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Richard Rognet
par Dominique Zinenberg

 Article sur "Élégies pour le temps de vivre",
Dans les méandres des saisons.
Richard Rognet. Poésie Gallimard (2015)


  «
Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse, / disant inépuisablement la même eau pure. »
                                                                    Rainer Maria Rilke, Les Sonnets à Orphée trad. M. Betz.

Pourquoi citer Rainer Maria Rilke au seuil d'un travail sur Richard Rognet ?
Eh bien, il me semble en lisant sa poésie que j'entends s'écouler l'eau d'une fontaine et que je vois cette fontaine au cœur d'un village, qui « inépuisablement », de façon régulière, fidèle, accueillante, laisse passer cet écoulement de mots, se pliant à la loi de la langue et à celle de la nature en un échange poreux, élastique, humble et généreux. Pareil à l'écoulement tranquille de la fontaine, dans le bain de son rythme, dans son questionnement chuchoté et dans la prosodie singulière que le poète met en œuvre  grâce aux anaphores, aux enjambements audacieux qui semblent séparer ce qui ne peut l'être (le déterminant du nom auquel il se rapporte, d'un vers ou d'une strophe à l'autre) créant ainsi de façon paradoxale une continuité liquide, un murmure continu  - énigmatique conciliabule entre « je » et « tu » d'un poème à l'autre, d'un climat à l'autre, d'une saison à l'autre, le poète toujours en alerte veille, creuse, interroge, s'inquiète, s'effarouche, s'apaise, observe dans un continuum émotionnel où la discrétion se lie à l'intime, l'ouvert au secret, la simplicité et le familier au creusement énigmatique du doute, de l'incertitude comme à la force du chagrin et du manque.

  Le cours des choses détermine le climat du poème. La nature, omniprésente, occupe une place de choix mais la prédilection du poète pour les jours de pluie, de brouillard, les ciels gris, nuageux, la fragilité des fleurs, les rayonnements soudain transformant le paysage prédominent.

 Mélancolie-élégie de deuil d'amour de manque. Toutes saisons confondues. Que citer ? Tout est représentatif de cet état mental, mais un poème, à chaque fois, est l'arrêt d'un passant assoiffé qui boit à la fontaine, n'est-ce pas ?

              [...]

           et te voilà, seul devant toi, avec la pluie

              roulant sur les fleurs qui t'enseignèrent

              le silence afin que tu oublies la glissade

              du temps et l'amertume d'avoir trop

              aimé, trop attendu ce qui ne conduisait

              à rien, les fleurs qu'il eût fallu

              protéger dans les terrains abandonnés,

              contre les murs des maisons vides, les fleurs,

 

              les mémorables fleurs, et leur mélancolie,

              leur unique douceur dans les soirs

            où tu t'ensevelis comme une ombre

              qu'une autre ombre absorbe en palpitant […]

 

Pour oublier « la glissade du temps », quelle meilleure façon adopter sinon celle de brouiller le temps :
le passé contigu au présent jaillit ou s'efface tour à tour, ne laissant que quelques lambeaux, quelques traces infimes pour rêver, se ressaisir ou questionner ? 

             [ …]

             [ …]

         Que la haute fenêtre propose
         aux enfants d'aujourd'hui des reflets
         dont se souvient la nuit, ne
         change rien à l'effacement
         qui me précède et dans lequel
         les siècles qui s'annoncent
         m'engloutiront sans autre
         forme de procès. […]

  Richard Rognet questionne sans cesse. Émoi existentiel à fleur de peau, tout l'interroge, tant de questions le saisissent, emplissant les vers, comme des litanies qui hantent son chant.

         Quoi donc, avec le temps,
         s'est mis entre nos corps ? Quelle
         pauvreté de cœur ? Quel immense
         chagrin du fond de la mémoire ? Quoi
         donc ? …


 Pourtant nous n'avons pas affaire à une poésie abstraite ou conceptuelle. Tout ce qui pousse le poète à s'interroger est ancré dans le plus quotidien, dans le plus concret, dans ce que lui offre l'expérience du jour qui devient le poème du jour. Car la sensation de lire un journal intime dont les dates se seraient effacées, les saisons entremêlées, affleure bien souvent le lecteur. D'une observation sur le jardin, lors d'une promenade, depuis une fenêtre, devant quelque détail infime traversant la journée naît un poème qui rejoint le flux régulier de cette matière limpide et liquide qui distingue sa voix de celle d'autres poètes.

  http://www.francopolis.net/francosemailles/RognetRichard-mai2015.html

  C'est peut-être pour cette raison que je ne cherche pas à distinguer particulièrement Élégies pour le temps de vivre de Dans les méandres des saisons. Le poète lui-même, d'après ce que nous apprend la belle Préface de Béatrice Marchal, récuse la notion de recueil bien qu'il assume des titres distincts, c'est à dire au fond à un certain déplacement d'un ouvrage à l'autre.

 Je m'en tiendrai pour conclure à quelques remarques sur les trente -trois poèmes écrits après la mort de sa mère. « (en vertu de l'attachement du poète au chiffre 3) » précise Béatrice Marchal car ces feuillets « Elle était là quand on rentrait » occupe une place à part, on le sent bien dans la partition générale. La mort redoutée de la mère forme une empreinte, un sceau dans la matière poétique condensant tous les thèmes récurrents à leur paroxysme et de façon farouchement sobre.

  Un conciliabule s’établit d’emblée dans les poésies d’après le décès de la mère entre « je » et « tu ».
Un « entretien infini » peut désormais prendre place entre eux, un entretien qui raconte les faits, les deux jours qui ont précédé sa mort, sa mort elle-même, les jours qui suivent, les retours en arrière avec en arrière-plan les frères réunis en un « nous » discret ; les jours de deuil qui s’égrènent en saisons, en promesses de fleurs tenues, en excursions-pèlerinages, en rappels de la vie du temps du couple, de l’amour des parents, et toujours la chambre sacrée de la mère, son armoire odorante, le souvenir de ses pas, de son souffle, de son regard porté sur les fleurs de son jardin. Puis on ne sait plus si « tu » ne redeviens pas un autre « je » (comme dans les autres poèmes d’avant la disparition de la mère) mais l’on sent que le poète est pour ainsi dire enceint de sa mère morte, insinuée en lui :


                                                      « … Je suis
   sûr que ma mère, dont la mort n’a pas aboli
   la présence, continue de passer chaque jour
   dans ma vie. »

   « Ma mère s’est éteinte, ses fleurs me tirent      
    des larmes, lorsque sa mort vient me parler. »

   « C’est en moi que tu es enterrée, non dans
   ce froid caveau … »

                                        « … Ma mère, en moi,
   sourit. Bien sûr qu’on aura les roses espérées. »

                                                    « …On ne vit


 
pas neuf mois dans le corps d’une mère, sans
  qu’au
moment de sa mort, ne surgisse de soi,
  le douloureux écho du cri de la naissance. »


  Rien que des souffles, de doux pétales sur une abeille morte, la trace de son odeur, le regard du poète posé sur les fleurs, sur le monde comme pour suppléer aux yeux qu’il a fermés, de fugitifs souvenirs d’enfance « Elle était là quand on rentrait la mère, /elle était là, assise… » ; « On aimait que sa présence flottât sur nos/ journées, comme le petit jour sur les prés/et les bois. » et dans le même poème, dans le dernier tercet «  … et nous la laissions/seule pour aller faire un tour, sachant/ qu’elle serait là, lorsque l’on rentrerait. »
  Dans ce cycle de deuil, la voix du poète allie détresse à pudeur, charme à pleurs, douceur familière à poésie pure. Et l’on assiste au lent cheminement tortueux, indocile, rétif même, qui mène à une acceptation de porter jusqu’au bout la chaîne mémorielle familiale, de se placer dans l’héritage et la filiation générationnelle :

                                 « … et je serrais
  fort, contre ma poitrine, la copie de cet
  acte où ma présence se glissait entre la 
signature de mon père et celle de m
a mère. »  






***



* Richard Rognet, poète abondamment primé et pourtant très discret,

- Voir avant tout son catalogue aux
Éditions Gallimard.

- Une belle chronique également par M
atthieBaumier sur Recours au poème.

- Voir aussi : Richard Rognet : une voix pour éclairer la forêt obscure par Monique Labidoire


Richard Rognet
présenté par Dominique Zinenberg
mars 2016

Créé le 1 mars 2002

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