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Hiver 2024

 

Dialectique de la certitude et du doute

Interprétation existentiale du recueil Ragnarök de Dana Shishmanian (L’Harmattan, mai 2024)

 

Saghi FarahmandpourHamidreza Zakaria

(*)

 

 

Sur la couverture du livre :

peinture de ©Dany Madlen Zărnescu (1950-2014)

 

 

 

Il apparaît au cours de la lecture de Ragnarök, un thème que nous pouvons définir ainsi : « un ego en errance » (p. 7) entre certitude et doute. Nous entendons analyser et interpréter ce thème selon « la dialectique de la certitude et du doute », où « la certitude » et » le doute » sont deux concepts qui appartiennent l’un à l’autre, et il y a une unité organique ou une relation dialectique entre eux. Ils sont en tant qu’un tout unitaire deux « moments » d’un seul phénomène, à savoir l’être-au-monde de l’homme.

Mais comment faut-il analyser et interpréter l’errance entre certitude et doute dans Ragnarök selon « la dialectique de la certitude et du doute » ? Notre interprétation est la suivante :

L’» ego en errance » (p. 7) a la conscience de son aversion pour tous les appels/les pouvoirs dominateurs qui l’entourent. Alors, en parlant au nom de la Terre, comme dans un chant de lamentation, il exprime franchement son rejet et fait des révélations. Il arrache le masque de ces pouvoirs ; il révèle leur visage réel à tout le monde et dévoile leurs complots funestes et antihumains. Ces pouvoirs n’ont d’autre but que de répandre la discorde parmi les humains et de jeter la noirceur dans le monde.

 

Je devrais vous maudire – car vous êtes mes bourreaux !

Vous charcutez mes chairs – vous crevez mes yeux

(…) je ne vous supporte plus

car vous vous nourrissez de mes plaies –

(…)

Je devrais vous maudire – car vous vous nourrissez de la

haine – (p. 11)

 

Le résultat du gouvernement de ces puissances tyranniques et hypocrites qui se nourrissent de la haine, enlèvent l’avenir, l'espoir et le sens de la vie aux hommes, détruisent la vérité, rabaissent le plafond de l’univers, privent le monde de clarté et le rendent obscur, n’est rien d’autre que celui consistant à infliger des souffrances incessantes aux hommes et déraciner l’humanité.

 

(…) je ne supporte plus vos mensonges

 

Je devrais vous maudire – car vous tuez la vérité et

l’espoir

(...)

vous enlevez l’avenir aux plus jeunes et le sens de la vie

aux vieux –

(...) vous tuez des innocents

par dizaines de milliers – (p. 13)

(…)

 

Je devrais vous maudire – car vous tuez l’humain dans

l’humanité – (p. 14)

 

Les puissances dominatrices inventent le Dieu/des Dieux, agissent dans leurs propres buts et intérêts sous couvert de « faire la volonté » de leur(s) Dieu(x) et perpètrent n’importe quels crimes. Ces Dieux créés par l'homme sont en même temps complices de l'homme, le secourent à commettre tout délit et le punissent ou le récompensent conformément à la loi qu’il s’est lui-même donnée sous couvert de religion.

 

(…)

Oui vous vous êtes inventé des dieux – et même un seul

qui les possède tous –

(…)

vous prenez votre Dieu respectif pour témoin,

commanditaire et complice de vos crimes –

alors chacun d’eux se doit de vous punir et/ou

vous récompenser et/ou vous anéantir

selon Son jugement (p. 14)

 

Ainsi, la révélation de l’ « ego en errance » (p. 7) dévoile à la fois le visage des puissances dominatrices terrestres et rend manifeste le masque effrayant qu’elles prêtent elles-mêmes à leurs dieux. Ainsi ces Dieux ne sont pas seulement complices des vices et des crimes des puissances mentionnées, mais apparaissent comme des alliés de Satan : des Dieux jaloux, vengeurs et meurtriers qui intiment aux humains l'ordre de massacrer des humains.

 

(…) vos dieux sont jaloux et vengeurs

et faits pour tuer les fidèles des autres dieux (p. 15)

 

(…) tu es le persécuteur le Dieu vengeur

Dieu tyran Dieu tueur Dieu faiseur de pacte avec Satan (p. 26)

(…)

assoiffé de sang que tu es –

(…) tu as embauché

nos ennemis à ta solde et les as poussés à déposer

contre nous devant toi et leur as donné pouvoir

d’exécuter contre nous tes sentences –

et tu les as autorisés à nous massacrer… (p. 27)

 

L’homme religieux – ici, sous la figure de Job (« Parole d’un révolté ancien croyant ») – qui croyait au domaine sacré du monde et en tant que serviteur fidèle essayait toujours d’entretenir, en vivant selon la loi religieuse, son rapport avec Dieu ou bien avec l’essence divine, en arrive à croire maintenant que la servitude et la religiosité deviennent cause de souffrance et de tourment. Il se considère comme un opprimé sans défense qui n’a personne pour clamer son innocence devant un Dieu tyrannique.

 

(…) pourquoi mon Dieu

pourquoi me persécutes-tu

j’ai tout fait selon ta loi – j’ai écouté

tes commandements – j’ai sacrifié à ton culte

je t’ai honoré et j’ai loué ta magnificence –

pourquoi (…)

me bannis-tu de ta cité

pourquoi retournes-tu mon amour en ta haine…

 

(…)

mon innocence – qui devant toi la défendrait… (p. 26)

 

Désormais, Dieu ne peut plus se donner comme quelque chose qu'il n'est pas. L’homme, en regardant ce qu’il aperçoit explicitement dans le monde, conclut qu’il devrait renier la soumission au culte, se dépouiller de ce vêtement de servitude et déclarer clairement que ce Dieu-là, tyrannique et persécuteur, est en fait Satan. De cette façon, une certitude se forme chez l'homme, qui le provoque à la rébellion.

 

(...)

ton double caché – à découvert à découvert –

plus de masque plus de culte plus de louange – (p. 26)

(…) mais toi tu es Satan pactisant

avec soi-même – s’alliant avec soi-même contre moi. (p. 27)

 

Le texte semble signifier que seules la souffrance et la mort de l’homme laissent Dieu être vu et le rendent accessible.

 

(…) dieux inconnus

qui ne se manifestent jamais qu’en des malheurs

sans nom des sacrifices inutiles des prières

renversées en imprécations en supplications

en gémissements de mort (p. 73)

 

Ces vers mettent en lumière les vécus de la vie, y compris la « mort ». En regardant la mort des autres, l’homme acquiert une expérience objective de la mort et se rend compte que l'être-au-monde se termine avec la mort et qu'il va lui-même vers la fin de son être-au-monde. En fait, ces vers incluent la réponse à cette question : l’être-au-monde comment « est-il vécu ? ». De cette manière, la vie elle-même est vue et comprise dans sa totalité.

Il est donc indispensable de réfléchir sur le phénomène de la « mort », car le point de départ correct pour comprendre la signification du concept de « doute » consiste dans la compréhension et l’interprétation de ce phénomène fondamental. S’il en est ainsi, nous devons alors nous demander si ce n’est pas la certitude de la mort qui pousse l’homme, contre la menace constante et absolue de la mort, à croire en un Dieu visible ou invisible afin de dominer ainsi sa peur du « néant » ? En effet le doute est là ; car : « y a-t-il de la musique dans l’au-delà ? » (p. 74).

L’homme est l’être-vers-la-mort. Il se retrouve toujours devant le néant et il est donc constamment anxieux. Alors, la croyance en Dieu n’est-elle pas fondée sur la certitude de la mort et la recherche d'un moyen de l’emporter sur la peur du néant ?

La poétesse dans Ragnarök met en évidence une vérité qui est souvent précipité dans l'oubli, c’est que la mort n'est toujours que mienne. La mort n’est à chaque fois qu’à soi, en propre. Toute personne meurt toute seule à son heure.

 

(…)

il est seul

dans sa mort (p. 46)

 

L’homme ne peut pas détourner le regard de la mort, ni l’éluder, ni l’occulter par cette fuite. La mort est une vérité inéluctable, insoluble et irrépressible qui confronte l'homme tout seul au « néant ». Cette confrontation met l’homme dans la situation critique de sa vie. Cette situation est le temps même de prendre une décision ; décider de choisir d’obéir à Dieu ou de se révolter contre Dieu. La certitude et le doute sont toujours réels en cet « entre les deux ».

Selon ce que nous avons dit, il est maintenant possible de comprendre et d'expliquer pourquoi dans Ragnarök, qui nie le culte et la servitude, dénonce la similitude entre Dieu et Satan et parle de la rébellion contre Dieu-Satan, il y a aussi un poème comme « Pourtant » ; un poème où le sens de « doute » s’est caché dans son titre :

 

(…)

 

Dieu pardonne-moi

accueille-moi

laisse-moi aller dans ton sein

tu es dit miséricordieux

et je m’y accroche

que d’autre puis-je faire

moi petite fille perdue

dans la zoo-jungle (p. 55)

 

La poétesse désigne également le Dieu « sauveur » qui exprime sa compréhension nette du sens et de la signification du concept fondamental de « salut » :

 

(…)

chacun sait tout sur son Dieu puisqu’il en est l’image

et que son Dieu est son témoin son rocher son sauveur (p. 22-23)

 

La croyance en Dieu et par la suite, la foi en la vie éternelle et en l’éternité qui se conceptualise sous la forme de l'idée de « salut », pourraient répondre au besoin psychologique fondamental d’« immortalité », mais cela ne pourra jamais résoudre l’incapacité inhérente de l’homme à dépasser la finitude de son être. Le « doute » naît de la compréhension de la finitude insoluble de l’être humain. Tenir la mort pour vraie est la certitude de l’être-au-monde et le doute se développe dans cette certitude même.

Et tout cela signifie que la certitude « est » uniquement parce que et dans la mesure où le doute « est ». La certitude et le doute sont en quelque sorte co-originaires, à savoir qu’ils sont corrélatifs. « La certitude » et « le doute » sont deux concepts qui appartiennent l’un à l’autre et il existe une unité organique ou une relation dialectique entre eux. Ils sont, en tant qu’un tout unitaire, deux « moments » d’un seul phénomène à savoir l’être-au-monde de l’homme.

Non seulement « les moments » ne sont pas des parcelles séparés et disjonctifs qu’on devrait collecter et rassembler plus tard par une sorte de collecte, mais leur être et les relations entre eux ne sont possibles que dans un tout unitaire. La certitude et le doute comme deux » moments » doivent toujours être considérés comme un tout.

Par voie de conséquence, Ragnarök de Dana Shishmanian aborde des questions qui appartiennent à la vie sociale réelle de l’homme. La poétesse a profondément exploré ces questions. Ses trouvailles dans Ragnarök sont des directives transparentes pour enquêter. Cette œuvre incite à la lecture, à la réflexion et à la compréhension. Ragnarök ouvre une voie à l’aide de laquelle nous pouvons formuler notre question sur « l'idée de Dieu » et essayer de méditer sur cette idée.

 

© Saghi FarahmandpourHamidreza Zakaria

 

(*)

 

Je m’appelle Saghi FARAHMANDPOUR. Je suis née en février 1981 à Téhéran, en Iran. Tout mon enseignement universitaire avaient été en discipline de la langue et de la littérature française et j’ai le doctorat ès lettres françaises. J’ai fait des recherches dans le cours de la maîtrise sur la réalité dans la diégèse. Ma thèse de doctorat est l’interprétation des poèmes d'Alfred De Vigny basée sur l’herméneutique phénoménologique de Heidegger. Maintenant, je suis poétesse et j’écris de la poésie en persan et en français ; je fais également de la traduction et de l'interprétation littéraire.

 

Je m’appelle Hamidreza ZAKARIA. Je suis né en mai 1976 à Téhéran, en Iran. Tout mon enseignement universitaire avait été en discipline de l’histoire et j’ai le doctorat en histoire. J’ai fait des recherches dans le cours de la maîtrise sur l'histoire de l'Empire Ottoman au début du XIXe siècle. Ma thèse de doctorat porte sur le concept d'historicité chez Heidegger et l'ontologie de l'historiographie. J’ai enseigné l’histoire pendant dix ans et je suis maintenant chercheur d'histoire et de philosophie. Je connais les langues anglaise et turque. Je fais actuellement des recherches sur la vision du monde islamique et sur l’histoire de l’exégèse du Coran en Turquie.

 

 

Saghi FarahmandpourHamidreza Zakaria

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