D’où vient mon
goût d’écrire de la poésie?
de mes circulations solitaires d’ado, sur un
vélo ? C’est peut-être là qu’apparemment ça
a commencé, mais il y a un «
avant », qui vient des
autres. Pour ce qui me concerne de la chanson un peu, du jeu de mots,
beaucoup, des
écrivains ou des poètes, plus tard… La parole de l’autre
initialise la mienne comme une boule de billard en chasse une autre. Et
les bandes de la table de billard sont comme un vis à vis. Comme
la page qu’on imprime avant de la retravailler, pour la mettre à
distance, pour faciliter les rebonds..
Je ne sais pas lire de la poésie comme je lis un roman, du
début à la fin . Je feuillette, et de temps en temps je
tombe sur une matière verbale que je sens proche de moi, je ne
sais pourquoi, dans laquelle je peux insuffler un peu de
moi-même. Voilà pourquoi, il faudrait ne jamais se
décourager de feuilleter (eh oui, je suis attaché au
support papier), pourquoi la poésie devrait être autant
une affaire de bibliothèques que de librairies (mais on sait que
tout bon libraire accepte de laisser le temps au client de feuilleter)…
voilà pourquoi il faut accepter de ne pas tout comprendre : un
ensemble de mots, de significations partielle, d’images et de sons tout
d’un coup va me séduire ; l’enjeu n’est pas de comprendre ce que
le poète veut dire, mais ce que ce poème là veut
me dire à moi. Et j’aime que mon propre poème
m’échappe, qu’on le comprenne différemment de ce que j’ai
cru vouloir dire, ou qu’on me dise carrément : je ne comprends
pas, mais ça me touche.
Je regrette chaque fois que je me dis ou que je me laisse dire
poète
on n'est pas poète par essence
on écrit parfois de la poésie
quand j'écris, arrive parfois un moment où ça me
plaît
où ça cristallise
mais je n'ai aucune garantie aujourd'hui d'écrire demain
quoi que ce soit qui me plaira.
Alors, où vais-je ?
Paradoxalement pour aboutir à un texte, il
faut que je me donne un projet. Pourtant on est bien dans un jeu de qui
perd gagne, ou plutôt, d’ effets de bord, de sous-produits . On
n’est pas dans le domaine des causalités directes, du
volontarisme (il faut quand même de l’obstination), de
l’assurance qualité, ou de la culture du résultat. Mais
il me faut à moi un projet pour que le résiduel ait une
chance de se frayer un chemin, de trouver une voie étroite entre
l’écho aux bruits du dehors, et la soumission aux images des
autres. Par exemple, avec
Œil
ventriloque, mon prochain livre à paraître au
printemps 2008 chez Rhubarbe, j’ai accumulé un matériau
important dans un domaine qui m’attirait : celui des mots de la
nourriture. Des notes, sur des petits carnets, mais aussi des menus,
des recettes, des histoires…. Ensuite, j’ai écrit en grande
masses, en collines de saindoux, puis j’ai taillé dans celles-ci
les façades de mes maisons troglodytes. L’écriture a
privilégié dans un premier temps le
périmètre, l’épaisseur puis dans un
deuxième le travail en profondeur, les ajustements et les
ravivements mutuels de textes qui prennent sens par leur voisinage. En
réitérant les cycles, autant de fois que
nécessaire. Dans ce cas là, je suis arrivé
à une forme de méditation narrative.
Mes morceaux d’écriture préférés naissent
souvent dans des moments d’incertitude, d’instabilité du
langage, par exemple dans la confrontation de plusieurs champs
sémantiques, des mots de la conversation «
ordinaire » avec des lexiques
spécialisés, dans les tics de langage, les jeux de mots
volontaires ou non. C’est ainsi que le vocabulaire de l’alimentation se
met à parler aussi d’autre chose, de rapport aux autres, de
généalogie personnelle ou familiale, d’éthique,
etc.
Ce que j’écris en ce moment et dont témoignent les textes
que j’ai proposé à « Francopolis », n’est pas
encore très précis pour moi. Je sais que cela concernera
la colère, comme épice qui empêche de pourrir tout
à fait, comme véhicule d’une mémoire
pénible. J’aimerais y retrouver aussi mai 68 comme moment de
colère joyeuse, de fièvre utopique partagée un
bref moment par un peuple (presque) tout entier, qui nous requiert
encore malgré les récupérations
carriéristes. Ma mémoire fabriquée, ma
génération d’un mythe à mon propre usage (car
j’étais trop jeune et trop à la campagne pour seulement
percevoir ce qui s’est passé alors) de mai 68, comme
métaphore de toutes mes mémoires empruntées par
morceaux, cousues à la Frankenstein. J’aimerais aussi y mettre
les cybernétiques du pouvoir qui assourdissent nos oreilles
usées, rusées… Je ne sais pas, malgré trois ans de
travail, déjà, où ça me conduira. Je sais
que cela passera par l’accumulation de matériaux, sous
prétexte de ce « projet », et j’espère qu’un
jour, par effet de masse, peut être, par essais et erreurs, se
condensera la bouillie des sensations. .. mais pour le moment je croule
un peu.
Et dans quel état
j’erre ?
Dans les cultures orales, le poète, l’aède , le griot a
un discours d’autorité, de révélation ou de
manipulation. Mais chez nous, aujourd’hui, celui qui écrit de la
poésie devrait à mon sens balbutier, zoner dans la
perplexité. Dans notre bruit télévisuel, dans le
marché de l’individu prêt à porter, acheté
sur cintre ou rayonnage, mode d’emploi pour « customisation
» inclus, il y a, me semble-t-il un enjeu autour de la prise de
parole. Autour du goût, de la confiance de la fierté pour,
en, de sa parole à soi. Essayer d’affiner ses perceptions et sa
capacité de les exprimer, faire usage d’une parole pas trop
univoque pas trop sûre d’elle-même, interstitielle, ne me
paraît pas anodin. A nous de trouver les mots d’une
présence ironique, s’efforçant de sortir du
dérisoire Spectacle, de chercher le ton, la conversation…
Deux suites de
poèmes de Vincent Wahl
Le facteur
bourricot
Variable d’ajustement épaisseur
du trait :
n’être que signature sur la feuille de présence, fiche
cartonnée
sur un planning point
statistique
être celui qui a déjà servi avant même son
arrivée.
C’est bon de demeurer
celui
qui répartit
Parcimonie
et change à chaque instant
les règles
comme une toile à sacs qu’on secoue pour figurer la mer
ça n’empêche pas d’exhiber son ouverture aux
méthodes modernes
de management
à la culture de l’évaluation
des indicateurs de performance
de la gestion par objectifs
gouvernement des choses
dit Milner
d’être humains tendant vers
l’immuabilité l’indifférence
de la chose
gestion
de la fuite en avant dans le mouvement
brownien
par objectifs.
Veiller au savon,
rendre glissants les seuils,
les rampes
veiller à ce qu’aucune règle ne se retourne contre son
auteur
crée peu de propension à l’empathie.
Comme un gamin tout fier d’un compas neuf
on se sent autorisé à tracer des arceaux
sur le cercle
jusqu’à créer en son plein centre
des territoires d’exclusion
et tant pis pour la cerisaie
tombant
sous la hache.
Le facteur humain ce serait bien qu’on
investisse
dans le facteur humain
au lieu de le considérer seulement
comme variable
d’ajustement.
Il y a presque en toutes
provinces des asnes en abondance.
Lorsque les dirigeants étaient eux-même
des salariés
en se protégeant eux-même, ils protégeaient les
autres
contre la versatilité des Marchés
mais lorsqu’ils deviennent des actionnaires,
c’est en diversifiant leur portefeuille, qu’ils se protègent.
Les asnes font de grands
prouffits.
Avocats d’affaires,
banquiers, cadres supérieurs de groupes multinationaux, les
« nomades » ont des intérêts divergents de
ceux des personnes peu qualifiées ou peu mobiles dont le
capitalisme n’a désormais plus besoin… les doués sont
réclamés, les autres abandonnés.
Asnes de Perse valent mieux que les chevaux.
… la redistribution, qui
était l’arbre de transmission du capitalisme fordien, a perdu
beaucoup de son importance dans le capitalisme d’aujourd’hui. «
Intégrer les couches basses n’est plus nécessaires, les
élites fonctionnent toutes seules ».
Les autres ? Transition espèces de gonds, tissu conjonctif
génération
sacrifiée.
L’asne est un vrai
mirouër de patience
N’ont qu’à être clairs
sur ce qu’ils veulent
n’ont qu’à être plus remués plus employables
user de leur droit
à compétitivité et sinon
n’ont qu’à regarder les jeux
à la télé.
Vue sur la soupe
Parfois on se laisse entraîner
à désigner comme bouillon
d’idées neuves
où grouilleraient de futurs porteurs de charges
utiles
une simple infusion
de foin
aussi nous les ânes voulons rester
variables
en couleur du pelage longueur des cils
obstination et s’il faut en
délire.
Les asnes ont les
oreilles plus grandes
que tout autre animal.
Alors sortant de garde, de synthèse, du groupe lambda mu nu
préparatoire
à la commission de programmation
d’un quelconque cercle d’autopersuasion d’ajustement mutuel de
célébration d’un rituel
du pouvoir,
encore muqueux de soupe, morveux de grimace
ce besoin d’écraser
un piéton, n’importe lequel, venger sur n’importe qui
notre vie à nous
gâchée
notre temps gaspillé
notre besoin de sens ignoré, bafoué, utilisé
dédaigné par les puissants
ceux qui font semblant de diriger
quelque chose
... mais pas même la dignité
du symptôme.
Purin qu’nos larmes.
Enorme ta colère, énorme
un ballon qu’enserrent les bras
du petit homme rougissant
de Sempé ou du Bobby
de Pézenas
celui là qui vivait d’espoir.
Enorme comme l’éclatement l’éternuement
l’éternel dénuement
balayant de son socle
l’gonze à l’égo d’airain, chef à visière
qui se tient près de la machine
sans y toucher
le décideur : plan d’action
stratégique
rhétorique énergique
indicateurs
à jour toujours
rapports zèbres - dromadaires scrupuleusement
tenus par d’autres
pour n’être lus par
personne.
A se tirer des balles
faute de pouvoir croire à son travail.
Vas y dégo vas-y dégoise!
Crache donc dans la soupe à pois
l’adapté l’habitué
est là sur le muret
pour tendre le rétroviseur
pour soulever le périscope
du ridicule.
Ridicule
homoncule
perclus d’effroi
baissant colère
comme d’autres le pantalon
cassant le thermomètre
car ne pouvant mettre un terme au ....
(ha ha !)
renversant le Beffroi
la Tour d’alarme...
Vincent Wahl
Surtout la santé !
Corps à surveiller
corps à surveiller
tant ça se déglingue dès que tourne
ton dos
tant quand tu rattrapes la droite ça s’en va par la gauche
t’as intérêt à numéroter tes abattis (donner
corps dépecé à la menace):
le foie pas droit ne se répand plus
mais distille triglycérides indésirables :
à croire un temps qu’il se dévore lui-même :
échographies, biopsies
le sinus qu’ORL veut aérer, en faisant un trou dans l’os
les valvules mitrales, aortiques, les polypes
dans les boyaux l’arthrose qui ronge les cervicales,
les hanches
le rhumatologue parle des cartilages comme d’un compte chèque
doté une fois pour toutes à chacun de gérer :
ménager ou tirer
décider quand ça vaut le coup de se laisser aller
à courir; ressources à économiser
métaphore de ta vie même ?
les dents, ah les dents vacuité du minéral
dépressif
dont toi-même broies l’émail, les dents s’allumant l’une
après l’autre débordées de kystes, fistules
et l’allergie au venin de guêpe, les verrues
éternuements subits prurits de
contrariété.
Il a bon dos,
le corps
quand j’éprouve cette satisfaction secrète à la
tombée du fruit
du verdict
extraction arrachement
ablation amputation
satisfaction
putain d’amputation qu’on paye
les dents ah les dents
dépressives à l’occlusion
effondrée
sous la dent rôde, bouche ouverte,
la peur
de la peur.
Corps à surveiller LITTÉRALEMENT
suivre le pourrissement des petits morceaux l’un après l’autre
faire du parcours de soins un collier de griffes de dents d’ours une
chaîne de rendez vous
cafteux
tout cela c’est mieux sans doute
pour jalonner le temps
que vomir inexpliquablement tous les trois mois
ça sature moins le quotidien
mais quand même ça encombre
ça se déroule ça se déploie mais
derrière ou dessous soi
(entre le temps à perdre, les bouts de corps à laisser
tomber en contrepartie de la force ascensionnelle
une équation aérostatique,
tenace)
Mais un jour, tous comptes soldés
à découvert,
tout mon poids de chair rejeté
will be hardly left a pound
of bones
alors aujourd’hui tu
voudrais tu
voudrais?
Affadi, le Morse
..
Signaux à restaurer amplifier
dans le silence du corps
suspect.
Qui
donc
refoulé
qui le sournois
qui
donc
traître ?
Même l’air que j’inspire
alimente ce p’tit look retourné
de connard coi
qu’ont balayé les mèches.
Gare ! les corpuscules vont partir droit
devant voracement chacun pour soi,
à la creuse
vrombissant dans ton cadavre têtu.
De tous ses doigts mon corps préfère
le silence
à l’aveu
bridant des plaies jacassantes.
Ton corps outre-passant
corps anamnèse
souviens-le
barbaque à rats
bouffie, biffée
rebiffée
enjoins la !
Sel et morsures
ça coûte un peu beaucoup - se taire
mais comment parler
sans colère
et quelle colère sans confiance
sans souvenance
sans grâce sans camisole
écrue claquant sur le
chemin
mon corps trop peu salé ma chair travaillent
dérapent sur la pointe des dents
comme un frère lai
déchaussé
hurlent questions
de qui de combien de personnes
en conflit
suis-je la projection
de qui suis-je terminal (de cuisson)? tête de pont, sinon
conquête ?
Je suis Vincent
enfant on m’appelait Vingt sous
deux fois dissous
alors aujourd’hui je voudrais
une prophylaxie rouge et vive
une vague fraîche et mordeuse surgie
de l’intérieur
qui refluerait en abandonnant sable lavé
régénéré
comme si on pouvait croire encore aux solutions
définitives.
Sans sel sans son
Ma colère disqualifiée
invalidée dévalisée dévitalisée
dénoncée du Pape, du pop’art, des papilles, du Papa,
du papivore
Couvée de bobards cinquante ans sans indication
d’origine
sur le dévers
débondée.
Colère à cinquante ans encore et toujours le
soupçon
de révolte adolescente
un écho lointain peut être de l’antique
protéger la grande
masse des étudiants d’une poignée d’agitateurs
colère prise en nasse
ma colère inter-dite
glosée d’un pilier l’autre
d’un mur à l’autre qui se rapprochent,
dévorante, renvoyée vers moi,
yeux crevés
cheveux rasés.
A ceux qui m’annulent m’amulent : espèce de
génération inutile
limeurs de dents
râpeurs de genoux de gnâque de grâce
Ma colère est cirque
dérisoire
ma colère à pleurer très mollo
à décapiter par le petit bout avant les bœufs
ma colère embourbée en Basse Bretagne ou sur une
ancienne base américaine
à considérer administrativement à sauver par
arrêté préfectoral
à sauver par compassion dérision de la dérision
lassitude
par simple volontarisme dont acte
oxymorique
de notaire et comme tous notaires
sans aveu.
****
Liens
-
Communauté des parlants chez Cylibris
-
aux Éditions Rhubarbe :
Œil ventriloque, à
paraître chez Rhubarbe au printemps 2008 est une
célébration et une méditation perplexe, sur les
méandres de la nourriture, de l’œil à la parole.
-
Appel d’air, ouvrage collectif
écrit dans l’urgence, pendant la campagne présidentielle,
qui s’adresse sur le mode de la fiction et de la poésie
« à la France qui se
lève tôt ».
- l
a Zone du Dehors d’Alain
Damasio, une note de lecture dans le même esprit que ma
participation à Appel d’Air...
-
voir aussi un extrait de cette
recension, qui a été reprise sur plusieurs sites