Jeux
d’encre, trajet Zao Wou-Ki, Henri Michaux,
l'échoppe & La maison des amis des livres (1993)
recherche,
analyse de
Dominique Zinenberg
Henri Michaux
lit huit lithographies du peintre Zao Wou-Ki.
Voir est donc une
lecture. Quand on voit on lit.
Et quand on regarde un tableau, il se livre d'un seul coup, dans sa
globalité de forme, de couleurs, de structure. L'oeil n'est pas
tenu de suivre un ordre donné, il est «en libre
circulation». De plus, c'est une lecture accessible à
tous: «Joie peu connue, quoique pour tous.» et la
première joie que le poète nous offre c'est
d'énumérer de sa verve drôle, ironique et
animée les lecteurs potentiels des tableaux. Un grouillement
d'amateurs ou de snobs qu'Henri Michaux croque en quelques traits et
nous donne à voir comme si nous regardions, en le lisant, un
tableau!
On l'aura compris : bien qu'il n'y ait aucune reproduction des
lithographies de Zao Wou-Ki, l'évocation de Michaux permet de
concevoir ce qui est représenté de façon presque
hallucinée.
Comme on lui a fait connaître huit lithographies,
chacune aura son poème.
Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une lecture ou
interprétation de l'espace pictural cerné par les mots,
les rythmes, l'imaginaire du poète. On sait bien qu'avec
Michaux, tout est simple, tout est complexe, tout est également
décalé et d'une fantaisie rêveuse.
- Le monde aquatique de la première lithographie est
tout en vibrations sonores feutrées, en mouvements furtifs des
poissons dans la transparence de l'eau et du bocal, en quelque chose
qui suggère le mystère de cet univers dans lequel les
poissons « souverains » « Il existe encore des
souverains! » se meuvent, déformés, de l'autre
côté de la vitre. La transposition visuelle est traduite
en perceptions auditives, en ondulations insensibles, en l'histoire
quasi mythique du peuple des poissons.
- Avec la deuxième lithographie, des couleurs apparaissent
: l'allusion au lait, la blancheur, le cordon rouge, le silence noir.
D'une même force la présence de la lune et celle des
amants: une impression de calme absolu. La lithographie est un
rêve lunaire qui ouvre au « Bonheur, /bonheur profond,
/ bonheur semblable à la lividité. »
Ce n'est pas que l'on ait la vision de la peinture, c'est qu'on la sent
dans le déroulement tranquille du poème.
- Quel climat différent livre le troisième
poème ! Quelque chose de vif, d'emporté
l'anime d'emblée : «Un vol d'oiseaux fonce sur la
vallée.» Quelle présence fulgurante et rien
dans la suite des vers ne dément cette violence : bourrasque,
orage, escadrille, tous les éléments se
déchaînent, le rythme s'accélère, les images
deviennent terrifiantes : « un blanc de deuil », «
arbres affolés » « des arbres comme des
systèmes nerveux ensanglantés. »
La lithographie de Zao Wou-Ki, on le pressent, n'est qu'un tourbillon
de douleurs, de supplices pour la nature car Michaux précise
à la fin du poème :
« Mais pas d'humains dans ce drame. / L'homme modeste ne dit pas
: Je suis malheureux. / L'homme modeste ne dit pas : Nous souffrons. /
Les nôtres meurent. /Le peuple est sans abri. / Il dit: Nos
arbres souffrent. »
La
souffrance des arbres suffit à suggérer le reste, tout le
reste qui ne peut qu'être déduit de la vision
apocalyptique des arbres démantelées. Mais quelle
merveilleuse façon d’introduire, mine de rien, la manière
asiatique de se conduire face aux tragédies de l'existence!
-
La quatrième lithographie est dans la continuité
thématique de la troisième. Le poème explore
le rouge du tableau, le « recouvrement parfait de rouge sur toute
chose », ce rouge connoté agressivité, violence,
connotation renforcée par la présence de « deux
loups affrontés » vibre comme une rencontre cosmique et
mythique de forces opposées. Un massacre se prépare ou a
déjà commencé : «Il n'est permis à
être au monde de commettre l'imprudence d'avoir confiance.»
La dernière strophe fait surgir d'une part la lune,
tutélaire, qui pare les coups « bleue comme de coups
reçus » et la Chine, en lutte – rouge – en conflit
sanglant (entre le yin et le yang, les deux loups) engagée dans
le mouvement révolutionnaire (peut-être) mais aussi
retenue par les savoirs ancestraux (peut-être) puisque la lune
« lutte pour la garder. /La garder à son âme. »
-
On n'est guère étonné, si l'on connaît un
peu Michaux que son interprétation de la cinquième
lithographie atteigne d'emblée une dimension mythique. Un
cercle blanc, lui-même entouré d'un cercle rouge, neige et
sang, forment un « entourage dangereux ». Ils contiennent
l'essentiel de la création: « les trois arbres/la maison/
la campagne/ les deux amants. » Sans oublier les oiseaux fabuleux
et étiques, mais pour conjurer un sort funeste, tout ce monde
(celui créé par Zao-Wou ki), ne peut prétendre
exister qu'à condition d'être « petit » et
crédule voire rempli d'illusions : «L'hiver les entoure
sans les toucher encore. / Sans lever la tête, / ils savent
qu'ils vivent dans les cerises. » Les coups de pinceaux du
peintre, avec ses giclées de rouge, ses cyclones blancs et
« paprika », ses pincées de personnages lilliputiens
livrés aux forces de la nature libèrent l'imaginaire
fertile du poète.
-
C'est d'un monde qui s'est disloqué à un
monde qui renaît dont parle le sixième texte. La
maison-monde, perçue comme un globe transparent, se laisse
traverser. « Tout la traverse » répète le
poète à trois reprises. Dans ce magma du début ou
de la fin, tout semble à nouveau possible, le meilleur, comme le
pire: tout est toujours en place pour « la résurrection
» « Mais les arbres sont là. /Derniers compagnons,
/experts en l'art de la résurrection. »La présence
d'une échelle contre un arbre est interprétée avec
humour : « On veut donc arriver à quelque chose! »
tandis que celle d'un possible « minerai de fer » est
menace de travail : « (gare au travail!) », c'est du
travail en puissance pour le futur « troupeau humain »,
« foule des futurs encore mal informés. » A l'aube
où rien n'est « encore signé » mais où
tout éclot, on sent bien le scepticisme du poète d'ores
et déjà pris de doute ...
- La dominante de la septième lithographie c'est le vert,
quoique...
«Partout ailleurs une flaque équivoque/de vouloir vert
sans verdure, »... des ébauches de nature, pas la nature
elle-même : « Squelette fibrillaire des arbres. /On dirait
qu'ils saignent. » : ce sont les deux premiers vers , mais plus
loin, le poète ajoute, comme le peintre ajouterait une touche de
couleur autre : « Le coeur des arbres ne semble pas
désespéré. » Entre temps, c'est comme un
cortège d'enterrement à l'ancienne qui est décrit.
Mais qu'enterre-t-on ? L'ancien monde ? (Comme l'avait fait Apollinaire
dans « Zone » in Alcools ? A la fin tu es las de ce monde
ancien) Ce ne serait pas impossible car ce que le poète a
d'abord pris pour du vert, il le définit maintenant comme
« plutôt une lessive et qu'est-ce qui va/résister
à cette lessive? » Deux notations optimistes ou qui
essaient de l'être ferment le poème : celle sur « la
beauté de l'existence » et sur le «tonique »
du « petit drapeau ».
- La
dernière lithographie se tient devant le peintre/poète :
on ne sait plus. Ce que l'on sait c'est qu'on atteint au
mystère de la création: « Sur la toile blanche du
Monde, / il va faire quelque chose. » Deux buts opposés,
l'un d'envergure qui est le vol, c'est-à-dire le mouvement,
l'ascension, la liberté absolue, l'idéal; l'autre
d'humilité qui est l'enracinement dans la terre comme le fait si
bien l'arbre « pour qui, sucer la terre entre le dur gravier, /
c'est déjà la vie en rose. » Admirable fin
tellurique, nourricière, terre à terre et qui fait
irrésistiblement penser à la ritournelle de Piaf (mais
n'est-ce pas le nom populaire de l'oiseau?) délicieux clin
d'oeil humoristique pour clore sans emphase sa lecture bienfaitrice de
Zao-Wou Ki.
***
Ces huit poèmes sont suivis de trois textes en
prose :
Sans titre, 1952 - TrajetZao Wou-Ki -
Jeux d'encre.
- Le premier contient des considérations sur la vision chinoise
de la vie à travers leur architecture comme de leur peinture :
les Chinois préfèrent qu'elles soient l'une et l'autre
faites de matériaux légers, qu'elles ne pèsent pas
, ou le moins possible. Leur recherche tend à magnifier l'air,
sa transparence, sa sinueuse légèreté et les
artistes n'insèrent la nature que de façon
schématique, erratique, et à la manière d'un
«charme, elle y vient.» Pour Michaux, ZoaWou-ki semble
suivre «son chemin chinois, semblable au murmure de sa langue
maternelle, chemin qui délivre de l'autorité.»
Qu'entend-il au juste par «délivrer de
l'autorité»? Sans doute que la représentation n'a
pas à être figée par la fidélité au
modèle naturel, que le rapport à l'art est tout de
flexibilité, d'allégeance au sensible, à la
fantaisie, à la symbolisation, aux détours sensoriels et
émotionnels.
- Dans le Trajet Zao Wou-Ki, Michaux dit que l'abstraction du peintre
n'élimine pas la nature mais la nature est «saisie dans la
masse», «Pas singulière, pas dépaysante,
fluide, en couleurs chaudes qui sont plutôt des lumières,
des ruissellements de lumières.» La nature permet au
peintre de tout exprimer: ses joies, son exaspération, ce qui
l'abat ... Mais dans les tableaux aux dimensions gigantesques qu'il
fait, la nature est cosmos «splendide période
géologique», elle est masse de couleurs, masse
déferlante où «Les lévitations, les
brassages, les soulèvements y dominent.»
« Les toiles de Zao Wou-Ki – cela se sait – ont une vertu : elles
sont bénéfiques. »
- Jeux d'encre enfin est un hommage rendu à cet art ancestral
dans lequel excellent les artistes chinois depuis Wang Wei et dont Zao
Wou-Ki retrouve le secret. C'est le « Tao de la peinture ...
où simultanément aborde la poésie. » Et
c'est la louange du Vide « qui pour l'harmonie du Monde ne doit
jamais faire défaut, n'importe où. »
Vide d'arbres, de
rivières, sans forêts, ni collines, mais pleines de
trombes, de
tressaillements, de jaillissements, d'élans, de coulées,
de vaporeux magmas
colorés qui se dilatent, s'enlèvent, fusent. (Trajet Zao
Wou-Ki)

Nature saisie dans la masse.
Naturelle toujours, plus chaleureuse, plus emportée. Tellurique.
** Voir aussi dans la Rubrique coup de coeur
:
deux poèmes tirés de Lecture par Henri
Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki.
recherche et analyse Dominique Zinenberg
Francopolis octobre 2014
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