La
Traversée de SEDNA
"La traversée de
Sedna" a été publié sous la forme d'un livre d'artiste, aux
éditions L’Œil de la Méduse, en regards de gravures de Danielle Péan
Leroux, en 2022.
« Une
naissance est toujours le retour d’un ancêtre. »
Proverbe inuit
enroulé dans le sombre des
mèches
ça grandit
ça se déploie
baignant dans les eaux
lointaines et
froides ça se retourne ça
gonfle ça tisse
nœud pédoncule
devient forêt
une année passe avec ses
lunes
ça s'enroule ça grossit ça
gigote ça tire ça brûle
SEDNA le sens
elle se réveille
elle gronde
elle se soulève
des vagues se forment
petites et grandes
des vagues se forment
poussent vers le large
le bord du monde
dévore le ciel
tout le village chante des
prières
c’est le temps de
l'estuaire
l’expulsion d’un monde
nouveau
SEDNA souffle fort
elle se débat elle se tord
elle hurle
le vent soulève des vagues
montagnes
la pluie bastonne la mer
tambour
les vagues poussent
SEDNA se tord
les vagues poussent
passe le noir
les vagues poussent
les liens se dénouent
les cheveux se déroulent
les vagues poussent
et l’enfant passe
les vagues poussent
et le ciel s’ouvre
le noir devient lumière
l’enfant s’enfonce dans le
matin
tout le village lève les
bras
accueille le rocher
palpitant
grappe de lune venu des
flots
les femmes chantent
SEDNA se calme
on aperçoit quelques
baleines
le vent retombe
cesse la houle
le petit jour déchire le
ciel
les rayons sèchent la peau
de phoque
une femme chamane
s’approche doucement
contemplative elle tend sa
bouche
murmure des noms près de
l'oreille
quand l’enfant crie il a
choisi
il se rendort avec un nom
et les esprits s'agrippent
à lui
*
Creuser
ma nuit
"Creuser
ma nuit" : extraits d'un livre du même nom, à paraître en 2024 aux
éditions de l'Aigrette
je ne suis pas
sortie de ma nuit
les souvenirs
font des rides sur ma peau
creusent des
tranchées dans mon regard
mon souffle
les prolonge
revient le
pain
et l'eau sur
la
langue
je flotte
entre deux îles
désordre du
passage
désordre du
cri
chaque atome
de cri est noir
le noir creuse
la chair
sensation de
trou
c'est l'ombre
qui parle
je suffoque
entaillée par
le noir
je tunnel
la nuit crève
en flaque sur
mes pieds
nous
descendons jusqu'aux entrailles de l'hôpital
l'attente
quotidienne est un supplice
entre
ces murs
qui
n'ont pas l'air vrais
ça
lutte à l'intérieur de la cage
ça
lutte et ça déborde
formant
des lacs violets à la surface des membres
je
l'imagine descendre au-dedans d'elle
comme
le tuyau qui chaque matin passe dans sa gorge
faisant
grossir ses yeux
elle
chevauche une baleine
et
voyage de plus en plus loin
vers
son pays qui l'a vue naître
je
voudrais qu'elle m’emmène
je ne suis pas
sortie de ma nuit
je voyage en
eau putride
parmi les
évaporés
sous les
gravats des
secondes qui
passent
j'élargis la
plaie
j'enfouis
leurs présences
je nourris
leurs cendres
j'additionne
leurs couleurs
immersion
totale
dans l'empreinte
des corps
allers-retours
dans la voiture
les
mêmes chansons apaisent nos corps
habillent nos pensées
I'm a fountain of blood
in a shape of a girl
paysage
corbillard
fermer
les yeux
changer
de film
I'm a fountain of blood
in a shape of a girl
je ne suis pas
sortie de ma nuit
ça résonne
sous la peau
ça fabrique de
l'ambre
ça comble les
fissures
ça éclats
d'obus dans la poitrine
au-creux des
allées
au-creux des
interstices
ça répare et
ça détruit
ça dévore et
ça nourrit
je devine sous
mes phalanges
ce qui reste
des voix
ce qui reste
des corps
ce qui reste
des regards
ce qui reste
des sourires
ce qui reste
des présences
ce qui reste
du vent dans les branches
ce qui reste
des nuages qui passaient
quand les
corps se parlaient
se séparaient
se prenaient
ce qui reste
de l'oiseau
partant pour
le très loin
j'écris ce qui
reste
je grave je
gratte je griffe
mes doigts
tracent la surface
écorce
réceptacle du
désir de durer
je
lui chuchote dans l'oreille
des
promesses impossibles
qu'on
ne fait qu'aux mourants
je
marche dans le couloir
je
fais demi-tour et je cours
je
récupère le pull bleu resté près d'elle
je
la serre fort
comme
on serre son propre enfant
je
la laisse là
je
repars
les joues bouillantes
le
ventre en flammes
*
Je
retourne à mon argile
"Je retourne à mon
argile" est extrait d'un projet en cours : "femelle"
le destin me
saisit
près de
l'arbre traîné par la déesse
je coule par
la fente de la souche
recouverte de
laine
pulsation de
caillou
je nage dans
le ventre de l'arbre
dans la nuit
des racines
le silence
désossé
je traverse
les portes d'ivoire
le tunnel
tapissé d'œillets rouges
et les
lamelles de brume
je rampe dans
la fosse
là où les
ombres tremblent
là où les
vents s'épuisent
j'atteins le
palais aux pierres bleues
la matrice de
l'outre-monde
je rencontre
le fantôme du soleil
et les
ossements de la lune
je quitte ma
peau de laine
ma queue et
mes écailles
je retourne à
mon argile
dans un
murmure âpre
je suis tous
les corps de la terre
tous les
visages
toutes les
écumes
le silence
s'élargit à mon passage
des oiseaux
sans plumes font leur nid dans ma gorge
je monte dans
la grande Cité telle une brume
traverse la
croûte de fer et de nickel
je goûte aux
entrailles de Pangée
me frotte
contre le magma noir et durci de sa bouche
je me lamente
dans une steppe interminable
je me noie
dans un fleuve
aux eaux
glauques et épaisses
tapissé de
coraux et d'insectes
je m'accroche
aux cheveux de Méduse
j'atteins la
maison de l'obscurité
je n'ai plus
de souffle
je n'ai plus
de visage
je n'ai plus
de squelette
je tremble aux
pieds de la déesse
elle ouvre
grand sa gueule
me mâche
goulûment
m'engloutit
entièrement
je naufrage
dans sa poitrine
j'emprunte
l'échelle d'entre les mondes
les eaux
elles-mêmes chavirent
j'expire mon
dernier atome
dans un
silence d'étoile morte
je suis tous
les corps de la terre
je suis toutes
les montagnes
je suis toutes
les rivières
je suis un
liquide transparent et neuf
je suis
l'explosion du temps
je suis le
premier jour
je retourne à
mon argile
©Adeline
Miermont-Giustinati
(*)
Adeline
Miermont-Giustinati est née à Nancy en 1979. Diplômée en Humanités et en
Création littéraire, elle fut notamment correctrice de presse,
enseignante, animatrice d'ateliers de français, de théâtre et d'écriture
créative auprès d'un public en situation d'illettrisme, de réinsertion et
de personnes migrantes. Naviguant depuis plusieurs années entre Bretagne
et Normandie, elle a jeté l'ancre, en 2018, à l'instar de Jacques
Prévert, dans La Hague, près de Cherbourg.
Sa
pratique d'écriture est entièrement tournée vers l'expérimentation des
formes poétiques. Pendant longtemps adepte d'une économie de mots, ou
comment tenter de créer un effet puissant avec du peu - comme les huiles
essentielles - cherchant le bon accord, la bonne combinaison, elle
s'essaie désormais au texte-flux, travaillant la boucle et la répétition,
cherchant à se caler sur les percussions naturelles des fluides
traversant et rythmant le corps. Revenir au corps, au plus près.
Retrouver l'état animal et sauvage des choses, par les mots. Retrouver
l'état animal et sauvage des mots. Se délivrer du sens pour rendre aux
mots leur corps, leur chair. L'attente et la venue de son premier enfant
ont déterminé, inspiré et accompagné cette recherche ainsi que beaucoup
de livres et la rencontre d'auteurs généreux. Sumballein
est l'expression de cette recherche, c'est un texte-passage, d'une
écriture à une autre. Texte transformation, texte construction, celui
d'une genèse, les mots et les êtres ne formant qu'un seul corps.
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