Septembre-octobre 2022
Chem
Assayag :
Le soleil frappe à la
porte
Sept aventures poétiques inédites…
Photos par l’auteur

1
Le soleil frappe à ma porte,
j’ouvre. Un rayon de lumière m’invite à sortir, à suivre la surface
claire qu’il dessine sur le sol et parfois sur les murs qui enserrent
l’escalier. Je descends les marches, la tête engourdie par la répétition
de la spirale qui mène dehors. Je dois faire un
effort pour rester attentif, ne pas perdre de vue les reflets dorés qui dansent
maintenant un peu partout autour de moi. Le rayon semble s’être étalé,
libre comme une flaque qui trouve son chemin
avec patience, dessinant des formes qui changent sans cesse à mesure que
la rue approche. D’ailleurs je l’entends à présent, le murmure qui la
caractérise, la saccade qui l’anime. Le rayon est de plus en plus grand,
là maintenant dans le dehors, il semble envahir les façades et les
trottoirs, et parfois se fixe sur les passants comme s’il les suivait
depuis des âges. Je le regarde et sa force m’oblige à plisser les yeux et
à sentir le picotement de la chaleur dans un même mouvement, là au creux
de mon cou. La sensation est de plus en plus vive mais elle m’est
familière, je me souviens qu’elle a toujours existé, qu’elle est une
amie. Je sais que j’ai rejoint le soleil.

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2
Le soleil frappe à ma porte, je
lui ouvre. Il n’a pas pris de rendez-vous et me prend un peu au dépourvu.
Je le fais entrer, il a l’air en forme, et je dois me tenir à bonne
distance pour ne pas sentir ses rayons de façon trop nette. Je lui
demande de me suivre pour nous installer au salon, où il fait encore
sombre, mais à mesure que nous nous approchons la lumière envahit tout
l’espace avec une vitesse et une gourmandise inouïe. Je crois percevoir
un sourire flotter sur la crinière de l’étoile à ce spectacle, mais je
n’en suis pas sûr, car le regarder directement est difficile. Il faut
biaiser, saisir son aura par ricochet, ombre ou écho, pour ne pas risquer
la brûlure qui serait vive comme le feu. Nous nous asseyons. La pièce est
désormais saturée d’un jaune intense, qui change sans cesse au moindre
mouvement du soleil, tantôt plus orangé tantôt plus pâle. Je me surprends
à demander à mon invité de rester dans une certaine position, celle qui
semble inonder l’appartement d’une couleur plus apaisante. Il me répond,
et en me répondant il bouge à nouveau provoquant un léger changement dans
l’atmosphère, mais rapidement il se recale de la bonne façon et s’y
tient. Je ne sais pas ce qu’il veut. Il parle avec rapidité, dans un
langage parfois étrange mais toujours compréhensible ; ce n’est pas ma
langue et pourtant je n’éprouve pas de difficulté particulière à saisir
le sens de ses mots. Il me dit qu’il a décidé de réapparaître, qu’il est
désolé de cette absence un peu longue, et qu’il voulait pouvoir m’en
parler rapidement et simplement. Il a l’air comme soulagé de pouvoir
exprimer ses regrets et affirmer son retour. Cela me trouble qu’un astre
aussi imposant et majestueux soit capable de cette humilité,
reconnaissant ses torts et essayant de les réparer. À dire vrai je lui en
suis reconnaissant et je le lui dis ; il a l’air ému, et ne peut contenir
des soubresauts de rayons qui entraînent tout l’espace vers le rouge. Je
suis un peu inquiet mais cela ne dure pas, peut être un ou deux
battements de cils, et le calme revient. Il est temps de prendre congé,
lui a d’autres personnes à rencontrer et je dois sortir pour sentir le
vent sur mes yeux. Je le raccompagne à l’entrée et une dernière fois je
prends plaisir à toutes les nuances de ses pulsations. Nous nous saluons
de loin et il rejoint l’escalier. J’attends quelques instants et je
referme la porte.

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3
Le soleil frappe à ma porte,
mais avant que j’aie eu le temps de lui ouvrir il est déjà dehors. Je
dévale l’escalier à sa suite pour le rattraper, espérant le capturer par
un rayon ou une flaque de lumière, mais il est trop tard. Il a envahi les
rues et les façades, coloré les trottoirs et les portes cochères. Il joue
avec les reflets des surfaces vitrées, capturant la ville dans des images
infinies où parfois je surprends mon visage.
J’aperçois alors d’autres visages, qui se déplacent
à la vitesse de mon propre regard. Ce sont les passants, qui, dans un
mouvement qui semble venu de temps plus anciens que les mots qui les
nomment, se sont synchronisés : ils lèvent tous la tête, redressent leurs
épaules, puis leurs cous, puis leurs yeux, cherchant la source de chaleur
qui a rebondi sur leurs corps et caressé leurs peaux. Ils sont des
tournesols, des fleurs humaines éphémères, créatures héliotropes qui se
tournent vers le géant jaune et lui sourient. Je me rends alors compte de
l’anomalie, du trouble, qui était en lisère et que je n’arrivais pas
vraiment à saisir, et qui se matérialise comme le songe qu’on imagine au
réveil. Nous sommes tous masqués.

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4
Le soleil frappe à la porte.
Des flaques de lumière ont franchi le seuil avant que je puisse lui
ouvrir et les regarder me distrait. Il frappe à nouveau, pour me rappeler
qu’il attend, là, sur le palier. L’une d’entre elles ressemble à une
fleur étrange, qui aurait une tige très courte et d’immenses pétales qui
occupent tout l’espace.
Les coups redoublent et à chaque
fois une vague de chaleur pulse dans l’appartement. Il y a aussi des
ombres qui dessinent des maisons, des villages,
des mégapoles, et je tente de retrouver les noms des mondes auxquelles
elles appartiennent.
Une
masse géante semble maintenant peser sur la porte qui émet les sons
stridents d’une matière à l’agonie.
Des
ondes se pressent autour de moi et je sens leur cœur battant, leur
frisson sur ma peau hérissée d’éclairs minuscules.
Il n’y
a plus de coups, il est là devant moi et je n’ai plus le temps de
prononcer une parole.

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5
Le soleil frappe à ma porte. Il
me demande de l’accompagner pour une grande ballade
au creux du ciel et des nuages. Il me dit qu’on pourra apercevoir les
mers irisées et leurs franges de sable qui sont leurs lisières, des
oiseaux en grappes qui inventent des géométries de vent, et les cités
luisantes qui lancent leurs tours immenses vers l’infini vertical. C’est
tentant. Je lui demande si on pourra l’apercevoir, lui, accroché dans
l’ailleurs qui est sa maison. Il part d’un grand
éclat de rire, d’une dimension inhumaine ; sa chaleur augmente
soudainement, ses rayons semblent comme fous et rebondissent partout avec
une vitesse qui m’éblouit. Les ricochets de son humeur sont des uppercuts
qui me laissent étourdis, le corps liquéfié, la pensée paralysée.
L’espace d’un battement de lumière j’ai peur, mais je me souviens que
cela n’est pas la première fois. Tout va se calmer, s’apaiser, très vite,
et j’en serai quitte pour un éblouissement rétinien. Oui tu me verras,
bien sûr, je serai toujours à l’horizon de tes yeux, mais je te porterai
sur mes rayons. C’est tentant. La peau ensalée
de transpiration et les paupières encore douloureuses, je lui dis, oui
bien sûr allons y. Je referme la porte avec précaution. Je ne sais pas où
me mènera le voyage.

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6
Le soleil frappe à ma porte. Il
se pointe sans RV, à l’improviste. Il est mal fagoté, ses rayons
débordent de tous les côtés, son jaune ressemble à celui d’une omelette
ratée. Il a peut-être bu trop d’alcool ou mal dormi à l’autre bout de la
galaxie. Quand il parle, son haleine de chaleur est celle d’une carcasse
de voiture qui a passé trop d’heures sur des parkings, et c’est vraiment
désagréable. J’ai de la peine pour lui car il a l’air perdu, égaré dans
cette ville qu’il fréquente si peu
d’ordinaire. Je vais lui chercher un immense jerricane d’eau fraîche
qu’il avale d’une traite en produisant de grands halos de vapeur.
Manifestement cela lui fait du bien et il en redemande de cette voix qui
porte le souvenir de milliards d’années. À nouveau l’eau disparaît dans
son noyau en quelques secondes, et cette fois je remarque que ses rayons
se sont un peu redressés. Il devait être déshydraté.

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7
Le soleil frappe à ma porte. Il
est tard mais il a l’air tout guilleret, comme un feu follet. Il veut
absolument danser, m’emmener faire la fête, dans la tiédeur de son amie
la nuit. Je résiste un peu, pour la forme, et devant son insistance
j’enfile mes chaussures et le suit. Marcher à ses côtés sous les étoiles
est une expérience irréelle, des ombres apparaissent sans cesse découpées
par ses mouvements, des morceaux de ville s’embrasent comme en plein
jour, et les passants deviennent des lumières
vives qui semblent flotter. Il me conduit dans le grand jardin, si grand
que la vue s’y perd, à la lisière des constructions et du bitume. C’est
là que tous attendent l’aurore qui poindra dans quelques heures. On
entend déjà les clameurs emmêlées des danseurs, on sent les pulsations de
la musique qui vibre dans les corps, on perçoit les mouvements
anarchiques de la foule qui s’enivre de son existence. Le soleil
apparaît, et son aura immense fait taire tous les bruits et les sons. Il
les regarde tous, leur sourit et déclenche une aurore boréale. Un chant
de liesse s’élève pour l’accueillir. La fête peut commencer.

©Chem Assayag
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Pour la
présentation du poète Chem Assayag, nous renvoyons nos lecteurs à la
rubrique découverte qui lui a été dédiée dans notre numéro de
novembre-décembre 2021 (Terra
incognita). Nous sommes heureux de
l’accueillir à nouveau pour ces poèmes en mode épique, suggérant des
aventures autant existentielles que symboliques… (D.S.)
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Chem Assayag
Francosemailles, septembre-octobre 2022
Recherche Dana Shishmanian
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