La matière
vivante. Ce qui se voudrait grand. Faim et pain mélangés. Le
cru des mots sans accompagnement. Vertige. Et sens dessus dessous ce que
je ne sais dire et que je dis pourtant, la lettera amorosa.»
Mêmes
fermées sur elles-mêmes, les phrases d’Ile Eniger ouvrent sur
le tout. Les points et les virgules y sont comme des galets dans l’eau du
fleuve. Si dans leur réussite formelle, les textes d’Ile Eniger semblent
clos, il ne faut pas se leurrer. On voit la fleur à la seconde lecture,
tout le bouquet à la troisième. Ensuite, on sent la pluie et
le soleil sur chaque pétale, le sang de l’écrivain dans chaque
mot, le sens dépouillé de sa gangue. L’intime rejoint l’universel.
«
C’était un jardin. De fleurs petites. De graines d’altitude. De gestes
de semeur. Un credo lent de joie qui croyait à la joie. Et plus je
crois. C’était un jardin de hasard qui faisait bien les choses. Un
espace clos, protégé des malveillants. Peut-être. Vinrent
les hommes, les jardiniers. Le jardin luminait d’un étonnant printemps.
Ils ouvrirent, cueillirent, coupèrent, jetèrent. Plusieurs
fois. La terre ferma ses bras. Plus d’oiseaux, seule la douleur des fleurs.
Je crois. Ils ont fait un immeuble. Le soleil n’entre plus. C’était
un jardin. De fleurs petites. Un jardin.»
BIBLIOGRAPHIE
Editions Alternatives et Cultures : Regards vers ailleurs (épuisé)
Editions Corporandy : Empreintes (épuisé)
Editions Cosmophonies : La parole gelée - Les Terres rouges - Une
pile de livres sous un réverbère - Du feu dans les herbes -
Celle qui passe
Editions Chemins de Plume : Du côté de l'envers - Il n'y aura
pas d'hiver sans tango, mon amour - Le bleu des ronces - Bleu Miel
Editions Collodion : L'inconfiance (livre d'artiste avec sérigraphies
de C.Cuenot - série limitée) - L'inconfiance (librairie)
Editions Le Librefeuille : Le désir ou l'italique du jour (livre d'artiste
avec encres de M.Boucaut - série limitée)
Editions Les Citadelles : Collectif 8-9-11-12
Editions Amapola : D'une île, l'autre, (correspondances poétiques
avec le chanteur auteur-compositeur Dominique Ottavi
son site Terres de Vendanges
sur Francopolis
"Ile marche nus pieds pour mieux sentir monter dans ses muscles la musique
des pierres. Rageusement elle s’avance nue vers les terres rouges de l’amour.
Entrez dans ce royaume, vous y croiserez des fauves et des fous. Ile est
quelque part sous un soleil de feu. Comme chacun de nous elle ne redoute
et n’attend qu¹une chose, que surgissent de partout les loups de la
passion."
René Frégni
Et voic un inédit :
L'enfant, penché sur
le bois patiné de la grande table, s'applique à écrire.
L'apprentissage est laborieux qui penche sa tête, attentif. Une pendule
fait son chemin d'heures. Grand-Ma tricote. Parfois elle regarde par-dessus
l'épaule de l'enfant, l'encourage.
- C'est beau, c'est bon.
L'enfant lève la tête, soupire un grand coup satisfait, et demande,
- C'est quoi beau ?
- Et toi ? tu penses que c'est quoi, beau ?
L'enfant réfléchit, concentré sur des images. A l'intérieur.
Dehors, le ciel prépare un orage. Des zébrures métalliques paraphent une colère.
- Le ciel énervé, c'est beau, dit l'enfant, et les nuages sur le dos du vent.
Il chantonne,
- Le chat qui fait semblant de dormir, le sent-bon du café le matin,
la laine en couleurs dans tes tresses, tes yeux quand tu penses à
Grand-Pa, le baiser du soir qui empêche la peur, c'est beau.
Maintenant la pluie tombe, grosse, drue.
- Les fenêtres pleurent, dit l'enfant.
- Non, elles lavent leurs yeux, répond Grand-Ma.
Un morceau de soleil
tombe net sur le perron. La porte ouverte de la cuisine laisse passer des
odeurs nouvellement arrivées. Un air frais entre avec des roulades
d'oiseaux.
L'enfant montre le pré fluorescent.
- Les gouttes d'eau sur la tête de l'herbe, c'est beau.
Grand-Ma range son tricot, prend une casserole.
- Et le lait qui bout pour le goûter, c'est beau, dit encore l'enfant.
Il rit. Il dessine
des cœurs dans la buée des vitres. Une lumière orangée
frise autour des traces mouillées.
- C'est beau, dit Grand-Ma.
Soudain sérieux. l'enfant demande,
- Et bon ? Grand-Ma , c'est quoi bon ?
Elle sourit et il fait jour au-dessus du fourneau.
- C'est l'amour qui est bon.
La bonté ? C'est la terre qui te porte sans jamais se plaindre de la blessure de tes pas.
Boomerang
Ile Eniger
Par Jean-Marc La Frenière
pour Francopolis septembre 2007
|