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Robert Walser, le vagabond immobile…

 par Olivier Fressard dit Olangst



« Je parle et dans chacune de mes paroles s'étend une steppe de mutisme. »



Sur " La promenade " de Robert Walser


“ Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. ”

Ainsi le narrateur entame-t-il sa promenade, avec légèreté et bonne humeur. Suisse, né dans la petite ville de Bienne sise au bord d’un lac, sans travail, il passe son existence à marcher d’un lieu à un autre, prend garde néanmoins de ne point trop s’écarter de sa province natale, et se livre à son activité favorite : se perdre en appréciations morales sur tout ce qu’il croise.

Robert Walser est né en 1878, bibliothécaire de 1896 jusqu'en 1906, il a séjourné les 23 dernières années de sa vie dans un asile psychiatrique où il n'écrira plus, passant son temps à des tâches quotidiennes. La nuit de Noël 1956 il est retrouvé mort dans la neige, habillé d'un costume noir avec son chapeau posé à côté.

Ecrivain de langue allemande, apprécié de Kafka, Musil, Benjamin, il est l’auteur de L'institut Benjamenta (1909), son chef-d'oeuvre, et de La promenade (1917). Il a écrit également de nombreux poèmes dont les célèbres Microgrammes écrits à la main dans une écriture minuscule totalement illisible déchiffrée depuis peu.

Etre sociologiquement plat, “ vagabond immobile ”, Walser ne nous abreuve d’aucune jérémiade. Nous persuader de l’inconvénient d’être né, que l’homme est voué à l’ennui, que la méditation sur le mal de vivre est l’unique chemin ? Nullement. Replié sur son coin de Jura, montagne sans majesté, terne comme la campagne, il ne professe ni nihilisme ni révolte. Son don : s’émerveiller du monde, de la nature et, plus encore, des mœurs des gens. Toujours à la lisière du monde social, il tient par dessus tout aux convenances et aux bonnes manières, à la politesse et à la courtoisie. La vie quotidienne et les mœurs communes tels qu’ils apparaissent dans les lieux publics, voilà le théâtre du monde.
 

“ J’éprouvais une curiosité joyeuse pour tout ce qui allait bien pouvoir se trouver sur ma route ou la croiser. Mes pas étaient mesurés et tranquilles. En allant mon chemin, je manifestais, pour autant que je sache, passablement de dignité. J’aime à dissimuler ce que je ressens aux yeux de mes semblables, sans pour autant m’y appliquer anxieusement, ce que je considèrerais comme un défaut. ”


Promeneur, il est aux antipodes de Rousseau quand, éloigné du monde à son corps défendant, il décide de ne plus faire société qu’avec lui-même. Le dimanche, jour des promenades d’apparat, a sa préférence. Foin des condamnations littéraires du “ dimanche de la vie ” ! Il considère tout sous l’angle de la morale commune sur laquelle crachent les avant-gardes. Semblable ici à Kafka, morale et sociabilité ne sont pas pour lui objet de mépris mais des idéaux secrets. Son peu d’être social ne lui inspire aucun dénigrement des forces de la vie.
 

Je n’avais pas fait vingt pas sur une large place pleine de monde que le professeur Meili, compétence de premier ordre, me rencontrait doucement.
C’était comme l’autorité inébranlable qui s’avançait, M.Meili, grave, solennel, souverain. A la main il tenait une canne inflexible, scientifique, qui m’inspira terreur, vénération et respect. Le nez de Meili était aquilin ou busqué, dur, tranchant, impérieux, sévère. La bouche était juridiquement serrée et pincée. La démarche de ce célèbre savant faisait songer à une loi d’airain. Dans les yeux austères du professeur Meili, dissimulés derrière des sourcils touffus, fulguraient l’histoire universelle et le reflet d’actions héroïques depuis longtemps passées. Son chapeau ressemblait à un souverain inamovible. Cependant, au total, le professeur Meili se comportait d’une façon fort clémente, comme quelqu’un qui n’avait nul besoin de manifester quelle somme de pouvoir et de poids il personnifiait. ” 


Walser est un innocent insolent, un simple véhément, un marginal conformiste, un solitaire ouvert. Il est victime consentante, serf volontaire et moqueur de tous les effets de domination symbolique. A la limite de la misère, réduit à des emplois de domestique ou de commis, écrivant dans de petites chambres d’hôtel, énorme timide sans femme et sans famille, il est pourtant l’antithèse de l’homme du ressentiment. Heureux comme par une “ force majeure ” , il considère toute chose avec candeur et juvénilité, celle parfois d’un sale garnement. Walser, c’est un adulte resté gamin qui défend la morale, toujours prompt à s’offusquer de tout manquement au savoir-vivre et au bon goût, mais toujours prêt, aussi bien, à lui faire de bruyants pieds de nez. Balançant entre soumission et provocation, entre humilité et insolence, domestique ou commis, infiniment supérieur à ses maîtres par l’esprit et la sensibilité, il entend néanmoins que chacun tienne sa place, que les cérémonies et les protocoles soient respectés. Il a toutes les raisons d’en vouloir au monde social mais sa révolte ne dépasse pas le stade des canulars et sa dignité, il la trouve dans la défense de la morale commune. Bref, Walser est un drôle de moraliste !

Il demeure, psychologiquement, fixé au stade moral de l’enfant accédant à l’âge de raison. Mais cela avec une pointe de plaisir pervers. Apercevant à travers une fenêtre un instituteur devant sa classe 
 

“ le promeneur [Walser] eut aussitôt le vif désir de redevenir un enfant et un écolier indocile, de retourner à l’école et, pour n’avoir pas été sage, d’avoir le droit de récolter en punition une volée de coups bien mérités. ”


Walser n’a de cesse de trouver cette distance à l’ordre social qui, autorisant les transgressions des règles, permette de jouir des peines. Mais l’humilité devant les règles sociales est trop excessive pour ne pas se retourner en persiflage. D’où, aussi bien, les provocations de gamin contre les bienséances de la vie bourgeoise. S’il critique la parade, l’ostentation, le somptuaire au nom de la discrétion, de la simplicité, de la frugalité, il n’y oppose aucun projet subversif. 
S’en prendre aux mœurs tout en revendiquant le décorum, voilà l’attitude essentielle de Walser. Dans l’oisiveté de la promenade, il entend se rendre sensible l’obligation du travail, dans l’insolence, les règles de la comédie sociale. 

Au fond, il rêve, comme Kafka, d’un paradis pour lui inaccessible : l’adaptation sociale.  Il souffre d’un défaut irréversible de socialisation compensé par une remarquable sublimation, une frustration transformée par un humour souvent irrésistible. 

Tout le prix de cette attitude morale, apparemment très commune et conformiste, réside dans le ton et la perspective. Walser, outsider s’il en est, se livre de façon véritablement obsessionnelle à tous ses jugements, avec une parfaite naïveté et un plaisir souverain: c’est un moraliste enjoué et non un prêcheur. Cependant, tant d’obséquiosité exprime une ambivalence énorme à l’égard des mœurs communes. Il y a chez lui une énorme ironie à l’égard de soi comme des autres. 

L’érotisme chez Walser est marqué du même sceau de candeur ironique.
 

“ Une ou deux dames portant des jupes d’une brièveté stupéfiante, et des bottines de couleur d’une hauteur, d’une étroitesse, d’une finesse, d’une élégance et d’une délicatesse surprenantes, se font remarquer tout aussi bien que n’importe quoi d’autre. ”


Il s’agit toujours de désamorcer les pulsions par la bienveillance, de concéder l’attrait en le mettant aussitôt à distance, de reconnaître sa solitude sans la renverser en envie ou en mépris. Ainsi, une jolie femme est essentiellement une personne “ digne de vénération ” et si la frustration se fait sentir, elle prend aussitôt une valeur coupable :
 

“ Peut-être par suite d’une grande fatigue, je pensais à une jolie fille et au fait que j’étais bien seul au monde, et que ce n’était sûrement pas bien. ” 


Le monde doit être, inséparablement, bon et beau. Tout cela confinerait au désuet et flirterait avec la mièvrerie si ce n’était transfiguré par l’ironie et la poésie. Faire de la poésie avec la morale, défendre la vertu avec tendresse, voilà l’art walsérien. Il y a, dans son style, une enflure ingénue de la parole, une logorrhée emphatique du langage dans des relations sociales qui s’apparentent toujours plus à des rêveries diurnes qu’à la réalité. Quoi de plus risqué, par exemple, et exigeant plus de précautions que de s’adresser à une jeune cantatrice rencontrée au hasard, que de faire des remontrances à son couturier, que de répondre aux empressements d’une hôtesse ? Le promeneur, mû par un excès de prévenance, s’enferre dans d’infinis propos cérémonieux qui tournent au monologue ou au dialogue de sourds. Walser lâche la bride à une parole fantasque qui s’emballe et qui, pourtant, demeure, au plan de la langue, remarquablement maîtrisé. 

Walser donne un nouveau visage, où la névrose se mêle à la légèreté vagabonde, à la figure traditionnelle du “ Taugenichts ”, le propre-à-rien de Eichendorff  :
 

“ Tandis que j’allais mon chemin tel un voyou amélioré, un vagabond, maraudeur, fainéant ou chemineau plus raffiné, longeant toutes sortes de confortables jardins regorgeant de légumes satisfaits… ”.


Pour l’écrivain marginalisé, l’alchimie du social prend un tour fantastique. L’aide financière inopinée de quelques bienfaitrices lui vaut ce discours de son banquier qui lui remet l’argent :
 

“ vous pouvez […] vous réjouir de ce que quelques nobles bienfaitrices au grand cœur, animées par l’idée sublime qu’il est beau d’atténuer la détresse et d’endiguer la souffrance, aient voulu qu’il soit venu en aide à un pauvre écrivain boudé par le succès. Qu’il se soit trouvé des gens pour consentir à se souvenir de vous, et qu’il existe heureusement des personnes pour qui l’existence, manifestement méprisée trop souvent, de l’écrivain est loin de mériter qu’on l’ignore avec indifférence, voilà qui mérite que l’on vous félicite. ”


Lorsque les questions plus graves affleurent, Walser les traite sur le mode d’une nostalgie poétique, d’une mélancolie tendre jusque dans la pensée de la mort.
 

“ Etre enterré là discrètement dans la terre fraîche du bois, ce serait sûrement doux. Si seulement on pouvait dans la mort sentir encore la mort et en jouir ! ”


Bientôt, la promenade et le jour touchant à leur fin, une ombre sans pathos traverse les pensées de Walser.
 

“ Considérant la terre, l’air et le ciel, je fus saisi de l’idée morose, irrésistible, qui me contraignit à me dire qu’entre ciel et terre j’étais un pauvre prisonnier, que nous étions lamentablement enfermés de la sorte, que pour nous tous il n’y avait nulle part un chemin menant dans l’autre monde, sinon ce chemin unique qui nous conduit à descendre dans le trou sombre, dans le sol, dans la tombe. ”“ Ai-je cueilli des fleurs pour les déposer sur mon malheur ? me demandai-je , et le bouquet tomba de ma main. Je m’étais levé pour rentrer chez moi, car il était déjà tard et tout était sombre. ”


Olangst,
le 1er juin 2002

olangst@yahoo.fr

Créé le 1 mars 2002

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