Faut-il embarquer et sauter dans le vide les yeux
bandés… ou faut-il ouvrir ses ailes les yeux grands ouverts vers l’infini
bleu nuit de la vie ?
Si vous vous
arrêtez au bord d’une flaque où la lune plonge, tout le ciel est dans
l’eau, vos pieds sont à un pas de l’abîme et ce pas effraie comme si vous
preniez l’infini en pleine face. Si vous ouvrez La létale de la lune de
Ara Alexandre Shishmanian, ce pas il faut l’accepter, il faut sauter dans
la densité de tout ce qui va gicler sans retenue dans les pages. Tous les
codes sautent, le monde onirique ignore la censure. Le hasard des sons le
guide, le poète exigeant l’assume, se lance sans frein dans son nuancier
démentiel.
Hermétisme, rêve, élévation, rêvélévations. Surexcitation cérébrale
hors temps, hors mode, un talent indécent d’audace. Il faut accepter
l’errance, accepter d’être embroussaillé, ébouriffé, de nager dans le
défi déraisonnable, Ara est Forgeron du Verbe.
Si dans
l’enfance vous avez eu des dolmens pour domaines ou des armées de
menhirs, vous avez déjà un pied dans l’irréalité du réel et ses légendes.
Si aven dans l’une de vos langues c’est la rivière et aussi une
mâchoire, vous acceptez peut-être plus naturellement en lisant que des
mots-mâchoires vous accrochent, vous entraînent entre l’infini du temps
et la seconde, ou vous emprisonnent dans des blocs d’abîme. Sur
l’aven, une seule issue, flotter entre proue et sillage et jeter
l’ancre 58 fois pour reprendre souffle. Si Ara vous lance une bouée, une
échelle, une clé, c’est pour mieux vous ouvrir les méandres de
l’hallucination, au seul risque de vous réveiller à nouveau seul sur
la route. Aven aussi les larmes qui creusent les rides. Ce livre est
un aven qui coule, coule d’une seule larme.
58 segments,
ce 8 qui serait le symbole de ∞, l’infini redressé.
Astrologie, 58 comme deux fois 29, nombre ami de la lune, celle qui
influence nos émotions, avive nos nerfs, nos intuitions. 29 nous sort de
notre puits intime et nous projette dans l’univers. 58 pour doubler notre
énergie physique, nous ouvrir un passage vers l’aventure spirituelle,
l’ésotérisme sans limite. Le livre se déploie en éventail pour attiser la
démesure, amplifier sans borne le jeu et l’illusion. Il faut se laisser
tromper, se perdre dans les hyperboles aveuglantes d’inventivité, ignorer
majuscules et ponctuations officielles.
Un érudit
peut se permettre de convoquer toutes les mythologies. L’inconscient
d’Ara, son énergie inaccessible, peuvent nous plonger dans le Styx, nous
mener aux Enfers, aux Ténèbres ou se faire notre escorte ailée auprès de
Quetzalcóatl, le serpent à plumes des Aztèques et des Mayas, à l’opposé
de la noirceur et du chaos. Et comme le serpent qui se mord la queue,
nous ne savons plus où ça commence, où ça finit, nous nous laissons
emporter, nous retrouvons les chamans qui, dans les Andes, inhalaient des
hallucinogènes ouvrant les portes de l’au-delà en rêvant d’une religion
universelle qui relie.
La lecture
de La létale de la lune n’est pas plus invraisemblable que la
solitude de l’insomnie qui tord et décolore, ni plus inextricable que nos
rêves nocturnes et les marécages du sommeil. Le rêve se moque de la
vraisemblance, la morale, l’espace, le temps, il éclaire l’inconscient et
pour décrypter le monde onirique troublant d’Ara, il faut accepter de
sombrer ou de s’élever, sans oublier le hasard des sonorités qui happent
le poète.
Il faut
accepter de se souvenir. Qui a connu le vertige, la drogue des hauteurs
entre plus facilement dans les pages, avoir affronté un champ
hydrothermal en plein désert d’altitude, avoir connu l’état de
somnambulisme face à la Création aussi. Quand l’intimité de la terre, les
excès de la matrice s’étalent sous vos yeux pour vous rappeler que vous
venez de cette boue, de cette vidange des tréfonds, de ces crachats de
vapeur, quand tout gargouille ou fulmine autour de vous, comme le poète,
vous avez le subconscient à l’air, vous vous dédoublez, vous titubez.
Ce livre
ouvre en nous, malgré nous, des fenêtres. Le poète nous tend un, mille
miroirs. En terre celte où les mythes s’invitent, il est tant de fontaines magiciennes, tant de forêts où se
perdre, tant d’embûches, tant de cercles qui mènent de l’évidence à la
légende, sans oublier les demoiselles qui vous font perdre le sens du
temps, des distances. Toute quête est folie dirait Galaad à Ara en lui
tendant le Saint-Graal pour recueillir son aven de larmes.
À chacun de lire avec lui-même, avec Seul,
seul comme marin en plein ouragan entre cosmos et abysses. À nous
d’entrer dans l’intime fabuleux de l’infini. La syntaxe sursaute, à
chacun de trouver son rythme, d’entendre les phrases avec son
inconscient, au-delà des lignes et des yeux. Ne rien attendre sinon la
surprise de ce qui explosera au-delà des mots. À chacun de s’abîmer, de ‘chaoter’, de ‘geyseriser’,
en 58 séances mais ce livre n’est pas clôturé. Dans tant de suggestions
mystérieuses, de musiques aux échos d’autres mondes, des subtilités
peuvent nous échapper, être rattrapées. Le poète, même lacéré, garde une
innocence enfantine, nous susurre des chants d’oiseaux-anges. Il a perdu
le temps, la vie a passé, il est chenu sans s’en être aperçu mais
il a gardé une allumette magique.
Ce sont
aussi les aventures d’un exilé insomniaque et migraineux. Il porte en lui
en éternel tremblement le labyrinthe de l’exil et l’insomnie
jusque dans ses tourbillons. La lune est le fruit létal de ses
insomnies funambules. Ara est Autre et garde en lui un perpétuel
sentiment d’étrangéité. Nous pouvons imaginer sans savoir ce que
sera la vie à venir, notre mort, mais il faut se tenir prêt ou ne l’être
jamais, seul avec Seul. Livre de méditation au-delà des
péripéties, livre virtuose comme la musique qui n’appartient pas
seulement à ce monde. Ara nous fait une offrande folle, à nous de la
recevoir, avec plus de cœur que d’intelligence, même si toute démence a
sa logique.
Quand nous
plongeons dans des images de ruines, de cataclysmes, les pages ne sont
pas plus chaotiques que le monde d’aujourd’hui. Quand le poète redescend
sur terre, il évoque ce qui aurait dû et pu être - et n’a pas être,
il devient dernier homme entre le ciel vide et la terre impossible. Ara
l’exilé chenu marche brisé par le bizarre, et nous rappelle
que seuls les écroulements sont grandioses.
Et si ce
livre contenait les germes d’un miracle étrange ?
À la
lecture, le poète castillan Pedro Calderón de
la Barca s’est invité. Il écrivait en 1635 que la vie est une
frénésie, une illusion, une ombre, une fiction...toda
la vida es un sueño , y los sueños, sueños son, toute la vie est un songe, et les
songes ne sont que songes.
Chacun lit
avec lui-même, chacun voit son monde, l’invente et l’
IA désormais efface le mot réalité. Livre à lire infiniment – ou
jamais.
Seules
les clefs sont des portes... fin sans fin de l’énigme et de l’épopée.
La clef est l’alliée des mythes et la clef d’or des songes ouvre le
labyrinthe de nos chambres secrètes.
Sur la
couverture de Jacques Grieu, au bord de l’aven, le poète-silhouette salue
le soleil moribond, assis sur sa roche, entre deux voiles gonflées telles
deux œufs où déjà germine un flot, un flux, un déluge, un livre prêt à
nous dévorer ou… à nous suggérer de renaître toujours.
Ayant
transformé la préface en postface, l’analyse attentive de Dana
Shishmanian me fut bienvenue pour rallumer et illuminer rétroactivement
la lecture. Passer d’une langue à l’autre, traduire quand le mot de votre
langue manque dans l’autre. La double aventure de ce livre est aussi
l’aventure d’un couple doublement coupé du terreau premier, humus à
protéger avec art et minutie afin que toujours frétille le fin fil de
folie.
© Guenane
Cade
(*)
NB Le
livre est accessible en libre lecture sur le site de l’auteur.
|