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regard sur l'écriture
de Vincent Wahl

Ecrire de la poésie ?

D’où ça vient… le goût d’écrire…et d’écrire de la poésie.. ce goût de rire ou pleurer en s’éclaboussant de sa propre langue ?

C’est quand même « l’activité » artistique la moins avouable… qui se promène quelque part entre deux pôles, celui de la parole habillée, ornée, celui au contraire, de la parole nue. Qui voudrait se tenir proche du langage dans son état natif…Mais pas loin non plus des zones dangereuses de la rhétorique, de la formule publicitaire.. C’est quelque chose qui peut trimbaler avec soi des souvenirs agaçants, voire impressionnants de récitations, de récalci-transes, d’humiliation, de contrainte… réaction à l’intimidation de la culture savante ou plutôt à l’usage qu’en font les.. maîtres. Trop d’honneur et son petit frère : ce n’est pas bien sérieux tout ça, c’est apparemment facile, et il faut sans doute entendre comme une revendication le déni qui vient parfois (souvent ?) répondre à l'aveu. Oui, j’écris de la poésie. Ah, je serais bien (in)capable d’en faire autant..


D’où vient mon goût d’écrire de la poésie?
de mes circulations solitaires d’ado, sur un vélo ? C’est peut-être là qu’apparemment ça a commencé, mais il y a un « avant », qui vient des autres. Pour ce qui me concerne de la chanson un peu, du jeu de mots, beaucoup, des écrivains ou des poètes, plus tard… La parole de l’autre initialise la mienne comme une boule de billard en chasse une autre. Et les bandes de la table de billard sont comme un vis à vis. Comme la page qu’on imprime avant de la retravailler, pour la mettre à distance, pour faciliter les rebonds..

Je ne sais pas lire de la poésie comme je lis un roman, du début à la fin . Je feuillette, et de temps en temps je tombe sur une matière verbale que je sens proche de moi, je ne sais pourquoi, dans laquelle je peux insuffler un peu de moi-même. Voilà pourquoi, il faudrait ne jamais se décourager de feuilleter (eh oui, je suis attaché au support papier), pourquoi la poésie devrait être autant une affaire de bibliothèques que de librairies (mais on sait que tout bon libraire accepte de laisser le temps au client de feuilleter)… voilà pourquoi il faut accepter de ne pas tout comprendre : un ensemble de mots, de significations partielle, d’images et de sons tout d’un coup va me séduire ; l’enjeu n’est pas de comprendre ce que le poète veut dire, mais ce que ce poème là veut me dire à moi. Et j’aime que mon propre poème m’échappe, qu’on le comprenne différemment de ce que j’ai cru vouloir dire, ou qu’on me dise carrément : je ne comprends pas, mais ça me touche.

Je regrette chaque fois que je me dis ou que je me laisse dire poète
on n'est pas poète par essence
on écrit parfois de la poésie
quand j'écris, arrive parfois un moment où ça me plaît
où ça cristallise
mais je n'ai aucune garantie aujourd'hui d'écrire demain
quoi que ce soit qui me plaira.


Alors, où vais-je ?
Paradoxalement pour aboutir à un texte, il faut que je me donne un projet. Pourtant on est bien dans un jeu de qui perd gagne, ou plutôt, d’ effets de bord, de sous-produits . On n’est pas dans le domaine des causalités directes, du volontarisme (il faut quand même de l’obstination), de l’assurance qualité, ou de la culture du résultat. Mais il me faut à moi un projet pour que le résiduel ait une chance de se frayer un chemin, de trouver une voie étroite entre l’écho aux bruits du dehors, et la soumission aux images des autres. Par exemple, avec Œil ventriloque, mon prochain livre à paraître au printemps 2008 chez Rhubarbe, j’ai accumulé un matériau important dans un domaine qui m’attirait : celui des mots de la nourriture. Des notes, sur des petits carnets, mais aussi des menus, des recettes, des histoires…. Ensuite, j’ai écrit en grande masses, en collines de saindoux, puis j’ai taillé dans celles-ci les façades de mes maisons troglodytes. L’écriture a privilégié dans un premier temps le périmètre, l’épaisseur puis dans un deuxième le travail en profondeur, les ajustements et les ravivements mutuels de textes qui prennent sens par leur voisinage. En réitérant les cycles, autant de fois que nécessaire. Dans ce cas là, je suis arrivé à une forme de méditation narrative.

Mes morceaux d’écriture préférés naissent souvent dans des moments d’incertitude, d’instabilité du langage, par exemple dans la confrontation de plusieurs champs sémantiques, des mots de la conversation « ordinaire » avec des lexiques spécialisés, dans les tics de langage, les jeux de mots volontaires ou non. C’est ainsi que le vocabulaire de l’alimentation se met à parler aussi d’autre chose, de rapport aux autres, de généalogie personnelle ou familiale, d’éthique, etc.

Ce que j’écris en ce moment et dont témoignent les textes que j’ai proposé à « Francopolis », n’est pas encore très précis pour moi. Je sais que cela concernera la colère, comme épice qui empêche de pourrir tout à fait, comme véhicule d’une mémoire pénible. J’aimerais y retrouver aussi mai 68 comme moment de colère joyeuse, de fièvre utopique partagée un bref moment par un peuple (presque) tout entier, qui nous requiert encore malgré les récupérations carriéristes. Ma mémoire fabriquée, ma génération d’un mythe à mon propre usage (car j’étais trop jeune et trop à la campagne pour seulement percevoir ce qui s’est passé alors) de mai 68, comme métaphore de toutes mes mémoires empruntées par morceaux, cousues à la Frankenstein. J’aimerais aussi y mettre les cybernétiques du pouvoir qui assourdissent nos oreilles usées, rusées… Je ne sais pas, malgré trois ans de travail, déjà, où ça me conduira. Je sais que cela passera par l’accumulation de matériaux, sous prétexte de ce « projet », et j’espère qu’un jour, par effet de masse, peut être, par essais et erreurs, se condensera la bouillie des sensations. .. mais pour le moment je croule un peu.


Et dans quel état j’erre ?
Dans les cultures orales, le poète, l’aède , le griot a un discours d’autorité, de révélation ou de manipulation. Mais chez nous, aujourd’hui, celui qui écrit de la poésie devrait à mon sens balbutier, zoner dans la perplexité. Dans notre bruit télévisuel, dans le marché de l’individu prêt à porter, acheté sur cintre ou rayonnage, mode d’emploi pour « customisation » inclus, il y a, me semble-t-il un enjeu autour de la prise de parole. Autour du goût, de la confiance de la fierté pour, en, de sa parole à soi. Essayer d’affiner ses perceptions et sa capacité de les exprimer, faire usage d’une parole pas trop univoque pas trop sûre d’elle-même, interstitielle, ne me paraît pas anodin. A nous de trouver les mots d’une présence ironique, s’efforçant de sortir du dérisoire Spectacle, de chercher le ton, la conversation…




Deux suites de poèmes de Vincent Wahl

                                    Le facteur bourricot

Variable d’ajustement
épaisseur
du trait :

n’être que signature sur la feuille de présence, fiche cartonnée
sur un planning point
statistique

être celui qui a déjà servi avant même son arrivée.



C’est  bon de demeurer
celui
qui répartit
Parcimonie

et change à chaque instant
les règles
comme une toile à sacs qu’on secoue pour figurer la mer

ça n’empêche pas d’exhiber son ouverture aux méthodes modernes
de management
à la culture de l’évaluation
des indicateurs de performance
de la gestion par objectifs

gouvernement des choses
dit Milner
d’être humains tendant vers
l’immuabilité l’indifférence
de la chose
gestion

de la fuite en avant dans le mouvement
brownien

par objectifs.



Veiller au savon, rendre glissants les seuils,
les rampes
veiller à ce qu’aucune règle ne se retourne contre son auteur
crée peu de propension à l’empathie.

Comme un gamin tout fier d’un compas neuf
on se sent autorisé à tracer des arceaux
sur le cercle
jusqu’à créer en son plein centre
des  territoires d’exclusion

et tant pis pour la cerisaie
tombant
sous la hache.



Le facteur humain ce serait bien qu’on
investisse

dans le facteur humain
au lieu de le considérer seulement
comme variable

d’ajustement.



Il y a presque en toutes provinces des asnes en abondance.

Lorsque les dirigeants étaient eux-même
des salariés
en se protégeant eux-même, ils protégeaient les autres
contre la versatilité des Marchés
mais lorsqu’ils deviennent des actionnaires,

c’est en diversifiant leur portefeuille, qu’ils se protègent.

Les asnes font de grands prouffits.

Avocats d’affaires, banquiers, cadres supérieurs de groupes multinationaux, les « nomades » ont des intérêts divergents de ceux des personnes peu qualifiées ou peu mobiles dont le capitalisme n’a désormais plus besoin… les doués sont réclamés, les autres abandonnés.

Asnes de Perse valent mieux que les chevaux.


… la redistribution, qui était l’arbre de transmission du capitalisme fordien, a perdu beaucoup de son importance dans le capitalisme d’aujourd’hui. « Intégrer les couches basses n’est plus nécessaires, les élites fonctionnent toutes seules ».

Les autres ? Transition espèces de gonds, tissu conjonctif génération
sacrifiée.

L’asne est un vrai mirouër de patience

N’ont qu’à être clairs
sur ce qu’ils veulent

n’ont qu’à être plus remués plus employables
user de leur droit
à compétitivité et sinon

n’ont qu’à regarder les jeux
à la télé.








Vue sur la soupe

Parfois on se laisse entraîner
à désigner comme bouillon
d’idées neuves
où grouilleraient de futurs porteurs de charges
utiles

une simple infusion
de foin

aussi nous les ânes voulons rester
variables
en couleur du pelage longueur des cils
obstination et s’il faut en
délire.

Les asnes ont les oreilles plus grandes
que tout autre animal.


Alors  sortant de garde, de synthèse, du groupe lambda mu nu
préparatoire
à la commission  de programmation

d’un quelconque cercle  d’autopersuasion d’ajustement mutuel de célébration d’un rituel
du pouvoir,
encore muqueux de soupe, morveux de grimace
ce besoin d’écraser
un piéton, n’importe lequel, venger sur n’importe qui
notre vie à nous
gâchée
notre temps gaspillé
notre besoin de sens ignoré, bafoué, utilisé
dédaigné par les puissants
ceux qui font semblant de diriger
quelque chose
 









... mais pas même la dignité
du symptôme.





Purin qu’nos larmes.

Enorme ta colère, énorme
un ballon qu’enserrent les bras
du petit homme rougissant
de Sempé ou du Bobby
de Pézenas

celui là qui vivait d’espoir.



Enorme comme l’éclatement l’éternuement
l’éternel dénuement
balayant de son socle
l’gonze à l’égo d’airain, chef à visière
qui se tient près de la machine
sans y toucher

le décideur : plan d’action
stratégique
rhétorique énergique

indicateurs
à jour toujours

rapports zèbres - dromadaires scrupuleusement
tenus par d’autres

pour n’être lus par

personne.



A se tirer des balles
faute de pouvoir croire à son travail.



Vas y dégo vas-y dégoise!
Crache donc dans la soupe à pois
l’adapté l’habitué
est là sur le muret
pour tendre le rétroviseur
pour soulever le périscope
du ridicule.



Ridicule
homoncule
perclus d’effroi

baissant colère

comme d’autres le pantalon
cassant le thermomètre
car ne pouvant mettre un terme au ....
(ha ha !)

renversant le Beffroi
la Tour d’alarme...



Vincent Wahl







Surtout la santé !


Corps à surveiller corps à surveiller
tant ça se déglingue dès que tourne
ton dos
tant quand tu rattrapes la droite ça s’en va par la gauche

t’as intérêt à numéroter tes abattis (donner corps dépecé à la menace):

le foie pas droit ne se répand plus
mais distille triglycérides indésirables :
à croire un temps qu’il se dévore lui-même :
échographies, biopsies

le sinus qu’ORL veut aérer, en faisant un trou dans l’os
les valvules mitrales, aortiques, les polypes
dans les boyaux l’arthrose qui ronge les cervicales,
les hanches

le rhumatologue parle des cartilages comme d’un compte chèque
doté une fois pour toutes à chacun de gérer : ménager ou tirer
décider quand ça vaut le coup de se laisser aller à courir;  ressources à économiser métaphore de ta vie même ?

les dents, ah les dents vacuité du minéral dépressif
dont toi-même broies l’émail, les dents s’allumant l’une après l’autre débordées de kystes, fistules



et l’allergie au venin de guêpe, les  verrues
éternuements subits prurits de
contrariété.


            Il a bon dos, le corps
quand j’éprouve cette satisfaction secrète à la tombée du fruit
du verdict

extraction arrachement

ablation amputation

satisfaction

putain d’amputation qu’on paye

les dents ah les dents
dépressives à l’occlusion
effondrée
sous la dent rôde, bouche ouverte,
la peur
de la peur.



Corps à surveiller LITTÉRALEMENT
suivre le pourrissement des petits morceaux l’un après l’autre
faire du parcours de soins un collier de griffes de dents d’ours une chaîne de rendez vous
cafteux

tout cela c’est mieux sans doute
pour jalonner le temps
que vomir inexpliquablement tous les trois mois

ça sature moins le quotidien
mais quand même ça encombre
ça se déroule ça se déploie mais  derrière ou dessous soi


(entre le temps à perdre, les bouts de corps à laisser tomber en contrepartie de la force ascensionnelle
une équation aérostatique,
tenace)
Mais un jour, tous comptes soldés
à découvert,
tout mon poids de chair rejeté

will be hardly left a pound
of bones



alors aujourd’hui tu
voudrais tu
voudrais?



Affadi, le Morse ..

Signaux à restaurer amplifier
dans le silence du corps
suspect.

Qui donc                refoulé
qui le          sournois

qui donc                 traître ?



Même l’air que j’inspire
alimente ce p’tit look retourné
de connard coi
qu’ont balayé les mèches.



Gare ! les corpuscules vont partir droit
devant voracement chacun pour soi,
à la creuse

vrombissant dans ton cadavre têtu.



De tous ses doigts mon corps préfère
le silence
à l’aveu

bridant des plaies jacassantes.



Ton corps outre-passant
corps anamnèse

souviens-le



barbaque à rats

bouffie, biffée
rebiffée

enjoins la !


Sel et morsures

ça coûte un peu beaucoup - se taire
mais comment parler
sans colère
et quelle colère sans confiance
sans souvenance
sans grâce sans camisole
écrue claquant sur le
chemin

mon corps trop peu salé ma chair  travaillent
dérapent sur la pointe des dents
comme un frère lai
déchaussé

hurlent questions

de qui de combien de personnes
en conflit
suis-je la projection
de qui suis-je terminal (de cuisson)? tête de pont, sinon
conquête ?



Je suis Vincent
enfant on m’appelait Vingt sous
deux fois dissous



alors aujourd’hui je voudrais

une prophylaxie rouge et vive
une vague fraîche et mordeuse surgie
de l’intérieur
qui refluerait en abandonnant sable lavé régénéré



comme si on pouvait croire encore aux solutions
définitives.



 Sans sel sans son

Ma colère disqualifiée
invalidée dévalisée dévitalisée
dénoncée du Pape, du pop’art, des papilles, du Papa,
du papivore
 

Couvée de bobards cinquante ans sans indication
d’origine

sur le dévers
débondée.

Colère à cinquante ans encore et toujours le soupçon
de révolte adolescente
un écho lointain peut être de l’antique
protéger la grande masse des étudiants d’une poignée d’agitateurs

colère prise en nasse

ma colère inter-dite
glosée d’un pilier l’autre
d’un mur à l’autre qui se rapprochent,
dévorante, renvoyée vers moi,
yeux crevés
cheveux rasés.

A ceux qui m’annulent m’amulent : espèce de
génération inutile
limeurs de dents
râpeurs de genoux de gnâque de grâce



Ma colère est cirque
dérisoire
ma colère à pleurer très mollo
à décapiter par le petit bout avant les bœufs 
ma colère embourbée en  Basse Bretagne ou sur une ancienne base américaine

à considérer administrativement à sauver  par arrêté préfectoral
à sauver par compassion dérision de la dérision lassitude
par simple volontarisme dont acte
oxymorique
de notaire et comme tous notaires
sans aveu.





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Liens
- Communauté des parlants chez Cylibris
- aux Éditions Rhubarbe :
Œil ventriloque, à paraître chez Rhubarbe au printemps 2008 est une célébration et une méditation perplexe, sur les méandres de la nourriture, de l’œil à la parole.
- Appel d’air, ouvrage collectif écrit dans l’urgence, pendant la campagne présidentielle, qui s’adresse sur le mode de la fiction et de la poésie « à la France qui se lève tôt ».
- la Zone du Dehors d’Alain Damasio, une note de lecture dans le même esprit que ma participation à Appel d’Air...
- voir aussi un extrait de cette recension, qui a été reprise sur plusieurs sites


Vincent Wahl
Recherche de Philippe Vallet
pour Francopolis
janvier 2008 


Créé le 1 mars 2002

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