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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Septembre-octobre 2023

 

 

 

Emmanuel Godo :

Les égarées de Noël

 

(Gallimard, 2023)

 

(*)

 

André Boubounelle, peintre enseignant aux ateliers du Pavillon ...

Peinture d’André Boubounelle, reproduite du site d’Emmanuel Godo, avec le commentaire du poète :

« Lors de notre première conversation, cette définition de l’artiste, à la justesse foudroyante : un contemplatif qui incarne sa contemplation. Dans les toiles d’André, le paysage réinvente son rapport à l’horizon, le réel s’oriente vers son envers, nous ramène paisiblement, vers une intériorité qu’il nous laisse absolument libre de peupler à notre guise. Sans jamais cesser d’être le visible, il nous fait battre à l’unisson de l’invisible. »

 

 

(*)

 

J’ai rencontré Emmanuel Godo, lors des Rencontres de Parole animées par Patrick Quillier. Dans une autre rencontre de hasard – qui n’existe pas-, j’avais gardé le souvenir du titre d’un de ses premiers ouvrages sur la table de ma librairie. Le caractère injonctif de ce titre : « Ne fuis pas ta tristesse », dans une période où j’étais plongée dans le deuil, m’avait incitée à fuir aussitôt.

 

Sa lecture d’extraits de son livre cet été : Les égarées* de Noël a confirmé la vérité des intersignes et la nécessite de le lire.

 

Les extraits présentés dans Francosemailles sont dans l’ordre de la composition du recueil.

 

* Les égarées, au féminin sont ces étoiles et autres décorations de Noël qui ont échappé au rangement saisonnier, et sur lesquelles nous pouvons tomber à tout moment de l’année…

 

Mireille Diaz-Florian

 

 

Emmanuel Godo, né en 1965 à Chaumont-en-Vexin (Oise), est poète, écrivain et essayiste. Agrégé de lettres, docteur ès lettres, il est professeur de littérature en classes préparatoires au lycée Henri-IV de Paris, et enseignant à l'Université catholique de Lille. Son site personnel : https://www.emmanuel-godo.com/.

 

 

 

Ce matin le métro ressemble à une penderie

On n’entend plus sonner les cintres

Dans son coin tout le monde songe aux moyens

De faire de la place et regarde les autres en coin

On espère ne pas faire partie des habits usés

De ceux qu’il est inenvisageable de rapiécer

Si cela peut aider à la remise en ordre de la penderie

Je fais cette déclaration solennelle

En tant que chiffonnier venu d’un village plus ou moins rêvé

J’ai usé mes yeux à regarder le monde

À travers des fenêtres qui avaient des yeux

J’ai mis ma bouche sur des blessures

Très anciennes et parfaitement inguérissables

J’ai laissé des lettres sur des rebords de marche

Dans des maisons que je n’ai pas vues tomber

Je n’ai pas su empêcher mes fleurs

Mes amis et mes frères de faner

Je n’ai jamais pu me résoudre

À croire que nous n’étions rien

C’est dire si je ne suis pas grand-chose

C’est pourquoi je fais cette proposition

Qui j’espère vous agréera

Qu’on retire mon habit sans âge

De la penderie trop bondée

Cela fera davantage de place pour ceux

Qui cachent des trésors dans leurs doublures

 

NEUF POÈMES À PARIS

(une grande éternité comme toi)

 

 

***

 

 

La poésie est un jardin à la française

On voudrait que je recompte les syllabes de mes vers 

Comme un avare compte et recompte ses os

Avant d’aller se baigner dans le bleu de la mort

 

Avec un geste de marquise épuisée

On me dit aussi de surveiller mes images

Culte déraisonnable depuis on sait bien qui

 

Il y a des gens qui ont peur d’être à la merci d’une parole

Comme un visage qui vous regarderait soudain

Au milieu des feuillages ou des miroirs

 

Je garantis que ma vie est rêvée à l’ancienne

Avec paroles grandies dans le silence

Et projection finale dans l’œil de Dieu

 

Quand tu m’embrasses mon amour

Est-ce toujours bien

À l’endroit de la mort ?

 

Nous sommes des troncs avec des mots dedans

Ils ne sortiront que lorsque la vie

Nous aura coupés en deux parties fort inégales

 

LA RACINE CARRÉE DE L’INSOMNIE

 

 

***

 

 

 

Tu entends le craquement des forêts

Combien de temps le jour se mentira-t-il à lui-même ?

Le coq d’en face hurle mes minutes

Et un coucou burlesque les quarts d’heure

La ville fait un bruit de torrent

Je voudrais marcher dans la montagne

On ne rencontre jamais que des personnages

Même les plus vrais sont devenus

Les personnages de leur vérité

Trois pins et deux cyprès

La beauté est si simple

Les hommes pour vivre c’est à croire

Qu’ils mettent en commun ce qu’ils ont de plus faux

 

À la fenêtre il y a

La lumière de l’assassinat

Je ne le connais que trop bien ce NON

Il y a le chemin qu’on est heureux de gravir

L’allègement des choses et soudain sortie

Du visage qu’on aime

Il y a l’horreur de ce NON

Qui vient sans prévenir

Cette éponge noire sur toutes les pensées

La voix distinctement dit que l’amour n’existe pas

Le regard arraché n’est plus en mesure de rien voir

Et on refait attention où on met le pied

 

À la mine

Ineffaçable

Sur la pierre

Il est écrit-

Larme de cendre-

 

Je vous aimais

 

*

 

Poème écrit dans le bloc-notes

du téléphone portable

 

Il t’est venu des envies de parler

À déterrer les visages qui dorment

Mais de quel sable te crois-tu le feu ?

Sans un bruit l’ange aux ongles rognés

Accroche ses phrases à l’arbre de la nuit

Un beau jour est-ce un miroir tendu

À la mort qui tremble en nous ?

Le silence écoute le pas qui vient vers lui

Toute la dignité d’un homme est dans ses mains

Mais de quel feu te croyais-tu le sable ?

Le chien ramassant les miettes de la blessure

Se croira le maître du festin parce qu’il pense

Il faudra bien que le cœur s’ouvre à la fin

 

Saint Malo, 28 décembre 2018

 

LE VENTRE CRAQUE

 

 

***

 

 

 

Les reflets vieillissent plus vite que moi

À chacun sa petite laisse son illusion

Nous pensons vivre dans les pensées

Qui font mentir les miroirs

Il existe peut-être quelque part un rire du temps

Ma voix me regarde parler

Avec un autre sable que le sien

Je veux dire avec un autre soir que le sien

Mais j’ai encore de belles éternités devant moi

Si l’enfant que j’étais venait tout à l’heure

Je crois que je saurais encore comprendre

La question qu’il me pose

 

*

 

Je me suis trompé dans les dates

Les morts n’ont rien dit

Je n’ai pas reconnu les voix

Je me suis assis au bord de la rivière

Et il y a ces phrases fausses

Comme des visages refaits

Elles vous expulsent du bon silence

Tout ce que nous tâchons d’aimer

Tout ce que nous tâchons patiemment

D’être soudain n’est plus rien

Vu depuis ces phrases-là

Les mailles en sont coupantes

Avez-vous songé à réclamer votre part ?

Où vous situez-vous sur l’échelle

De l’accomplissement littéraire ?

Pourquoi regardez-vous la seine ? 

Connaissez-vous les placements qui rapportent ?

Nous avons pris la mauvaise file

Sur l’autoroute nous sommes

Visiblement dans la partie morte

Regarde c’est l’autre qui roule

Il serait préférable

Il serait nécessaire

De déboîter sans rien dire

De raconter le début d’une histoire

La nuit a laissé traîner quelques pièces

J’ai mis un mot sur le rebord de la fenêtre

Il avait l’odeur de ta peau

Je ne sais pas où se trouve le passage

Mais ma vie le trouvera

 

LES ÉGARÉES DE NOËL

 

 

***

 

 

 

On consacre sa vie au transport

D’une histoire qu’on ne sait pas raconter

On la protège contre les brigands

Et les faussaires de grand chemin

Comme des riens de lumière

Qu’on apporte à un roi

 

On serait prêt à se jeter

À la gorge de la nuit

Pour sauver le feu

De ce pauvre trésor

Il tient dans deux ou trois cartons

Que seul le roi pourra ouvrir

 

*

 

Gardez-moi l’honneur de ne pas être vu

D’être dans le cri de l’époque

Comme un chemin de craie

Dans le paysage sous le ciel

Mangé par des nuages chiens

Ne pas porter d’autre nom

Que celui que connaissent les amis

Autour de la table où l’on a déposé

Les fruits que peuvent tenir les mains

Et surtout pas de légende ou d’histoire

Pour cacher le cœur qui bat

Sous le vent que fait le hasard

Quand il court à la rencontre de nécessité

On donnera à leurs noces le nom de vie

Ou de destin si l’on est ivre

Je voudrais être nu comme un homme

Qui n’a gardé aucun poème

Pour adoucir la mort

 

COMME DES RIENS DE LUMIÈRE 

 

 

***

 

 

 

Le visage des morts se mêle à notre pas

Nous croyons marcher dans le parfum de leurs paroles

Les vivants semblent venir de plus loin

D’un pays dont on ne comprend pas l’hiver

Ils regardent le reflet du lac dans nos yeux

 

On dit que c’est le vent qui nous a fait pleurer

 

L’enfant nous demande comment s’y prendre

Pour avoir un peu moins peur de la nuit

On raconte des histoires de patience

Le manteau des prières partagé par la main

Et le froid qui finit toujours par s’envoler

 

On dit que c’est le vent qui nous a fait pleurer

 

On parle des vies qui tombent en emportant le sel

Comme de vieilles maisons qu’on écoute craquer

On dépose une fleur pour marquer le passage

On confie au silence l’étoile qu’on aimait

Au milieu d’un visage on retrouve soudain le nom

 

On dit que c’est le vent qui nous a fait pleurer

 

UN GRAND PAYS SILENCIEUX 

 

 

***

 

 

 

Ma mère nous a fait vivre dans un pays

Dont nous étions les ambassadeurs secrets

Le roi en était un silence

Long comme l’amour que nous nous portions

 

Moi aussi je perds mes feuilles en hiver

Comme les arbres et le fou du village

Ah ces retours de mélodie ces galops inattendus

La vie qui ressort des ornières en chantant

 

Il faut voir la tête des penseurs dans leur cage

Lorsqu’ils regardent le poète courir à côté du train

Jambes de sauterelle et là-bas la maison du père

Dans les nuages et les orties

 

Et lui saugrenu-bouleversant son œillet fané

À la boutonnière qui ne sait plus comment

Gueuler que le jardin existe

En son village on appelait cela la France

 

*

 

Quand les mots feront sept fois le tour

Du tombeau et que la pierre roulera

Sur le blé de lumière

On appellera cela la parole

 

Quand la parole fera sept fois le tour

De ton cœur et te délivrera

De l’ombre qui mange ton pain

On appellera cela ton visage

 

Quand ton visage fera sept fois le tour

De ton frère pour lui faire boire

L’eau qui redonne vie à sa vie

On appellera cela le chemin

 

Quand le chemin fera sept fois le tour

Du silence où nous cachions

L’amour qui nous était donné

On appellera cela la maison

 

ON APPELLERA CELA LA MAISON

 

 

 

 

Emmanuel Godo

Francosemailles, septembre-octobre 2023

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