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Hiver 2024

 

Ara Alexandre Shishmanian, La létale de la lune. Épopée lyrique

(éd. PHOS, septembre 2024)

 

Lecture par Guenane Cade

 

 

En couverture du livre : ©Jacques Grieu, Arrivée de la nuit

 

(*)

 

 

Faut-il embarquer et sauter dans le vide les yeux bandés… ou faut-il ouvrir ses ailes les yeux grands ouverts vers l’infini bleu nuit de la vie ?    

     Si vous vous arrêtez au bord d’une flaque où la lune plonge, tout le ciel est dans l’eau, vos pieds sont à un pas de l’abîme et ce pas effraie comme si vous preniez l’infini en pleine face. Si vous ouvrez La létale de la lune de Ara Alexandre Shishmanian, ce pas il faut l’accepter, il faut sauter dans la densité de tout ce qui va gicler sans retenue dans les pages. Tous les codes sautent, le monde onirique ignore la censure. Le hasard des sons le guide, le poète exigeant l’assume, se lance sans frein dans son nuancier démentiel.

      Hermétisme, rêve, élévation, rêvélévations. Surexcitation cérébrale hors temps, hors mode, un talent indécent d’audace. Il faut accepter l’errance, accepter d’être embroussaillé, ébouriffé, de nager dans le défi déraisonnable, Ara est Forgeron du Verbe.  

     Si dans l’enfance vous avez eu des dolmens pour domaines ou des armées de menhirs, vous avez déjà un pied dans l’irréalité du réel et ses légendes. Si aven dans l’une de vos langues c’est la rivière et aussi une mâchoire, vous acceptez peut-être plus naturellement en lisant que des mots-mâchoires vous accrochent, vous entraînent entre l’infini du temps et la seconde, ou vous emprisonnent dans des blocs d’abîme. Sur l’aven, une seule issue, flotter entre proue et sillage et jeter l’ancre 58 fois pour reprendre souffle. Si Ara vous lance une bouée, une échelle, une clé, c’est pour mieux vous ouvrir les méandres de l’hallucination, au seul risque de vous réveiller à nouveau seul sur la route. Aven aussi les larmes qui creusent les rides. Ce livre est un aven qui coule, coule d’une seule larme.

 

     58 segments, ce 8 qui serait le symbole de ∞, l’infini redressé. Astrologie, 58 comme deux fois 29, nombre ami de la lune, celle qui influence nos émotions, avive nos nerfs, nos intuitions. 29 nous sort de notre puits intime et nous projette dans l’univers. 58 pour doubler notre énergie physique, nous ouvrir un passage vers l’aventure spirituelle, l’ésotérisme sans limite. Le livre se déploie en éventail pour attiser la démesure, amplifier sans borne le jeu et l’illusion. Il faut se laisser tromper, se perdre dans les hyperboles aveuglantes d’inventivité, ignorer majuscules et ponctuations officielles.

     Un érudit peut se permettre de convoquer toutes les mythologies. L’inconscient d’Ara, son énergie inaccessible, peuvent nous plonger dans le Styx, nous mener aux Enfers, aux Ténèbres ou se faire notre escorte ailée auprès de Quetzalcóatl, le serpent à plumes des Aztèques et des Mayas, à l’opposé de la noirceur et du chaos. Et comme le serpent qui se mord la queue, nous ne savons plus où ça commence, où ça finit, nous nous laissons emporter, nous retrouvons les chamans qui, dans les Andes, inhalaient des hallucinogènes ouvrant les portes de l’au-delà en rêvant d’une religion universelle qui relie.

     La lecture de La létale de la lune n’est pas plus invraisemblable que la solitude de l’insomnie qui tord et décolore, ni plus inextricable que nos rêves nocturnes et les marécages du sommeil. Le rêve se moque de la vraisemblance, la morale, l’espace, le temps, il éclaire l’inconscient et pour décrypter le monde onirique troublant d’Ara, il faut accepter de sombrer ou de s’élever, sans oublier le hasard des sonorités qui happent le poète.

     Il faut accepter de se souvenir. Qui a connu le vertige, la drogue des hauteurs entre plus facilement dans les pages, avoir affronté un champ hydrothermal en plein désert d’altitude, avoir connu l’état de somnambulisme face à la Création aussi. Quand l’intimité de la terre, les excès de la matrice s’étalent sous vos yeux pour vous rappeler que vous venez de cette boue, de cette vidange des tréfonds, de ces crachats de vapeur, quand tout gargouille ou fulmine autour de vous, comme le poète, vous avez le subconscient à l’air, vous vous dédoublez, vous titubez.

     Ce livre ouvre en nous, malgré nous, des fenêtres. Le poète nous tend un, mille miroirs. En terre celte où les mythes s’invitent, il est tant de fontaines magiciennes, tant de forêts où se perdre, tant d’embûches, tant de cercles qui mènent de l’évidence à la légende, sans oublier les demoiselles qui vous font perdre le sens du temps, des distances. Toute quête est folie dirait Galaad à Ara en lui tendant le Saint-Graal pour recueillir son aven de larmes.

      À chacun de lire avec lui-même, avec Seul, seul comme marin en plein ouragan entre cosmos et abysses. À nous d’entrer dans l’intime fabuleux de l’infini. La syntaxe sursaute, à chacun de trouver son rythme, d’entendre les phrases avec son inconscient, au-delà des lignes et des yeux. Ne rien attendre sinon la surprise de ce qui explosera au-delà des mots. À chacun de s’abîmer, de ‘chaoter’, de ‘geyseriser’, en 58 séances mais ce livre n’est pas clôturé. Dans tant de suggestions mystérieuses, de musiques aux échos d’autres mondes, des subtilités peuvent nous échapper, être rattrapées. Le poète, même lacéré, garde une innocence enfantine, nous susurre des chants d’oiseaux-anges. Il a perdu le temps, la vie a passé, il est chenu sans s’en être aperçu mais il a gardé une allumette magique.

     Ce sont aussi les aventures d’un exilé insomniaque et migraineux. Il porte en lui en éternel tremblement le labyrinthe de l’exil et l’insomnie jusque dans ses tourbillons. La lune est le fruit létal de ses insomnies funambules. Ara est Autre et garde en lui un perpétuel sentiment d’étrangéité. Nous pouvons imaginer sans savoir ce que sera la vie à venir, notre mort, mais il faut se tenir prêt ou ne l’être jamais, seul avec Seul. Livre de méditation au-delà des péripéties, livre virtuose comme la musique qui n’appartient pas seulement à ce monde. Ara nous fait une offrande folle, à nous de la recevoir, avec plus de cœur que d’intelligence, même si toute démence a sa logique.

     Quand nous plongeons dans des images de ruines, de cataclysmes, les pages ne sont pas plus chaotiques que le monde d’aujourd’hui. Quand le poète redescend sur terre, il évoque ce qui aurait dû et pu être - et n’a pas être, il devient dernier homme entre le ciel vide et la terre impossible. Ara l’exilé chenu marche brisé par le bizarre, et nous rappelle que seuls les écroulements sont grandioses.

     Et si ce livre contenait les germes d’un miracle étrange ?

     À la lecture, le poète castillan Pedro Calderón de la Barca s’est invité. Il écrivait en 1635 que la vie est une frénésie, une illusion, une ombre, une fiction...toda la vida es un sueño , y los sueños, sueños son, toute la vie est un songe, et les songes ne sont que songes.

     Chacun lit avec lui-même, chacun voit son monde, l’invente et l’ IA désormais efface le mot réalité. Livre à lire infiniment – ou jamais.

     Seules les clefs sont des portes... fin sans fin de l’énigme et de l’épopée. La clef est l’alliée des mythes et la clef d’or des songes ouvre le labyrinthe de nos chambres secrètes.

     Sur la couverture de Jacques Grieu, au bord de l’aven, le poète-silhouette salue le soleil moribond, assis sur sa roche, entre deux voiles gonflées telles deux œufs où déjà germine un flot, un flux, un déluge, un livre prêt à nous dévorer ou… à nous suggérer de renaître toujours.

 

     Ayant transformé la préface en postface, l’analyse attentive de Dana Shishmanian me fut bienvenue pour rallumer et illuminer rétroactivement la lecture. Passer d’une langue à l’autre, traduire quand le mot de votre langue manque dans l’autre. La double aventure de ce livre est aussi l’aventure d’un couple doublement coupé du terreau premier, humus à protéger avec art et minutie afin que toujours frétille le fin fil de folie.

 

© Guenane Cade

 

(*)

 

NB Le livre est accessible en libre lecture sur le site de l’auteur.

 

 

A.A. Shishmanian lu par Guenane Cade

Francosemailles, Hiver 2024

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