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Printemps 2024

 

Guénane Cade, Pas de côté

Photos de Sam Cade.

Éditions Sauvages, avril 2022 (62 p., 11,50 €)

 

Une lecture toute en écoute

par Patrice Perron

 

Une image contenant texte, lettre, papier, livre

Description générée automatiquement

 

 

Les textes constitutifs de ce recueil sont issus de ceux écrits en 2020 et 2021, pendant la période dite du confinement. Et malgré cette sorte d’assignation à résidence, assortie d’une auto-autorisation de promenades ou de sorties dans un périmètre ultra restreint, Guénane a continué à marcher chaque jour, à certaines heures, pour engranger grâce à tous ses sens, des idées et des ressentis. Après, il faut se recueillir et l’oreille donne le rythme. La joie parfois, m’attend m’atteint / éclaire l’un de mes chemins.

 

Guénane est née à Pontivy. Parce que Lorient était régulièrement bombardée, sa famille s’est réfugiée en Kreiz Breizh, en Centre Bretagne. C’est pour cela qu’elle dit ne pas pouvoir chanter Me Zo Ganet E Kreiz Er Mor (Je suis né au milieu de la mer) du célèbre poète Groisillon Yann-Ber Kalloc’h, mort dans les tranchées de la première guerre mondiale, alors qu’une large partie de son œuvre à elle, est tournée vers la mer et imprégnée par elle. Ce poème a été mis en musique par Jef Le Penven et a été interprété par de nombreux artistes. Je vous propose d’écouter la version incluse dans l’Héritage des Celtes, chantée par Gilles Servat et Yann-Fañch Kemener, accompagnés à la guitare par Dan Ar Braz.

 

1 Écouter :

Me Zo Ganet E Kreiz Er Mor

 

Ce pas de côté est une invitation faite par Guénane à qui voudrait s’alléger du fardeau du quotidien, à trouver la bonne distance avec sa propre mémoire et l’air du temps. C’est aussi une incitation à flâner en soi-même, en écartant, en jugulant, en relativisant tout ce qui nous bride, nous entrave, en mettant de côté les surplus et les fantômes du passé, ainsi que les traquenards du présent :

 

Quand je raboute mes chemins

Ma mémoire butte toujours

sur les même cailloux. (…)

J’accepte l’invitation (du pas de côté)

en moi-même je me promène

et le mot Liberté a l’art de fuser

tout neuf de ma bouche.

 

En arrêt dans l’instant d’un pas de côté, l’auteure observe l’Atlantique :

 

L’océan 

je ne sais pas toujours

dans quelle langue il me parle

mais dans les mots que je tamise

j’entends aussi ses coliques ses débâcles.

 

Plus loin, Guénane écrit :

 

Surface lisse

masque de maîtrise exemplaire

glaçage lunaire

l’océan ce soir a cet air impénétrable.

 

Depuis l’enfance d’après-guerre, écrire c’est construire et se reconstruire. Après les années d’enseignement à Rennes, elle part à 28 ans en Amérique du Sud, au Brésil notamment. Sensible à la musique et jouant du violon, elle dit y être née une deuxième fois. Elle adore écouter « des airs de mon époque et les réécouter encore aujourd’hui, comme ce Chove chuva chove sem parar de Jorge Ben, morceau bien rythmé.

 

2 Écouter :

Chove chuva par Jorge Ben

 

Toujours dans sa relation à l’océan, Guénane annonce :

 

Qui fait le plus d’écume

l’océan ou l’humanité ?

Les mousses nocives de l’une

dans l’autre se dissolvent.

 

Dans les traces des pas de côté laissés sur le sable ou dans l’itinéraire de vie, Guénane dit préférer guetter une aigrette, parler avec un papillon, saluer les chemins creux de dessous la visière de sa casquette, plutôt que d’écouter la vasière des news :

 

Mais d’où sors-tu ?

Piaf ! (…)

Mais d’où viens-tu ?

Sur les ailes des caravelles

les gréements vikings

tu as voyagé gratis

les miettes te suffisent.

 

Faire un pas de côté, c’est marquer un temps d’arrêt, de repos, d’interrogation, de courtoisie, peut-être pour laisser passer quelqu’un qui avance plus vite que soi. Prendre le temps de regarder l’immensité du monde ou de contempler l’éphémère trace de ses propres pas dans le sable humide de l’estran. Guénane raconte :

 

La brise me fouette

ouvre ma vie en éventail

je retrouve tout sauf le sommeil

les idées prennent leurs aises

m’invitent au grand banquet de la confusion.

 

Et tout d’un coup, L’auteur interpelle son monde et dit : Me reviennent souvent à l’esprit les musiques du provocateur génial Ney Matogrosso se prenant pour une gaivota (une mouette) et la bossa Desafinado de Tom Jobim. Ce grand classique de la musique Brésilienne a été repris par de très nombreux artistes.

 

3 Écouter :

Desafinado par Tom Jobim,  Stan Getz et Joào Gilberto

 

Faire, ou mieux, pratiquer le pas de côté, c’est aussi s’arrêter pour contempler non pas seulement les grands espaces, le ciel, les nuages, la mer et ses humeurs, c’est aussi porter le regard sur les abeilles, un coquillage, un arc-en-ciel, un arbre, toutes ces choses et objets indispensables. Guénane, à ce propos écrit :

 

Deux abeilles s’affolent

se frôlent conspirent titubent et puis sombrent

dans le mystérieux bleu lavande.

 

Pour observer ce monde discret, rien de tel qu’une pause :

 

S’étirer à l’ombre dans une chilienne

un instant lâcher tous les contrôles

un peu d’indulgence avec soi-même

tasse de mélisse aux lèvres

je me prends pour la reine.

 

Ben voyons !

 

Et là, dans ce calme du monde, ou en marchant dans le vent marin, Guénane adore chantonner à voix presque intérieure, La jeune fille et la mort de Schubert.

 

 

4 Écouter :

La jeune fille et la mort de Schubert (avec le quartet Juilliard)

 

 

Presque à la fin de Pas De Côté, deux vers viennent mettre les pendules à l’heure : La pendule des saisons / Se nourrit de petites disparitions.

 

Pour animer cette présentation, je complète mon propos en précisant que, de son enfance à Pontivy, et de sa culture Bretonne de toujours, Guénane aime se remémorer par exemple, des musiques des années 1970, dont celle du talabarder Jean-Claude Jégat, de Pontivy, et de l’organiste Louis Yhuel, titulaire, en son temps, du grand orgue de la collégiale Saint-Aubin de Guérande. Ils ont enregistré de nombreux disques de chants et danses, profanes et sacrées, du répertoire Breton.

 

5 Écouter :

Laridé Gavotte de Pontivy, de Jégat et Yhuel, par le Bagad Kemper 

 

6 Écouter :

Jean-Claude Jégat et Louis Yhuel à la collégiale de Guérande (1975)

 

Et voilà un dernier morceau dont Guénane aime parler et qu’elle aime écouter :

 

7 Écouter :

Años De Soledad d’Astor Piazzolla y Gerry Mulligan (Reunion Cumbre 1974)

 

Pour conclure, voici un petit Nota Bene de Guénane à mon endroit, lors de quelque discussion amusée, mêlant breton et portugais :

 

Então, se você continuar eu vou cantar O Breizh ma bro !

Pior, eu vou chorar murmurando Ar mor divent !

Pior ainda eu vou reclamar o Bagad Lann-Bihoué ! 

 

Alors, si tu continues je vais chanter O Breizh ma bro !

Pire, je vais pleurer en murmurant Ar Mor Divent !

Pire encore, je vais réclamer le Bagad de Lann-Bihoué (juste pour les frissons ingérables).

                 

8 Écouter ;

Ar Mor Divent (La Ballade Irlandaise) par le Bagad de Lann Bihoué

 

Les superbes photos de Sam Cade, fils de Guénane, ajoutent des nuances de couleurs et de formes, au fil des pages de cet excellent recueil.

 

©Patrice PERRON

 

***

 

BIBLIOGRAPHIE COMMENTÉE DE GUÉNANE CADE, PAR ELLE-MÊME

(pour le présent recueil Pas de Côté)

 

L’écriture est un refuge pour la mémoire.

 

L’un des grands mots de mon enfance d’après-guerre fut La Reconstruction. Mes livres, poésie ou prose, sont les pierres de cette reconstruction. Le premier titre, Résurgences, (Rougerie 1969) Resurgere / Renaître, indique la suite.

 

L’attente demeure comme une ruche

Le regard lutte à vie.

 

Cet itinéraire dira aussi bien le silence des dictatures sud-américaines que le fleuve de l’enfance : Un fleuve en fer forgé (Rougerie, 2002)

 

Ce fleuve qui m’allaita m’a donné 

soif de silence et d’horizons fous à lier

 

Tout fleuve se jette dans l’océan (sauf exceptions). Depuis Les yeux d’Argos (Rougerie 1997), quel que soit le thème central du recueil, l’océan sera présent.

Océan éternité à ma portée à porter sur le silence du papier.

 

2011, coïncidence éditoriale : deux ouvrages. En poésie, La Ville secrète (Rougerie) et, en prose, La Guerre secrète (Apogée) se répondent. Deux livres dédiés à la ville de Lorient, en ruines et à ma mère, qui en plus de la guerre, s’est encombrée d’un secret. (Poing d’ombre, Rougerie 2000).

 

Qu’il s’agisse de Couleur Femme, La Dune, ou de Copacabana, La Sagesse (toujours en retard), ou de Ta Fleur de l’Âge, l’océan est toujours au rendez-vous. Dans la collection Poésie en voyage, des Éditions La Porte, seize livrets parlent des îles : Groix, (mon île voisine) Caillou qui ne coule, Le caneton Hoedic, Minorque, Les Açores, (Tangerine éclatée en neuf quartiers).

L’horizon enfile les îles l’océan donne le rythme.

 

L’Atacama, où L’océan est un désert mouvant, Ma Patagonie, étrange plaine entre océan et cordillère, édités par La Sirène Étoilée, n’échappent pas à l’horizon marin. Aucun récit ni roman non plus, ni Les brèves de cale, L’intruse ou Itinéraire d’une disparition (en voilier) édités par Chemin Faisant, ni Patagonie Secrète / Patagonia Secreta collection La Casa de Carton, Éditions Travesias (2022).

 

Durant toute mon enfance, un tableau m’a fascinée, un tableau vert naufrage, naufrage comme celui du Procellaria et de son capitaine, mon grand-père en 1927.

L’océan te l’apprendra (Rougerie 2005) lui est dédié.

 

L’abîme commence entre nos dents.

Le seul lieu de perdition est en soi

la seule issue aussi.

 

Qu’adviendra-t-il après ce Pas De Côté ?

Qui fait le plus d’écume

L’océan ou l’humanité ?

 

***

 

PAS DE CÔTÉ - CHOIX DE TEXTES

 

 

Page 22

 

Surface lisse

masque de maîtrise exemplaire

glaçage lunaire

l’océan ce soir a cet air impénétrable

 

Avec panache il transgressera

retrouvera ses rages

il ne saurait décevoir

 

Au grand cirque planétaire

il a toujours le même rôle

porteur de brouillard

L’enfant termite qui m’habite le dit

écrire me ramène à lui

à l’émotion insaisissable où je tangue en silence

dans le temps du sans retour

 

Plus les galets sont malmenés par les marées

plus ils sont polis

Et vous ?

 

 

Page 31

 

Qui est la plus folle

l’avoine ou la sauge clandestine ?

Simples

vous êtes ma seule sagesse

je plante vos noms en terres incultes

avec la dynamique du chiendent

 

Que vivent

la timidité feinte des papavéracées

l’ardeur de la clématite brûlante

les griffes invasives des sorcières

les juteuses haies de ronces

la bourrache reine des velues

la pourpre létale de la digitale

le millepertuis perforé de noir

le vertueux bec-de-grue à feuilles de ciguë !

 

Simples

vous êtes les millénaires

nos témoins éveillés

avec vous toujours errer andante

avec vous lanterner

 

 

 

Page 46

 

Arbres porteurs

de fleurs mâles et femelles

j’imagine vos nuits

 

Les branches s’attirent s’attisent s’entortillent

j’imagine les épousailles

le flux des sèves enlacées

les bourgeons prêts à fuser

les promesses de brassées

je me sens prête à ressouder

les rêves émiettés

prête à espérer du ciel

des pluies de pétales

prête à ouvrir les sens dans tous les sens

avec art et confiance

 

Ah, rêves odorants

Comment vous empêcher de claquer des dents ?

 

Les trois photos sont de Sam Cade (reproduites du recueil)

 

 

 

Guénane Cade lue par Patrice Perron

Francosemailles, Printemps 2024

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