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    Rencontre avec des arbres littéraires.

par
Dominique Zinenberg

 Souvent, sans crier gare, il me vient ce vers de Racine qu'il fait dire à Phèdre « Ah que ne suis-je assise à l'ombre des forêts! »  pur sanglot d'une femme dévastée par la passion et le désespoir, d'une femme qui cherche à s'enfouir, cacher sa honte, se réfugier justement là où l'objet hideux de son amour trouve lui aussi refuge et apaisement, la forêt coïncidant avec la sauvagerie altière d'Hippolyte, presque comme un avatar, un prolongement de son être intime.

Nulle échappée donc pour Phèdre dont le souhait même renferme un piège, n'est qu'une autre version du labyrinthe  « Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue/ Se serait avec vous retrouvée, ou perdue. »

Mais qu'ai-je à évoquer ce théâtre classique, cette forêt improbable dans laquelle Phèdre, la Grecque, aurait recouvré, grâce à l'ombre des arbres, la sérénité qui lui manque ?


 Mes lectures récentes, par hasard, aimantation inconsciente ou coïncidence, sont toutes peuplées d'arbres ou de forêts. A chaque fois l'arbre ou les arbres décrits prennent une dimension symbolique ou se lisent comme des paraboles.

Je n'avais pas pris garde en vous offrant, le saule de Henri Michaux en décembre que j'amorçais une thématique qui au fil de mes lectures fortuites s'amplifierait, se répondrait, se reflèterait comme si tous ces auteurs récemment lus et tous ayant écrit et publié récemment, se donnaient le mot de passe, murmurant leurs arbres avec obstination, poésie et mélancolie.

 
J'ai lu : Une forêt d'arbres creux d'Antoine Choplin1
 Titus n'aimait pas Bérénice
de Nathalie Azoulai2
 et  L'amour et les forêts  d'Éric Reinhardt3

Je m'en tiendrai donc à ces trois romans que je viens d'achever ou plutôt je les replacerai dans la perspective du texte emblématique que constitue dans Un roi sans divertissement de Jean Giono la description foisonnante, fantastique, épique du hêtre qu'il élève dans son incipit à l'égal d'une cathédrale et d'un monde.


  Le hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que nous lui voyons. Mais sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport à maintenant) ou plus exactement son adolescence était d'une carrure et d'une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une épaisseur, d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et de mouches; il contenait autant d'oiseaux  et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles; il soufflait des faucons  et des taons; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en ciel comme à travers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier; il dansait comme seuls savent danser des êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n'osaient bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l'œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers.

  Se contenter de recopier cette matière vivante, vibrante, qu'est l'(h)être de Jean Giono est un pur plaisir du texte (comme l'aurait dit Roland Barthes !) : ce monstre composite flamboie, véritable ogre champêtre, véritable rêve éveillé traversé d'une vie grouillante et superbe, mais dont l'ambivalence démiurgique fait de lui aussi le socle d'horreurs à venir comme les images finales faites de sang et de fureur le suggèrent.

Dans l'aimantation d' Un roi sans divertissement qui rappelle à la fois celui qu'on nomme le Grand Pascal et Port Royal, je commencerai par Titus n'aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai2
dont le propos est plutôt de faire la biographie de Jean Racine que de véritablement démontrer que « Titus n'aimait pas Bérénice », à moins que la biographie ne fonctionne que comme preuve de cette déficience d'amour  de la part  de Titus. A vrai dire je ne me risquerai pas sur ce terrain et ne saurai mesurer (l'amour n'étant guère mesurable) ou jauger qui des deux aimait le plus! Mais j'aime dans la vie de Jean Racine que Nathalie Azoulai offre à ses lecteurs l'attention énigmatique, graduelle et constante qu'il manifeste pour la langue dès son plus jeune âge, tout le cheminement sensible et intellectuel vers la perfection via le latin et le grec, et ses émois et rébellions envers la syntaxe, cette froideur passionnée, ce qui couve de dévorant dans son regard  sur le paysage qui l'entoure, sur les personnes qu'il côtoie, sur les livres interdits qu'il apprend par cœur sachant que les feuilles interdites seront jetées aux flammes et assumant la consumation de l'autodafé en intériorisant le martyre de Didon enflammée d'amour. A l'orée du roman la narratrice décrit le jardin de l'abbaye de Port-Royal des Champs. Des arbres, des forêts, toute chose propice à la rêverie, à la brûlure, aux voyages, à la foi comme à son éloignement.


 Dans le jardin, il y a peu de fleurs, beaucoup de buis et surtout des arbres immenses.
 Ailleurs des forêts de chênes sont abattues pour alimenter la construction des bateaux de l'arsenal royal, dit Hamon. Prions pour que le roi ne vienne pas dénuder notre jardin.
 Il connaît toutes les espèces, nomme les charmes, les ormes, les trembles. Il détaille ce qui les distingue, explique les propriétés, les étymologies. Jean pourrait l'écouter des heures. L'orme a la même racine que l'aulne, dit-il, ou, c'est en bois de hêtre qu'on a fait la traverse de la croix du Christ. Le tremble tient son nom de ses feuilles qui tremblent au moindre souffle de vent.
 Et c'est tout ? s'étonne Jean.
 Oui, l'arbre est moins remarquable que le nom qu'il porte.
 Tant mieux, pense  Jean, rassuré à l'idée que les noms puissent être plus grands que les choses.
 Quand il traverse le parc tout seul, il regarde les arbres comme des vigies silencieuses, une forêt de bras graciles auprès desquels se blottir, se réfugier quand le soleil ou la pluie tape trop fort. Il y chuchote aussi parfois les mots qu'il écrit en cachette à sa tante... Les noms des arbres lui deviennent si familiers qu'il les transforme en noms propres...


  L'arbre est sujet d'étude, leçon de chose, il se distingue par sa forme, ses dimensions, ses feuilles, son nom. Ce qui fascine l'enfant c'est que les « noms puissent être plus grands que les choses » et il prendra plaisir à traiter les arbres, dans ses exercices de grammaire ou de rédaction, comme s'ils étaient des noms propres, scandalisant ses maîtres, mais n'était-ce pas prédestiné à son patronyme, nom commun « racine » devenu nom propre et qui plus est partie intégrante de l'arbre, mais  partie secrète, enfouie  et dont pourtant  dépend sa force, sa vigueur, son ampleur ? Or dès ce passage, la présence du roi, à peine plus âgé que lui, ombre menaçante pour le jardin comme plus tard pour les Jansénistes et le Jansénisme, attire l'enfant déshérité comme si une trajectoire souterraine le conduirait, par le biais de la pure exigence de la langue, de l'élégance de ses vers, lui qui aura pourtant été élevé dans l'humilité et la crainte de Dieu, à se hisser jusqu'à l'intimité du roi, au faîte de sa gloire. Je crois donc que ce passage, dans l'économie du roman, n'est ni fortuit ni anodin, mais recèle bien un sens caché que le nom même du poète tout à la fois voile et dévoile.

                                                                      ***

C'est aussi dans les premières pages et plus exactement dans le premier chapitre qu'il est question d'arbres dans, Une forêt d'arbres creux d'Antoine Choplin1.
Le premier chapitre s'intitule « Les deux ormes ». Il correspond à l'arrivée au ghetto de Terezin, fin 1941, de Bedrich (dessinateur), de sa femme et de leur fils.
L'arbre est vu par le regard de Bedrich mais la description, là encore, loin d'être décorative, loin d'être une pause dans le récit à peine amorcé, est en résonance directe avec le destin tragique du personnage principal et des occupants de la ville-ghetto qu'est Terezin.

Les deux ormes
                                                                                           
 Quand il regarde les deux arbres de la place, il pense à tous les arbres du monde.
 Il songe à leur constance, qu'ils soient d'ici ou de là-bas, du dehors ou du dedans. Il se dit : vois comme ils traversent les jours sombres avec cette élégance inaltérée, ce semblable ressort vital. Ceux bordant la route qui relie la gare au ghetto, et qui s'inclinent à peine dans la nudité ventée des espaces. Ceux des forêts au loin, chacun comme une obole au paysage, et dont la cohorte se perd au flanc des montagnes de Bohême. Ceux aussi des jardins de l'enfance et que colorent les chants d'oiseaux. Ceux des collines froides, des bords de mer, ceux qui font de l'ombre aux promeneurs de l'été.

 Ces deux-là sont peut-être des ormes. Des ormes diffus, à en juger par l'opulence décousue de la ramure. Même au seuil de l'hiver, la seule densité des branches réussit à foncer le sol d'un gris plus net. ... Les deux ormes, appelons-les ainsi, de tailles sensiblement égales, jeunes encore sans doute, distants de quelques mètres à peine et confondant ainsi leurs cimes. Par contraste, la clarté laiteuse du jour perçant la ramure au cœur rend à chaque branche sa forme singulière. On voit ainsi combien la silhouette rondouillarde et équilibrée de l'arbre résulte de l'agrégat d'élancements brisés, de lignes rompues et poursuivant autrement leur course, de désordres. Dans ce chaos que ne tempère que cette tension partagée vers le haut, l'œil a tôt fait d'imaginer des corps décharnés, souffrants, empruntant à une gestuelle de flamme ou de danseuse andalouse, implorant grâce ou criant au visage du bourreau la formule d'un ultime sortilège, résistant un instant encore à l'appel du gouffre que l'on croirait s'ouvrant à la base du tronc.


[...] Il repense aux forêts aperçues depuis le train et à cette étrange sérénité que ces paysages lui ont procuré malgré tout. Les forêts portent les espoirs, il se dit. Elles ne trompent pas. On n'a jamais rapporté le cas d'une forêt d'arbres creux, n'est-ce pas ?

  Peut-être ces ormes ne sont-ils pas des ormes, mais ce qu'ils sont, à coup sûr, ce sont des arbres.
Ici, justement, le fait d’être ignorant en botanique et d'identifier approximativement ces arbres pour finalement décider de les désigner comme orme (on est tenté de prononcer de travers et de dire «homme» - comme d'ôter un « h » à hêtre du texte de Jean Giono-), c'est d'emblée refuser la stigmatisation et considérer à l'instar d'Anselme « L'espèce humaine » comme une. L'analogie arbre/homme ne se veut pas originale, mais en revanche elle a quelque chose d'originel qui résonne immédiatement en chacun de nous.

 
La vue de ces deux ormes par les yeux du protagoniste est d'abord celle d'un plasticien sensible aux volumes, aux ombres, au cadrage, à la lumière, puis elle se complique et se fait vision : ce qui se tient derrière la simplicité apparente du trait composant le dessin du couple d'ormes « la silhouette rondouillarde et équilibrée de l'arbre » se métamorphose en enchevêtrements macabres, en images de chaos, de violence, de souffrance infinie. Il voit la destinée effroyable qui l’attend lui et les siens, lui et le ghetto tout entier et dès lors sous le dessin sage c’est le dessin de la géhenne, de la mort infâme, de la vérité de la Shoah qui apparaît. Les deux dessins se superposent : l’un officiel, l’autre caché,  disant le réel exactement comme il lui sera donné de le  faire dans sa vie dans le ghetto où le jour il travaillera sur des plans et la nuit, tel Pénélope, il détissera par son témoignage en dessins et caricatures ce  qu’on l’aura obligé d’accomplir dans la journée.

 Bedrich, sous la plume sans emphase d’Antoine Choplin devient une des figures d’homme sauvé par son acte de résistance, par son acte visionnaire, son acuité, sa détermination et sa volonté de croire qu’il n’existe pas de forêts « d’arbres creux. »

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Avec le récit, L'amour et les forêts d’Éric Reinhardt3,
il faudra attendre la fin de l’histoire pour que s’ouvre un chapitre dans lequel il sera question d’arbres. Il pourrait tout aussi bien ne pas en faire partie. Il vient, en effet, après la mort de Bénédicte Ombredanne et paraît comme suspendu dans un temps improbable, un hors temps où le fictionnel reprend ses droits, réinventant la réalité ou montrant en tout cas que la force d’un récit ne tient pas à son poids factuel, mais bien à quelque chose qui le transcende – la poésie des personnages, des situations, la beauté de la langue, le sublime de l’amour. La scène se passe dans la forêt qui côtoie la maison de Christian, l’amant de Bénédicte. Elle est revenue le voir, après son premier cancer, semblerait-il (mais tout est flou, possible mais incertain). Elle est revenue pour rester. Ce qu’elle désire, bien avant qu’il ne l’embrasse à nouveau, c’est qu’ils fassent une promenade en forêt. Un dialogue s’ouvre, véritable parabole, en lien intime avec la vie de cette jeune femme.


-    Contrairement à ce qu’on entend parfois, le lierre n’est pas un parasite. C’est une liane qui s’accroche aux arbres et qui peut donc avoir tendance à les étouffer, ils sont contraints, dans leur croissance, par ce grillage qui est autour, mais ça ne les empêche pas de pousser. Ça peut juste leur créer des blessures.

-    Ils vont très bien ensemble, je trouve, ce lierre et ce grand chêne.
-    L’avantage du lierre, pour les insectes, c’est qu’il a une floraison hyper tardive, septembre, octobre.
-    Mes mois préférés. [..]       
-    Et là, le vert, c’est quoi ?
-    Eh bien c’est du lierre.
-    Là aussi ? Tout ça c’est du lierre ? Si gros ?
     Il est tellement développé qu’on ne sait plus qui est venu sur qui !
     Ce sont deux arbres à part égale, pratiquement.
-    Ils se concurrencent pour la lumière, c’est certain.
-    C’est un chêne ?
-    Exactement.
-    Ce qui est beau c’est que ce chêne, du coup, il a des feuilles. Regarde, il est tout vert, on se croirait   en plein été. Les autres chênes sont dénudés, mais pas lui, il est resplendissant. […]
-   Cet été il le sera encore plus, quand il aura les feuilles du chêne au milieu des feuilles du lierre.
    Comme deux arbres mélangés. Comme une troisième espèce transcendant les deux premières.
-   Il monte tout en haut.
-   Il est allé chercher la lumière. Le lierre, au départ, il est rampant, mais dès qu’il trouve un support pour grimper, il s’élève vers la lumière. Ce n’est pas comme le gui, il n’est pas parasite, il ne tue pas les arbres…

- Le gui, il tue les arbres ?
- Bien sûr !
- Ah bon ? Mais je ne savais pas. Quelle triste nouvelle !
- Pourquoi ça ?
- Parce que j’adore les boules de gui. Les arbres qui ont des boules de gui, ils ont l’air d’avoir plus de valeur que les autres. C’est comme des ornements, des distinctions. Je trouve qu’avec ces sphères dans leur branchage, parfaites, de différentes tailles, disposées harmonieusement, ils ont beaucoup d’allure, on les croirait ajoutés aux paysages de la main d’un peintre. Par Léonard de Vinci. […]
- Dis-toi que les arbres qui ont des boules de gui sont en train de mourir…


Le lierre ou le gui. Telle est la question. Mais elle est posée après la mort pathétique de Bénédicte parasitée à mort par son mari. Il n’aurait fallu que le lierre (Christian) pas même le compromis de l’un et l’autre, car le gui, de toute façon fait mourir le chêne.
Mais Bénédicte s’est laissée ronger par le gui, anéantir par sa malfaisance.

 Le chapitre ne peut décidément être lu que comme une fin utopique, une fin de rêve, comme dans les romans sentimentaux. La parabole creuse encore la douleur que l’on ressent pour cette femme au destin si triste qui a vécu comme « ceux qui préfèrent les illusions. Qui aiment se faire piéger.
Qui aiment ce que les images leur racontent, même si elles sont piégées. »

*
1. le Saule de Michaux, décembre 2015


 
Rencontre Arbres littéraires
par Dominique Zinenberg
février 2016

Créé le 1 mars 2002

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