Entretien avec
Armand DUPUY
J’ai
découvert tout récemment le travail d’Armand
Dupuy. Des amis m’avaient recommandé la
lecture de ses textes parus sur Remue.net. Curieuse de découvrir
les motivations de ce jeune auteur (il a 28 ans et a peu
publié), je l’ai contacté via internet.
Un échange a suivi. La profondeur et l’exigence
de ses propos m’ont très vite séduite.
Voici le contenu de cet échange :
Ma première
impression à la lecture de ces textes a été
de me trouver face à des blocs de mots cherchant
à démêler les fils de la perception.
Des phrases très courtes, resserrées, une
succession de notes pour peindre des paysages. Très
vite l’exigence est posée : l'écriture
doit intégrer les limites de l'oeil "Il faudrait
mettre au rancart les yeux". On perçoit un agacement
face aux méandres de la pensée qui brouillent
la vision : "Est-il besoin de tourner ma pelote en
questions ?" "Décidément voir nous
recule comme coup de crosse double".
Ce que vous percevez,
je crois, est juste. Démêler les fils de la
perception. Mais ce avec quoi je perçois, l'oeil
(qui vaut souvent pour tout le reste) est tout aussi brouillé
et confus que ce que je perçois. C'est compliqué.
Il faudrait comprendre deux fois chaque chose. Ce qu’elle
est et comment je la reçois. Et souvent, plus j’essaye
de voir, de comprendre, plus je m’éloigne.
Au final c'est décevant. On essaye de s’approcher
et voilà, tout se tait, s’absente.
Le mot démarche
me gêne, enfin m’étonne. C'est beaucoup
plus bête que ça: j’écris en réaction
à ce que je vois, à ce que je sens, à
ce qui me dérange ou m’empêche. Je ne
sais jamais ce que je vais écrire. Ça vient,
je note et rumine ce qui vient, puis j'use cela pour lui
donner une forme qui m’intéresse ou qui me
permette de mieux cerner quelque chose, d’approcher
ce que je cherche.
A propos de "peindre
des paysages": oui, saisir ce qui dans le paysage répond
au paysage interne. C'est quelque chose comme ça.
Ça se répond ou s’affronte.
Ce matin par exemple je jette un oeil à la fenêtre
et j'observe le prunus nu, alors qu'il était jusque-là
gonflé, touffu. Et ça m'en dit long, aujourd'hui,
de le voir comme ça, ça me renseigne sur mon
propre état.
Certains autres jours, ça ne me dira rien. C'est
comme si le dehors, certaines fois, venait me renseigner
sur l’état interne, par analogies.
Dès le
début, la pensée est du côté
de la lourdeur, l'empêchement, le texte affirme la
nécessité de "lutter contre son propre
bruit" , est-ce ce silence que vous recherchez en écrivant
?
Lutter contre mon propre bruit, oui, ça
je crois que c'est important. La formule est d'André
du Bouchet (Dans la chaleur vacante, p.75, Poésie/Gallimard)
que je lisais au moment où j’écrivais
ces textes. S’asseoir devant une feuille de papier
c’est se taire. C’est donc une première
manière de lutter contre le trop de bruit, mon trop
de bruit, contre l’agitation ambiante. On parle beaucoup
pour rien dire. C'est aussi lutter contre la confusion,
savoir faire taire certaines choses ou les laisser dire,
peut-être, pour qu’elles se taisent enfin, en
trouvant une issue. C’est tenter une parole juste,
enfin la plus juste possible.
Mais en même temps, le bruit c'est la vie. C’est
donc lutter contre certains bruits, contre des bruits de
mort sans doute (puisqu'il s'agit de ça quand même
dans cette suite de textes, même si on ne le devine
peut-être pas. Chercher le silence absolu de la pensée,
n’est ni possible ni souhaitable. Juste avant cette
phrase empruntée à Du Bouchet, j'ai écris
les oiseaux les enfants participent au silence. Il
y a une forme de bruit qui ne fait pas de bruit, qui ne
dérange pas, je ne sais pas si je me fais comprendre.
Une sorte de silence tendu, comment dire… une tension
silencieuse vers la vie, je le dirais peut-être comme
ça. C’est ce que je cherche. De plus, j’entends
ce mot « contre » dans ses deux sens : travailler
à réduire mon surplus de bruit et m’adosser
à ce bruit. M’installer contre ce bruit qui
parfois m’épaule.
Il y a un profond désir
de justesse dans vos propos et dans vos textes, en même
temps qu'une conscience aigüe des limites de la perception
humaine. Débusquer le faux, quitte à vivre
des pertes d'équilibre. Vos textes 7 et 8 me donnent
à penser cela surtout : texte 7 = désir de
ne pas "s'étourdir de mots" mais le paysage
penche et entraine à sa suite, texte 8 "Le haut
plisse et gomme le bas", "quelque chose avant
de tomber" et finalement, c'est la table qui "stabilise
tout". Je ne sais pas si cela a un lien, mais le titre
m'interroge "Ne porte", j'y vois là aussi
un déséquilibre, un manque d'appui. Il y aurait
là un choix de vivre le déséquilibre
jusqu'au bout dans l'espoir de trouver une parole juste,
cette "forme de bruit qui ne fait pas de bruit"
dont vous parlez...
Tenter d'être juste, le plus possible,
oui. Mais je suis toujours méfiant. Il n'y a pas
de justesse sans limites, vous le soulignez. Comme s'il
fallait, dans le poème, enfin dans ce qu'on nomme
ainsi, lutter contre le poème (ou ce que l'on entend
par ce mot). Lutter contre quoi précisément,
je ne saurais le dire de manière précise.
C'est plus une sensation diffuse. J'essaye en tout cas de
faire en sorte qu'il y ait le moins d'arnaque possible dans
ce que j'écris, et comme je ne suis pas sûr
du tout de savoir « débusquer le faux »
(je reprends vos mots), je crois que cela repose sur le
consentement aux déséquilibres (la limite
de la justesse – la discordance). On accepte de s'installer,
pour un temps, dans le déséquilibre, et de
s’en laisser déloger, ainsi de suite…
Je ne dis pas que j'y arrive, j'aimerais. Ce n’est
pas facile de se laisser déloger.
L’association que vous faites me convient: la parole
juste serait ce bruit qui ne fait pas de bruit. Ne pas se
tailler une langue trop bruyante ou brillante, et ne surtout
pas s'étourdir de mots, (l'ami Mohammed el Amraoui
dirait "syntaxe de Narcisse"...). Essayer de dire
les choses simplement.
Déséquilibre et la table stabilise le tout...
on s'installe devant la page, on attend, on observe, parfois
sans rien noter. La table stabilise : c’est le plaisir
de la page blanche. Quelque chose viendra peut-être.
Le titre de la série n'est pas sans lien avec tout
cela, avec ce déséquilibre, même si,
lorsque j'ai écrit ces textes, "Ne porte"
signifiait tout autre chose. Cela n'est pas très
explicite et je ne souhaite pas que ça le soit particulièrement.
Ça relève de la sphère privée.
D’ailleurs ce n'est pas le sujet des textes... c'est
plus une toile de fond. Finalement, ce que j'écris
ne se cramponne jamais à un sujet précis,
je crois. Peut-être que, souvent, je ne brosse que
des toiles de fond, avec parfois quelqu'un, quelque chose
qui passe. Pas beaucoup plus.
Je m'interroge
aussi sur la forme de ces textes, très carrée,
chacun étant numéroté, comme autant
de relevés d'une expérience...
Pour la forme des textes, j'aime les paquets
serrés. Ça n'a pas de sens supplémentaires.
Et les numéros disent une chronologie, c'est tout.
J'ai aussi vu que vous avez publié plusieurs ouvrages
avec les éditions Sang d'encre, pouvez-vous me parler
de votre lien avec cette maison d'édition ainsi que
de votre rapport à la peinture ?
Les éditions Sang d’Encre
ont accueilli plusieurs petites choses, c’est vrai.
Mais je me sens loin de ces textes, qui, pour la plupart,
sont les premiers que j’ai osé garder. Je ne
m’y retrouve plus trop, mais je ne renie rien. Il
y a aussi un livre d’artiste chez Sang d’Encre
avec Aurélie Noël, qui est peintre. J’avais
écris les textes qui le composent en découvrant
sa peinture.
Il m’arrive d’écrire à partir
de la peinture, de prendre des notes, pour garder quelque
chose de la rencontre. "A partir de la peinture,"
c’est une expression qui me plait, car je ne peux
pas m’empêcher de me demander si la peinture
qui se tient devant moi ne suffit pas, s'il y a vraiment
besoin de lui ajouter une doublure de texte, ou quoi que
ce soit. (Je me complique sans doute la vie,... pourquoi
se poser ces questions et ne pas se contenter d'accueillir
ce qui vient,...)
Ainsi, puisqu'il ne s’agit pas de la décrire,
de s’y installer, je m'autorise à écrire.
Bernard Noël note que celui qui observe une œuvre
voit son propre contact avec elle. Je vais peut-être
un peu dans ce sens, j’essaye de percevoir ce contact.
J’écris donc, d’une
certaine manière, pour quitter la peinture. Je travaille
à en partir. Car si je reste trop près, je
ne vois plus rien de ce que je vois. C’est comme un
gibier, ça détale quand on s’approche
trop, et ça laisse un grand silence.
Cela fait tout à fait écho
avec vos propos précédents sur la nécessité
de "démêler les fils de la perception",
vous répondez vous-même à votre crainte
"je ne peux m'empêcher de me demander si la peinture
ne suffit pas".
Concernant ce que je dis de la peinture,
je n'invente rien, je m'en rends compte. Voici ce qu'un
ami m'a transmis hier soir, ça tombe à pic
! C'est extrait d'un entretien entre Du Bouchet et Veinstein
sur France Culture:
[ A.V. : (…) Il se trouve que très souvent
vos textes sont partis de la peinture. Comme si pour vous,
c’était toujours écrire sur la peinture.
A. DB. : Vous dites « partis de la peinture »,
oui, mais prenant aussi leur point de départ dans
la peinture pour « quitter » la peinture. Dans
l’émotion de la rencontre avec une œuvre,
le prolongement de cette œuvre se situe aussi à
l’infini loin d’elle. Au musée, quand
vous êtes touchés par une œuvre c’est
la fenêtre qui vous parle.
(…) je rencontre la peinture mais pour la quitter.
Pour suivre un propre chemin de réflexion que cette
rencontre a activée. Parce qu'au fond la peinture,
si elle est vivante, se passe très bien de ce que
je peux en dire. Elle suscite quelque chose en moi et je
vais « de mon côté ». C'est ce
que donne un véritable accompagnement. ]
J’ai été surpris! Ça fait deux
fois que nous parlons de Du Bouchet, mais je connais mal
son oeuvre, j'ai lu les deux volumes parus dans la petite
collection Poésie / Gallimard cet été,
deux de ses carnets, voilà tout. Je crois qu’il
exprime, dans ces quelques mots, de manière tout
à fait précise, le mouvement que peut enclencher
la rencontre avec une peinture.
Etes-vous peintre vous-même ?
Je ne suis pas peintre, non. J'ai peint
un peu, pendant deux ou trois ans, j'ai accumulé
quelques toiles et dessins, mais j'ai fini par détruire
tout ce que je n’avais pas donné, il y a peu.
C'était mauvais et je n'y trouvais pas de satisfaction.
Peindre ne m'aidait à rien. En revanche le travail
de certaines personnes me passionne (Winfried Veit, Barbara
Schroeder, Aurélie Noël), m'aide à cheminer,
me secoue.
L'écriture
serait donc une manière de "peindre des toiles
de fond" en espérant que quelque chose, quelqu'un,
traverse... Il s'agirait donc de savoir se rendre disponible
à ce qui advient, même si cela ne nous est
pas naturel, une disponibilité proche de celle de
la page blanche...
L'écriture, oui, c'est se mettre
en état de disponibilité. En creux. Devenir
page blanche. Atteindre une sorte de seuil de porosité.
On pourrait trouver pas mal d'images qui tentent de dire
la position dans laquelle on se trouve lorsqu'on écrit.
L’idée de toile de fond me va bien. Il n’est
toutefois jamais dit que quelque chose s’y passera
/ y passera. Ça me va.
J'aimerais que vous me parliez
de vos goûts littéraires, quels auteurs vous
ont influencé, et vous influencent encore ? Quelle
est la place de vos lectures dans votre travail ?
Je crois qu’il est important de commencer
par Charles Juliet. J’ai découvert son œuvre
pendant une période assez critique. Elle m’a
épaulé, vraiment. J’ai commencé
par lire ses journaux. L’autre faim venait
de sortir, le titre m’avait percuté ; J’ai
commencé par là et j’ai lu tout le reste.
Les journaux à rebrousse-poil, sa poésie,
ses récits, ses nouvelles, quand j’ai fait
le tour de ce qu’on pouvait trouver en librairie,
j’ai cherché de vieilles revues, des livres
plus rares. Pendant une année je n’ai lu que
ça. Mais grâce à Charles Juliet j’ai
découvert de nombreux auteurs, de nombreux peintres.
Son journal est une porte extraordinaire. Il m’a fallu
un peu de temps pour décoller de tout cela. J’ai
beaucoup idéalisé l’œuvre et l’homme.
Aujourd’hui, bien sûr, je peux me retourner
vers d’autres choses, même s’il est toujours
présent. Il y a de nombreux auteurs que j’aime
et qui m’accompagnent. Je les aime car leur travail
est fortement chevillé à l’expérience
du quotidien. Une manière de garder les pieds sur
terre tout en refusant, luttant, tenant tête. Je ne
citerai que des contemporains, ceux que j’ai lu /
relu le plus récemment pour restreindre la liste,
je vous livre quelques noms en vrac : Antoine Emaz, Mohammed
El Amraoui, Philippe Rahmy, Pierre Bergounioux, Sophie G.
Lucas… Leur travail est exigent !
Je pense aussi à Nicolas Grégoire, particulièrement
à ses derniers textes (inédits) qui me percutent
(ça / cogne / plus en plus / faudrait que / main
suive). Je découvre également, depuis
peu, le travail de Claude Favre qui mérite le détour.
C’est difficile de dire la part de l’influence
de ces lectures, mais je suis sûr au moins d’une
chose : ça aide. En dehors de l’écriture
j’entends. Ça aide à vivre. Ça
accompagne.
Pourriez-vous
me parler de ce moment où vous vous êtes autorisé
à garder vos textes ? En quoi la lecture de Charles
Juliet a été décisive pour faire ce
pas, ainsi que celui de la publication ?
Le pas de la publication, je ne l’ai
pas vraiment franchi. Je n’ai pas publié grand
chose à ce jour et ce qui l’a été
est resté très très confidentiel. C’est
peut-être pour cela que j’ai accepté
d’ailleurs. Je me sentais bien fébrile. Pour
la suite on verra. En tout cas c’est une façon
de passer à autre chose, de poursuivre le travail.
Ça a le mérite d’aider à cela
et, surtout, surtout, de susciter des rencontres.
La lecture de Charles Juliet a été déterminante
puisqu’en lisant son œuvre, peu à peu,
je me suis senti autorisé à écrire.
C’est à dire autorisé à ne plus
réprimer une activité mentale « souterraine
» essentielle. Je pouvais désormais la laisser
tirer ses ramifications puis prendre corps. Ne plus la taire.
L’important n’était plus le produit fini,
idéalisé, mais le processus, le travail en
train de se faire et de se défaire.
Vous définissez
l'écriture comme une mise en état de disponibilité,
et quand vous parlez de vos lectures, vous évoquez
"Une manière de garder les pieds sur terre tout
en refusant, luttant, tenant tête", les deux
mouvements opposition / disponibilité sont donc présents
dans votre travail ? Vous avez parlé à plusieurs
reprises de ce mouvement de "creusement" pour
laisser de la place à ce qui pourrait venir, mais
pouvez-vous me parler davantage de cette position de refus,
cette façon de tenir tête (à quoi?)
par l'écriture, la lecture ?
Effectivement, écrire (et lire) c’est se rendre
disponible, se laisser creuser tout en tenant tête.
Se laisser creuser n’est pas simple. Quelque chose
refuse. Il en va de notre intégrité. Il y
a ce que nous aimerions et ce qui se fait sans nous, en
nous, que nous ne pouvons pas ignorer pour autant. C’est
un perpétuel jeu de tensions, d’oppositions.
Des forces contraires s’empoignent.
Ecrire est une manière d’essayer de se rendre
présent (malgré tout ce qui résiste
en nous) à ce contre quoi nous devons lutter. Pour
s’opposer à quelque chose, ça paraît
bête, mais il faut bien lui concéder un peu
d’existence, il faut donc lui faire une place, l’accueillir.
Tenir tête à quoi… Je me demande souvent.
Tenir tête à ce qui nous hante. Ne pas se laisser
démanteler. Au début de l’entretien
nous disions « lutter contre certains bruits…
». C’est également tenir tête à
ce qui nous entoure, qui parfois n’est guère
supportable. Depuis quelques temps, par exemple, je travaille
en prison. A force d’y entrer, d’en sortir,
de circuler derrière ces murs, on s’habitue,
malgré soi. On fait moins attention. Je devrais dire
« je »,… j’ai tendance à
m’y faire et je ne veux surtout pas. Tenir tête,
c’est ne pas s’habituer à cette crasse,
à cette promiscuité, à nos préjugés.
L’ébauche de textes récemment parue
sur Remue.net témoigne de cette volonté. Mais
ce n’est pas une (op)position rigide. Tenir tête
à tout prix, pour je ne sais quel plaisir, n’a
pas de sens. C’est simplement rester vigilant. Persister
dans la pensée – si lapidaire et fébrile
soit-elle – là où ça ne pense
plus, là où l’on voudrait que nous pensions
de moins en moins.
Bibliographie :
En 2006 Les mains de Charles Juliet, aux éditions
Sang d'Encre, avec d'autres auteurs et 3 peintres, ainsi
que malgré tout avec tout, livre d'artiste avec Aurélie
Noël (http://www.artmajeur.com/aurelienoel/).
A lire sur Remue.net, un ensemble de textes dehors
/ hors de / horde
Un "bulletin spécial" de la revue Poésie-Rencontre
( la pige et devant ressasse) est paru en 2007,
ainsi qu’un texte dans la revue Verso (n°129).
D’autres sont à venir dans le n°13 de N4728.
Armand
Dupuy, notre invité au salon ce mois de décembre
07
Entretien de Sabine Chagnaud
pour Francopolis
Décembre 2007
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