Les textes constitutifs de ce
recueil sont issus de ceux écrits en 2020 et 2021, pendant la période
dite du confinement. Et malgré cette sorte d’assignation à résidence,
assortie d’une auto-autorisation de promenades ou de sorties dans un
périmètre ultra restreint, Guénane a continué à marcher chaque jour, à
certaines heures, pour engranger grâce à tous ses sens, des idées et des
ressentis. Après, il faut se recueillir et l’oreille donne le rythme. La joie parfois, m’attend m’atteint /
éclaire l’un de mes chemins.
Guénane est née à Pontivy.
Parce que Lorient était régulièrement bombardée, sa famille s’est
réfugiée en Kreiz Breizh, en Centre Bretagne. C’est pour cela qu’elle dit
ne pas pouvoir chanter Me Zo Ganet E Kreiz Er Mor (Je suis né au milieu
de la mer) du célèbre poète Groisillon Yann-Ber Kalloc’h, mort dans les
tranchées de la première guerre mondiale, alors qu’une large partie de
son œuvre à elle, est tournée vers la mer et imprégnée par elle. Ce poème
a été mis en musique par Jef Le Penven et a été interprété par de nombreux
artistes. Je vous propose d’écouter la version incluse dans l’Héritage
des Celtes, chantée par Gilles Servat et Yann-Fañch Kemener, accompagnés
à la guitare par Dan Ar Braz.
1 Écouter :
Me Zo Ganet E Kreiz Er Mor

Ce pas de côté est une
invitation faite par Guénane à qui voudrait s’alléger du fardeau du
quotidien, à trouver la bonne distance avec sa propre mémoire et l’air du
temps. C’est aussi une incitation à flâner en soi-même, en écartant, en
jugulant, en relativisant tout ce qui nous bride, nous entrave, en
mettant de côté les surplus et les fantômes du passé, ainsi que les
traquenards du présent :
Quand je raboute mes chemins
Ma mémoire butte toujours
sur les même cailloux. (…)
J’accepte l’invitation (du pas de côté)
en moi-même je me promène
et le mot Liberté a l’art de fuser
tout neuf de ma bouche.
En arrêt dans l’instant d’un
pas de côté, l’auteure observe l’Atlantique :
L’océan
je ne sais pas toujours
dans quelle langue il me parle
mais dans les mots que je tamise
j’entends aussi ses coliques ses débâcles.
Plus loin, Guénane écrit :
Surface lisse
masque de maîtrise exemplaire
glaçage lunaire
l’océan ce soir a cet air impénétrable.
Depuis l’enfance d’après-guerre,
écrire c’est construire et se reconstruire. Après les années
d’enseignement à Rennes, elle part à 28 ans en Amérique du Sud, au Brésil
notamment. Sensible à la musique et jouant du violon, elle dit y être née
une deuxième fois. Elle adore écouter « des airs de mon époque et
les réécouter encore aujourd’hui, comme ce Chove chuva chove sem parar de
Jorge Ben, morceau bien rythmé.
2 Écouter :
Chove chuva par Jorge Ben

Toujours dans sa relation à l’océan, Guénane
annonce :
Qui fait le plus d’écume
l’océan ou l’humanité ?
Les mousses nocives de l’une
dans l’autre se dissolvent.
Dans les traces des pas de côté laissés sur le sable ou
dans l’itinéraire de vie, Guénane dit préférer guetter une aigrette,
parler avec un papillon, saluer les chemins creux de dessous la visière
de sa casquette, plutôt que d’écouter la vasière des news :
Mais d’où sors-tu ?
Piaf ! (…)
Mais d’où viens-tu ?
Sur les ailes des caravelles
les gréements vikings
tu as voyagé gratis
les miettes te suffisent.
Faire un pas de côté, c’est
marquer un temps d’arrêt, de repos, d’interrogation, de courtoisie,
peut-être pour laisser passer quelqu’un qui avance plus vite que soi.
Prendre le temps de regarder l’immensité du monde ou de contempler
l’éphémère trace de ses propres pas dans le sable humide de l’estran.
Guénane raconte :
La brise me fouette
ouvre ma vie en éventail
je retrouve tout sauf le sommeil
les idées prennent leurs aises
m’invitent au grand banquet de la confusion.
Et tout d’un coup, L’auteur
interpelle son monde et dit : Me reviennent souvent à l’esprit les
musiques du provocateur génial Ney Matogrosso se prenant pour une gaivota
(une mouette) et la bossa Desafinado de Tom Jobim. Ce grand classique de
la musique Brésilienne a été repris par de très nombreux artistes.
3 Écouter :
Desafinado par Tom Jobim, Stan Getz et Joào Gilberto

Faire, ou mieux, pratiquer le
pas de côté, c’est aussi s’arrêter pour contempler non pas seulement les
grands espaces, le ciel, les nuages, la mer et ses humeurs, c’est aussi
porter le regard sur les abeilles, un coquillage, un arc-en-ciel, un
arbre, toutes ces choses et objets indispensables. Guénane, à ce propos
écrit :
Deux abeilles s’affolent
se frôlent conspirent titubent et puis sombrent
dans le mystérieux bleu lavande.
Pour observer ce monde discret, rien de tel qu’une
pause :
S’étirer à l’ombre dans une chilienne
un instant lâcher tous les contrôles
un peu d’indulgence avec soi-même
tasse de mélisse aux lèvres
je me prends pour la reine.
Ben voyons !
Et là, dans ce calme du monde, ou
en marchant dans le vent marin, Guénane adore chantonner à voix presque
intérieure, La jeune fille et la mort de Schubert.
4 Écouter :
La jeune fille et la mort de Schubert (avec le quartet Juilliard)

Presque à la fin de Pas De Côté, deux vers
viennent mettre les pendules à l’heure : La pendule des saisons / Se nourrit de petites disparitions.
Pour animer cette présentation, je complète mon propos en
précisant que, de son enfance à Pontivy, et de sa culture Bretonne de
toujours, Guénane aime se remémorer par exemple, des musiques des années
1970, dont celle du talabarder Jean-Claude Jégat, de Pontivy, et de
l’organiste Louis Yhuel, titulaire, en son temps, du grand orgue de la
collégiale Saint-Aubin de Guérande. Ils ont enregistré de nombreux
disques de chants et danses, profanes et sacrées, du répertoire Breton.
5
Écouter :
Laridé Gavotte de Pontivy, de Jégat et Yhuel, par le Bagad Kemper

6 Écouter :
Jean-Claude Jégat et Louis Yhuel à la collégiale
de Guérande (1975)

Et voilà un dernier morceau dont Guénane aime parler et
qu’elle aime écouter :
7 Écouter :
Años De Soledad d’Astor
Piazzolla y Gerry Mulligan (Reunion Cumbre 1974)

Pour conclure,
voici un petit Nota Bene de Guénane à mon endroit, lors de quelque discussion
amusée, mêlant breton et portugais :
Então, se você continuar eu vou cantar O Breizh ma bro
!
Pior, eu vou chorar murmurando Ar mor divent !
Pior ainda eu vou reclamar o Bagad
Lann-Bihoué !
Alors, si tu continues je vais chanter O Breizh ma bro
!
Pire, je vais pleurer en murmurant Ar Mor Divent !
Pire encore, je vais réclamer le Bagad de
Lann-Bihoué (juste pour les frissons ingérables).
8 Écouter ;
Ar Mor Divent (La Ballade
Irlandaise) par le
Bagad de Lann Bihoué

Les superbes photos de Sam Cade, fils de Guénane,
ajoutent des nuances de couleurs et de formes, au fil des pages de cet
excellent recueil.
©Patrice PERRON
***
BIBLIOGRAPHIE
COMMENTÉE DE GUÉNANE CADE, PAR ELLE-MÊME
(pour le présent
recueil Pas de Côté)
L’écriture est un refuge pour la mémoire.
L’un des grands mots de mon
enfance d’après-guerre fut La Reconstruction. Mes livres, poésie ou
prose, sont les pierres de cette reconstruction. Le premier titre, Résurgences, (Rougerie 1969)
Resurgere / Renaître, indique la suite.
L’attente demeure comme une ruche
Le regard lutte à vie.
Cet itinéraire dira aussi bien le silence des
dictatures sud-américaines que le fleuve de l’enfance : Un fleuve en fer forgé (Rougerie,
2002)
Ce fleuve qui m’allaita m’a donné
soif de silence et d’horizons fous à lier
Tout fleuve se jette dans
l’océan (sauf exceptions). Depuis Les
yeux d’Argos (Rougerie 1997), quel que soit le thème central du
recueil, l’océan sera présent.
Océan éternité à ma portée à porter sur le silence du
papier.
2011, coïncidence
éditoriale : deux ouvrages. En poésie, La Ville secrète (Rougerie) et, en prose, La Guerre secrète (Apogée) se
répondent. Deux livres dédiés à la ville de Lorient, en ruines et à ma
mère, qui en plus de la guerre, s’est encombrée d’un secret. (Poing d’ombre, Rougerie 2000).
Qu’il s’agisse de Couleur Femme, La Dune, ou de Copacabana, La Sagesse (toujours en retard), ou de Ta Fleur de l’Âge, l’océan est toujours au rendez-vous. Dans
la collection Poésie en voyage, des Éditions La Porte, seize livrets
parlent des îles : Groix, (mon île voisine) Caillou qui ne coule, Le caneton Hoedic, Minorque, Les
Açores, (Tangerine éclatée en neuf quartiers).
L’horizon enfile les îles l’océan donne le rythme.
L’Atacama, où L’océan est
un désert mouvant, Ma
Patagonie, étrange plaine entre
océan et cordillère, édités par La Sirène Étoilée, n’échappent pas à
l’horizon marin. Aucun récit ni roman non plus, ni Les brèves de cale, L’intruse
ou Itinéraire d’une disparition
(en voilier) édités par Chemin Faisant, ni Patagonie Secrète / Patagonia Secreta collection La Casa de
Carton, Éditions Travesias (2022).
Durant toute mon enfance, un
tableau m’a fascinée, un tableau vert naufrage, naufrage comme celui du
Procellaria et de son capitaine, mon grand-père en 1927.
L’océan te l’apprendra (Rougerie 2005) lui est dédié.
L’abîme commence entre nos dents.
Le seul lieu de perdition est en soi
la seule issue aussi.
Qu’adviendra-t-il après ce Pas De Côté ?
Qui fait le plus d’écume
L’océan ou l’humanité ?
***
PAS
DE CÔTÉ - CHOIX DE TEXTES

Page 22
Surface lisse
masque de maîtrise exemplaire
glaçage lunaire
l’océan ce soir a cet air impénétrable
Avec panache il transgressera
retrouvera ses rages
il ne saurait décevoir
Au grand cirque planétaire
il a toujours le même rôle
porteur de brouillard
L’enfant termite qui m’habite le dit
écrire me ramène à lui
à l’émotion insaisissable où je tangue en silence
dans le temps du sans retour
Plus les galets sont malmenés par les marées
plus ils sont polis
Et vous ?
Page 31
Qui est la plus folle
l’avoine ou la sauge clandestine ?
Simples
vous êtes ma seule sagesse
je plante vos noms en terres incultes
avec la dynamique du chiendent
Que vivent
la timidité feinte des papavéracées
l’ardeur de la clématite brûlante
les griffes invasives des sorcières
les juteuses haies de ronces
la bourrache reine des velues
la pourpre létale de la digitale
le millepertuis perforé de noir
le vertueux bec-de-grue à feuilles de ciguë !
Simples
vous êtes les millénaires
nos témoins éveillés
avec vous toujours errer andante
avec vous lanterner

Page 46
Arbres porteurs
de fleurs mâles et femelles
j’imagine vos nuits
Les branches s’attirent s’attisent s’entortillent
j’imagine les épousailles
le flux des sèves enlacées
les bourgeons prêts à fuser
les promesses de brassées
je me sens prête à ressouder
les rêves émiettés
prête à espérer du ciel
des pluies de pétales
prête à ouvrir les sens dans tous les sens
avec art et confiance
Ah, rêves odorants
Comment vous empêcher de claquer des dents ?

Les trois photos
sont de Sam Cade (reproduites du recueil)
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