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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Été 2024

 

Ara Alexandre Shishmanian :

« l’homme libre vit libre dans le vide »

 

Extraits de La létale de la lune, « épopée lyrique »

(Inédit en français)

(traduction : Dana Shishmanian)

 

(*)

Une image contenant peinture, ciel, eau, plein air

Description générée automatiquement

Jacques Grieu, Arrivée de nuit

 

 

les étoiles nagent

les étoiles nagent dans les fleuves du vide • étrange lumière sommeillant dans les courants de l’air – coupe de mystère pour le néant • l’esprit – oui, et le néant – son sang profond •

je suis le Forgeron du Verbe – avec ma sève de lumière sur ma labyrinthique obscurité des racines • le crépuscule m’est comme une extinction brisée aux cordes de rêves • je respire dans le palais de l’aven un air que je n’atteins qu’avec mon insomnie bleue • du sol de songe et d’ombres s’élèvent des arbres de fantasmes aux couronnes en-rêvés de fleurs – ramurant et résonant de papillons géants aux ailes boréales • et des tréfonds de miroirs nourrissent les vastes parcs de l’exil – où comme une stalagmite des cavernes artificielles de l’âme – sur des congères et par des neigées d’argent – narcisse promène sa beauté indifférente – immortel •

des pommes d’oubli, de discorde et d’or poussent – et poussent les hallucinations des serpents en rameaux • là où de vieux monstres ermites respirent des oiseaux en rêvant d’astres et de galaxies – et de creux de gorges noires d’anti-lumière creusées dans le vide • alors que le sombre du jour avec le vert lobatchevskien des nuits aux horizons incurvés par l’infini – s’enfoncent telles des flèches dans les mystères d’au-delà de l’horizon • et des semaines clignotantes en des plages de secondes – et des portes sous le verrou desquelles des blocs d’abîme hurlent de désespoir congelé •

je me surprends à tailler ma route dans l’attente • car la proue du navire génère l’écume qu’il traverse – et le bateau flotte tel un visage sur lequel tout l’océan coule d’une seule larme •

(Premier des 5 textes de ce volume parus dans Quatuor n° 3, éd. Les Amis de Thalie, 2023, d’où il est reproduit)

 

l’évanescente

quand toute volonté – tout désir – porte en soi arme et blessure • l’homme peut-il, porté par les mirages, espérer dans le hasard • les vagues renversent en bruit la tristesse – les labyrinthes démêlent l’hiver dans les cœurs • les ténèbres mûrissent dans l’obscur – et la vieille croisée des chemins tente d’échapper au sortilège • la vendange aspire à une plus innocente équivoque •

peut-elle, la vieille chimère, remonter la pente oppressante du réel – le roi-lune peut-il triompher de son maudit tréfonds • il tente toujours d’échapper aux barreaux croisés des chemins – aux oiseaux d’airain des vallées • et le fardeau des trésors, il le porte comme un escargot somptueux – vers la soif d’abysse des miroirs • et pas une fenêtre – seulement des portails qui se ferment à jamais  •  pas une voie libérée des menhirs solennels – pas une voie qui ne soit pas un exil •

... et soudain elle – l’évanescente létale de la lune – si semblable et si lointaine • l’évanescente sans origine dont le destin est la fuite • la transparence embrasée d’or – pareille à un charme livide de cadavres invisibles • comme un nulle part qui apparaît insaisissable – sans rien ouvrir sinon l’obsession • car l’évanescence qui vous attire avec ses brises ineffables est une autre forme d’enfermement – une plus mystérieuse cruauté du donjon aux parfums de libre • toujours tournée vers un autre, elle qui n’est jamais la même – semble être à toi seul • et une étrange soif argentée cherche l’extinction dans la pierre • sculpté en nocturne et solennel le roi voudrait se briser – et un fin fil de folie frétille dans le vent • être pareil au frisson qui joue entre scintillement et non-être • plus libre que le fantasme ne peut s’imaginer – et pourtant vouloir vouloir  que ce fantasme soit le tien seul • sa danse nébuleuse – avec l’argenté étranger qui disparaît seulement en revenant • qui reparaît pour vous perdre et s’évapore en vous remplissant du froid de l’au-delà • t’aimer toi seul • toi seulement • porter vertigineuse ton insomnie dans ses tourbillons sans sommeil • oui, elle – elle – qui – personne – l’ineffable personne • n’être autre que parce que toi – qui – toi – le seul véritablement personne – tu n’es que tréfonds • sans espoir, tréfonds – sans mesure – méconnu – abîme d’infini et de pierre •

(Paru dans l’Anthologie de l’émerveillement – t. 2, coordonnée par Marguerite Chamon et Jean-Pierre Béchu, éditions du Net, 2023)

 

moi, le témoin

moi, le témoin ‒ un œil devient tout mon corps  ‒ un œil qui ne laisse plus aucun regard en dehors • parmi les vides qui, avec d’englouties ténèbres, me parlent • fenêtre spermatique à travers laquelle tu peux à peine discerner ‒ le néant que tu fus ‒ l’avènement d’argent que tu aurais pu devenir •

hélas ! or, toi, caillot létal d’immortalité – une nostalgie obscure du mourir se cache dans tes fièvres • quand la létale de la lune partage son corps entre absence et miroir • oui, quand elle s’approche avec sa clé lunaire des magies • alors que les vallées du rêve fument sous l’échelle du soir • quand arbre d’ombre s’étend sur le silence du lac ‒ et des lissantes chuchotent en des coquilles de replié commencement • oui, de lentes évanescences quand elles neigent sur les tréfonds perdus ‒ et l’insomnie sans fin, sur l’ovale du silence • ou le froid des migraines inconnues ‒ sans souffrance ‒ sans douleur • des mi-graines à la moitié du corps dans le songe et l’autre moitié en semi-éveil • extinction égarée entre les utopies d’ivoire et le naufrage dans le destin •

des cerfs mystérieux nagent à travers des portes verdies par la mer • les albatros se perdent en des miroirs • des bateaux de regards s’enfoncent dans les ténèbres • mon bleu s’effondre dans le noir ‒ solitaire • l’homme libre vit libre dans le vide • je suis comme un arbre aux feuilles de syllabes ‒ affrontant les égarés des planètes ‒ les larmes cendrées du cosmos • les miroirs des égarements découpés dans le labyrinthe ‒ des portes à travers lesquelles tu rêves ‒ des ombres en lesquelles tu t’oublies • oui, les joues argentées des voiles du navire éternellement nocturnes •

en moi flânent des forêts de tristesse – oh ! toutes les malédictions abîmées des maïdans et toutes les frustrations navigables • et eux, les miroirs cendrés enduits de vide ‒ cauchemars presque abstraits nickelés d’un infernal réveil • les pages des vagues ‒ nappes galactiques que recouvrent de prophétiques runes d’eau • larmes aux pierres sur des joues d’exil ‒  larmes aux pierres sur tous les souvenirs • et l’oubli aux fauves d’hiver et aux fils du sort enneigés • oui, les fontaines de la mélancolie à travers lesquelles je tombe • au-delà de l’absurde nulle part • ou la folie aux cordes si fines ‒ le violon à flottaison bleue • le roi-lune avec seul ‒ à la fenêtre de clair létal • 

 

échelle vers moi

échelle vers moi – vers toi – vers l’attente et la nuit • échelle vers le seuil – depuis la peau lisse du jour sous laquelle je veille • qui suis-je – quand l’escargot d’argent brille à travers le brouillard – tel un labyrinthe lumineux et froid • je suis le remords et la brume – et les mains de syllabes cueillies du labyrinthe fleuri • les chutes chantantes répandent tout autour un parfum de miroirs et de ténèbres • de cette désolation d’argent je me fais et me refais encore et encore – jusqu’à ce que je devienne douleur d’or •

aux rames de miroirs parcourt le vide la barque pâle • la planète flotte portée par le verbe • flotte à travers les rayons, le brin d’herbe – flotte sur la blessure le sourire – et toile se gonfle la douleur sereinée dans le néant • livide navire liquide – étrange injection de bleu dans le silence aux marches lourdes et froides • la brise commune du souffle balaie le sable de la plage songée par la scène • un vélo aux roues brutalement déflorées comme le pubis cru d’une fillette violée • et l’herbe aldine – aux fils soulignés par des éclaboussures étrangères comme une graisse de la lune – hantée par les fragiles sabliers • une eau à la lisseté visqueuse se répand telle une tache de sommeil – autour de la femme que le rêve incube n’a pas encore quittée • les yeux troubles nagent encore, tels des poissons, à travers son visage endormi • et l’apesanteur des boîtes transparentes – à peine tangentes à l’herbe argentée – à peine tangentes à ses ombres laissées derrière • elles déversent sans s’ouvrir – de leur matière ineffable – une rosée seconde •

ainsi surgit du rêve la fille, formant ses pas inscrits sous la lune fantomatique – elle grimpe sur un rayon pareille à une gracile araignée – elle perd dans l’air sa transparence de lune seconde • tandis que les boîtes s’ouvrent toutes seules – perdant dans la pâleur un trésor morbide • la fille rentre à nouveau dans le rêve avec des sourires d’aveugle – dans le rêve dont elle ne s’est peut-être jamais échappée • entre ou sort avec des sourires qui se déprennent de ses lèvres – en des volées incertaines d’oiseaux fantomatiques ou de papillons • les papillons d’une pandémie inconnue – létale – léthale – dont la fille infecte le sommeil de tous les dormeurs •

 

le murmure des arbres

le murmure des arbres change mon ouïe en mer et ma vision – en forêt de coquillages • les dés roulent après les insomnies de l’horizon • le roi-lune s’évanouit dans le rayon • huîtres endormies dans le couchant – la perle géante perdue dans la lune • et la cabane de nacre d’où je sors, moi, le pêcheur – quand mon âme s’assombrit • et les télégrammes télépathiques qui flinguent mon cerveau avec leur distance syllabique •

moi, le célibataire du ponant, je vous le dis – le monde essaie toujours de nous marier à une culpabilité illusoire • lui, qui n'est rien qu’impardonnable trahison • la lumière est la mesure du temps ou est le temps – ou une autre dimension – la forme ralentie de la veille •  suspensions de frêle sur noir d’aven – les larmes creusent des abîmes sur mon visage • l’ineffable cherche dans le silence, des mots  des cris captifs dans la monotonie létale et rouge • en océanique non-histoire – d’un enveloppé – envoilé labyrinthe je déverse d’étranges non-regards de mon œil solitaire • je soulève des morceaux d’abîme avec mes mains incréées • des pages de paupières que scories je lis – et sommeil si je bois, à peine sais-je lire lettre • nom si je me respire – fraîcheur je perds et mythe •

l’obscur surgit devant moi, tréfonds sans visage • la parole m’est pont • le miroir – déguisement de congélation blanche • le pôle – vêtement boréal aux sourires acérés • enveloppé d’ailes bleues de poison j’avance dans le jardin cadavérique des victimes – flottant, porté par la chlamyde thanatique entrelacée de mirages d’étoiles • des baleines de pierre impondérables s’endorment sous d’immenses forets blancs •

je m’élève – et avec moi se haussent les hauteurs brisées – toujours plus dépourvues de solution • elles, les allogènes apories • enfin, il pourrit, le Dieu mort • la prière se décompose en vortex – en vortextes – la prière est lettre déchirée en vertiges • les morts stellaires dorment dans les pâleurs des eaux • les vagues du brouillard sont traversées d’un étrange appel • le curé s’agenouille perdu devant la guillotine létale de la nuit – la peur ne sculpte que des enfants • l’arme est un labyrinthe que l’on peut creuser dans sa main • le tigre bleu se fraye un chemin à travers les fantasmes • un monstre d’héroïne aux yeux de couchant se solidifie dans la viscosité de l’illusion •

porté par une vague toujours plus étrangère – d’une matière somptueuse et dégradante – des odeurs rouges et vertes m’enferment en des cellules de solitude – où des barreaux aveugles me racontent pourquoi je ne peux plus m’en échapper • ensuite la clef tourne toute seule dans la serrure – et je me réveille à nouveau seul sur la route •

 

© A. A. Shishmanian

(traduction par Dana Shishmanian

avec la révision de l’auteur)

 

(*)

Historien des religions et poète, Ara Alexandre Shishmanian a publié à ce jour, en Roumanie et en France, 29 volumes de poèmes en roumain.

Bibliographie poétique en français (traduction par Dana Shishmanian, avec la révision de l’auteur):

Aux éditions L’Harmattan :

- Fenêtre avec esseulement (2014),

- Le sang de la ville (2016),

- Les non-êtres imaginaires. Poème dramatique (2020),

- Orphée lunaire (2021).

Aux éditions Échappée belle :

- Mi-graines (2021).

La létale de la lune (Letala lunii, paru en roumain en 2023) est en cours de traduction en français.

 

 

Ara Alexandre Shishmanian

Francosemailles, Été 2024

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