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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Novembre-décembre 2023

 

 

 

Adeline Miermont-Giustinati

 

Poèmes

 

(*)

 

 

 

La Traversée de SEDNA

 

"La traversée de Sedna" a été publié sous la forme d'un livre d'artiste, aux éditions L’Œil de la Méduse, en regards de gravures de Danielle Péan Leroux, en 2022.

 

 

« Une naissance est toujours le retour d’un ancêtre. »

Proverbe inuit

 

 

enroulé dans le sombre des mèches

ça grandit

ça se déploie

 

baignant dans les eaux lointaines et

froides ça se retourne ça

gonfle ça tisse

 

nœud pédoncule

devient forêt

 

une année passe avec ses lunes

 

ça s'enroule ça grossit ça

gigote ça tire ça brûle

 

SEDNA le sens

elle se réveille

elle gronde

elle se soulève

 

des vagues se forment

petites et grandes

 

des vagues se forment

poussent vers le large

 

le bord du monde

dévore le ciel

 

tout le village chante des prières

 

c’est le temps de l'estuaire

l’expulsion d’un monde nouveau

 

SEDNA souffle fort

elle se débat elle se tord

 

elle hurle

 

le vent soulève des vagues montagnes

la pluie bastonne la mer tambour

les vagues poussent

SEDNA se tord

 

les vagues poussent

passe le noir

 

les vagues poussent

les liens se dénouent

les cheveux se déroulent

 

les vagues poussent

et l’enfant passe

 

les vagues poussent

et le ciel s’ouvre

 

le noir devient lumière

l’enfant s’enfonce dans le matin

 

tout le village lève les bras

accueille le rocher palpitant

grappe de lune venu des flots

 

les femmes chantent

SEDNA se calme

 

on aperçoit quelques baleines

 

le vent retombe

cesse la houle

 

le petit jour déchire le ciel

les rayons sèchent la peau de phoque

 

une femme chamane s’approche doucement

contemplative elle tend sa bouche

murmure des noms près de l'oreille

 

quand l’enfant crie il a choisi

il se rendort avec un nom

et les esprits s'agrippent à lui

 

 

*

 

Creuser ma nuit

 

"Creuser ma nuit" : extraits d'un livre du même nom, à paraître en 2024 aux éditions de l'Aigrette

 

 

je ne suis pas sortie de ma nuit

les souvenirs font des rides sur ma peau

creusent des tranchées dans mon regard

mon souffle les prolonge

 

revient le pain

et l'eau sur la

langue

 

je flotte entre deux îles

 

désordre du passage

désordre du cri

chaque atome de cri est noir

le noir creuse la chair

sensation de trou

c'est l'ombre qui parle

 

je suffoque

entaillée par le noir

je tunnel

la nuit crève

en flaque sur mes pieds

 

 

nous descendons jusqu'aux entrailles de l'hôpital

l'attente quotidienne est un supplice

entre ces murs

qui n'ont pas l'air vrais

 

ça lutte à l'intérieur de la cage

ça lutte et ça déborde

formant des lacs violets à la surface des membres

 

je l'imagine descendre au-dedans d'elle

comme le tuyau qui chaque matin passe dans sa gorge

faisant grossir ses yeux

 

elle chevauche une baleine

et voyage de plus en plus loin

vers son pays qui l'a vue naître

 

je voudrais qu'elle m’emmène

 

 

 

je ne suis pas sortie de ma nuit

je voyage en eau putride

parmi les évaporés

sous les gravats des

secondes qui passent

j'élargis la plaie

j'enfouis leurs présences

je nourris leurs cendres

j'additionne leurs couleurs

immersion totale

dans l'empreinte des corps

 

allers-retours dans la voiture

les mêmes chansons apaisent nos corps

habillent nos pensées

 

I'm a fountain of blood

in a shape of a girl

 

paysage corbillard

fermer les yeux

changer de film

 

I'm a fountain of blood

in a shape of a girl

 

je ne suis pas sortie de ma nuit

ça résonne sous la peau

ça fabrique de l'ambre

ça comble les fissures

ça éclats d'obus dans la poitrine

au-creux des allées

au-creux des interstices

 

ça répare et ça détruit

ça dévore et ça nourrit

 

je devine sous mes phalanges

ce qui reste des voix

ce qui reste des corps

ce qui reste des regards

ce qui reste des sourires

ce qui reste des présences

ce qui reste du vent dans les branches

ce qui reste des nuages qui passaient

quand les corps se parlaient

se séparaient se prenaient

ce qui reste de l'oiseau

partant pour le très loin

 

j'écris ce qui reste

je grave je gratte je griffe

mes doigts tracent la surface

écorce réceptacle du

désir de durer

 

je lui chuchote dans l'oreille

des promesses impossibles

qu'on ne fait qu'aux mourants

je marche dans le couloir

je fais demi-tour et je cours

je récupère le pull bleu resté près d'elle

je la serre fort

comme on serre son propre enfant

je la laisse là

je repars

 les joues bouillantes

le ventre en flammes

 

*

 

Je retourne à mon argile

 

"Je retourne à mon argile" est extrait d'un projet en cours : "femelle"

 

 

le destin me saisit

près de l'arbre traîné par la déesse

 

je coule par la fente de la souche

recouverte de laine

pulsation de caillou

 

je nage dans le ventre de l'arbre

dans la nuit des racines

le silence désossé

 

je traverse les portes d'ivoire

le tunnel tapissé d'œillets rouges

et les lamelles de brume

 

je rampe dans la fosse

là où les ombres tremblent

là où les vents s'épuisent

 

j'atteins le palais aux pierres bleues

la matrice de l'outre-monde

 

je rencontre le fantôme du soleil

et les ossements de la lune

 

je quitte ma peau de laine

ma queue et mes écailles

 

je retourne à mon argile

dans un murmure âpre

 

je suis tous les corps de la terre

tous les visages

toutes les écumes

                      

le silence s'élargit à mon passage

des oiseaux sans plumes font leur nid dans ma gorge

 

je monte dans la grande Cité telle une brume

traverse la croûte de fer et de nickel

 

je goûte aux entrailles de Pangée

me frotte contre le magma noir et durci de sa bouche

 

je me lamente dans une steppe interminable

je me noie dans un fleuve

aux eaux glauques et épaisses

tapissé de coraux et d'insectes

je m'accroche aux cheveux de Méduse

j'atteins la maison de l'obscurité

 

je n'ai plus de souffle

je n'ai plus de visage

je n'ai plus de squelette

 

je tremble aux pieds de la déesse

elle ouvre grand sa gueule

me mâche goulûment

m'engloutit entièrement

 

je naufrage dans sa poitrine

j'emprunte l'échelle d'entre les mondes

les eaux elles-mêmes chavirent

 

j'expire mon dernier atome

dans un silence d'étoile morte

 

je suis tous les corps de la terre

je suis toutes les montagnes

je suis toutes les rivières

 

je suis un liquide transparent et neuf

je suis l'explosion du temps

je suis le premier jour

 

je retourne à mon argile

 

 

©Adeline Miermont-Giustinati

 

 

 

(*)

 

 

 

Adeline Miermont-Giustinati est née à Nancy en 1979. Diplômée en Humanités et en Création littéraire, elle fut notamment correctrice de presse, enseignante, animatrice d'ateliers de français, de théâtre et d'écriture créative auprès d'un public en situation d'illettrisme, de réinsertion et de personnes migrantes. Naviguant depuis plusieurs années entre Bretagne et Normandie, elle a jeté l'ancre, en 2018, à l'instar de Jacques Prévert, dans La Hague, près de Cherbourg.

 

Sa pratique d'écriture est entièrement tournée vers l'expérimentation des formes poétiques. Pendant longtemps adepte d'une économie de mots, ou comment tenter de créer un effet puissant avec du peu - comme les huiles essentielles - cherchant le bon accord, la bonne combinaison, elle s'essaie désormais au texte-flux, travaillant la boucle et la répétition, cherchant à se caler sur les percussions naturelles des fluides traversant et rythmant le corps. Revenir au corps, au plus près. Retrouver l'état animal et sauvage des choses, par les mots. Retrouver l'état animal et sauvage des mots. Se délivrer du sens pour rendre aux mots leur corps, leur chair. L'attente et la venue de son premier enfant ont déterminé, inspiré et accompagné cette recherche ainsi que beaucoup de livres et la rencontre d'auteurs généreux. Sumballein est l'expression de cette recherche, c'est un texte-passage, d'une écriture à une autre. Texte transformation, texte construction, celui d'une genèse, les mots et les êtres ne formant qu'un seul corps.

 

 

 

Adeline Miermont-Giustinati

Francosemailles, novembre-décembre 2023

Recherche Éric Chassefière

 

 

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