Voici
le livre d'un fils sur son père, pour sa mère et pour ses propres fils.
Mais
moi, lectrice, je me l'approprie et je considère que j'ai de la chance de
pouvoir le lire et le relire avec le même plaisir ému.
Décidément,
c'est un livre qui me va : du sur-mesure, du cousu main. Chaque fois que
je l'ouvre au hasard, les phrases écrites, ainsi que le sous-texte que
j'imagine, s'agrègent à mon propre discours ou récit intérieur. Je
savoure la richesse, la justesse, la pudeur de ces pages : c'est du bon tissu
!
Le
titre, d'abord, est frappant : ce n'est pas celui d'un récit, mais plutôt
d'un tableau, d'une "nature morte". Ou peut-être le début d'une
"installation", à la manière de Boltanski. Normalement, les
mains ne sont pas des objets comme les fils et les ciseaux, outils du
métier de tailleur ; mais par la grâce du style, elles deviennent
métonymie, image substitutive du corps paternel disparu.
Car le livre raconte dès le début la
maladie et la mort du père : « Ses mains ont toujours été son
premier outil », p.148; « quand il a été réduit à
l'immobilité, ses mains sont devenues inutiles », p.150.
Pourquoi dans ces phrases, l'auteur redonne-t-il aux mains paternelles le
statut d’outil ? J'interprète cela comme la reconnaissance par le fils,
professeur, écrivain, intellectuel, de ce que fut la vie de
son père : une vie de travail manuel, avec des mains ouvrières qui
travaillaient tout le temps, pour gagner de quoi faire vivre la famille,
pour oublier aussi le travail forcé dans les camps nazis...
Les mains de mon père aussi étaient
belles, fuselées, aux ongles bombés. Moi aussi, je regrette de ne pas les
avoir photographiées. Mon père était tailleur et maintenant il est ailleurs
: tout en haut du Père-Lachaise, sous le ciel de Paris. Ma mère l'a
rejoint en 2013.
Mon père était tailleur depuis ses
quatorze ans, comme son père qui racontait avoir été le premier
possesseur en Pologne d'une machine à coudre Singer. Elle était arrivée de
Vienne à Ozorków, près de Lodz, avec un technicien tout spécialement
chargé de la mettre en service. Légende familiale ?
Mon grand-père maternel était tisseur et
sa femme, perruquière. Elle entrecroisait les fils des chevelures pour la
parure des Polonaises chrétiennes et la pudeur des Juives polonaises
pratiquantes...Avant que les nazis ne coupent les chevelures des femmes
assassinées pour en tisser de la feutrine, et produire des couvertures,
des pantoufles destinées au peuple allemand...
En 1942, ma mère, détenue au ghetto de
Lodz, dut coudre de grosses tresses de paille avec de longues aiguilles
pour confectionner des surbottes à envoyer aux soldats allemands du front
russe.
Juste retour des choses : seules les
sentinelles purent profiter de ces accessoires, les combattants, munis de
ces énormes godillots, ne pouvaient plus guère courir et à Stalingrad,
les Russes s'amusaient à les tirer comme des lapins et après les avoir
dépouillés, à se livrer à de grotesques pantomimes pour se gausser d'eux.
*
Point
de table des matières dans le livre de Norbert Czarny.
Mais il se compose de 28 courts chapitres porteurs de titres
laconiques.
Si on en dresse la liste, on trouve un
empilement de noms communs, dépourvus d'articles et souvent au pluriel : « Voix...
Ateliers... Poussières... miettes... vies... Angoisses... Objets » ;
mais aussi « Mains... et Ciseaux crantés »
qui reprennent le titre général du livre. Dans la seconde moitié de
l’œuvre, les titres comprennent aussi un certain nombre de verbes
d'action à l’infinitif : « Manger... Prêter sa voix... Revenir...
Glaner ». Tous ces énoncés ont une valeur symbolique. Ce sont en
particulier des métaphores évoquant la vie des parents de l'auteur et des
disparus liés à sa famille à différentes époques et en divers lieux.
Ces
titres évoquent aussi ses propres liens avec ses parents, ses goûts et
dégoûts forgés par la vie familiale : « Je n'aime pas la
poussière, mais j'aime bien les miettes, ce qui reste et nous échappe,
si nous n'y prenons garde. » p.50. Ils symbolisent la mémoire
fragmentaire, voire impossible de sa vie familiale avec des survivants de
la Shoah, et les doutes et obstacles à surmonter pour écrire une œuvre
aussi intime, aussi fragile : « Tout ce que j'écris flotte
dans le temps, dérive. Jusqu'à disparaître. » p. 18.
Les
dates et lieux sont rarement précis, il y a même un chapitre intitulé : Lieux
sans nom qui décrit un pèlerinage sur les traces de son père en Pologne
: à Sosnowiec, sa ville natale, où le narrateur ne retrouve
rien qui corresponde aux récits paternels. De même à Auschwitz et Dachau,
les deux camps principaux de sa déportation.
Le
récit de ce livre paraît donc décousu, mais ce n'est pas une conversation
à bâtons rompus. Chaque titre lance un thème, comme dans une symphonie et
chaque anecdote, souvenir ou discours s'y rapporte, en multiples
variations. Pas de place pour l'absurde, mais partout l'absence, la
menace de l'élimination des traces, de l'effacement, de l'extermination.
Le
chapitre le plus vertigineux et bouleversant sur la déportation
s'intitule Froid. « Cet hiver-là a été le
plus froid du demi-siècle », p.19. Norbert Czarny
rapporte le récit de son père : la
chaleur du mois d'août 1944 à Auschwitz et le froid mortel du dernier
hiver de la guerre à Dachau...
Ma propre mère aussi, avec l'une de ses
sœurs, était à Auschwitz en août 44, en sursis, dans le marasme de la
partie du camp encore en construction surnommée par les déportés
"Mexico", par opposition au Canada". Comme Salomon Czarny, elle qui savait par les menaces des Kapos ce
qui se passait dans les chambres à gaz, a entendu les cris des familles
tziganes chassées "vers
la fournaise"p.20. Et derrière les barbelés, elle a vu cheminer
les familles hongroises encore ignorantes de leur sort...*
Dans
ce même chapitre, si important à mes yeux, un détail me frappe sur un
autre personnage évoqué par Norbert Czarny,
Liliane, amie très chère de sa mère. Elle «ne quittait jamais le
bonnet de laine qui cachait ses cheveux(...) : depuis juin 44,
elle avait froid."p.
21. Or cette femme, avant-guerre, habitait rue de la Folie-Méricourt.
Moi aussi, j'ai vécu longtemps dans
cette rue, après la guerre, de ma naissance jusqu'à mes quinze ans. Les
conditions n'avaient pas dû changer beaucoup. Nous logions dans un grand
immeuble de rapport avec un porche profond qui donnait sur une cour
carrée entourée d'appartements avec cinq escaliers de cinq étages. Du
quatrième étage, je voyais la fontaine au milieu de la cour, puis elle
fut remplacée par des garages. On entendait les cris de Paris dans cette cour :
celui, strident, du vitrier, celui du rémouleur qui faisait vite
descendre mon père avec ses ciseaux à affûter. Des chanteurs de rue
passaient aussi ; peut-être une môme Piaf...Nous vivions dans deux pièces
dont l'une servait d'atelier à mon père avec sa grande table de coupe,
son fer à repasser si lourd et sa machine à coudre Singer, puis Pfaff.
Comme Norbert Czarny, mais quelques années
avant lui, "j'ai
grandi dans l'atelier de mon père", p.35. Mes poupées étaient des
chutes de tissus entortillées de fils. Nous
avions un poêle Godin dans l'autre pièce et j'étais chargée, moi l'aînée,
d'aller puiser à la cave, malgré la trouille, de lourds seaux de boulets
ou d'anthracites que nous livrait le bougnat de la rue Fontaine au roi.
Nous n'avions ni eau chaude, ni
sanitaires. Le WC à la turque était sur le palier. Mais de plus
malheureux que nous vivaient au même étage, de l'autre côté de
l'escalier, dans des taudis au fond d'un corridor. Les enfants jouaient
tous ensemble dans les escaliers ou la cour et j'allais lire des petites
BD de Mickey chez mon ami Pierrot si mal logé.
A l'heure actuelle, la rue de la
Folie-Méricourt dans le onzième arrondissement fait partie d'un des
quartiers les plus "branchés" de Paris ! *
J'insiste
sur le chapitre intitulé Froid. Norbert Czarny y reprend le récit de son père qui, dans le
camp où il faisait si froid, où sa vie ne tenait qu'à un fil, a sauvé du
suicide un autre déporté, plus malheureux que lui et après la guerre, ils
se sont retrouvés.
Quant
à l'histoire de Liliane, la « presque sœur » de sa mère, c'est
d'abord une histoire d’amour : la jeune fille apprenant que son fiancé
vient d'être raflé, quitte son logement de la rue Folie Méricourt et va
se faire arrêter à son tour et déporter pour le rejoindre.
Ainsi,
le chapitre le plus tragique sur la déportation est sublimé par
l'humanité et la solidarité qui ont pu subsister dans le « froid »,
symbole de l'horreur des camps nazis. Mais pour Norbert Czarny, c'est le thème du froid qui domine.
Il
ne choisit pas l'optimisme. Même dans le chapitre intitulé Retrouvailles,
l'amitié de son père avec Charles Baron est centrée autour des souvenirs
de Birkenau, y compris leurs numéros de déportés immortalisés par une
photo... Norbert Czarny aurait pu montrer ses
parents comme des survivants, des héros, capables de transmettre à leurs
descendants non seulement leur
détresse, "mais aussi la force et le courage, la passion et la
compassion", comme l'a écrit Judy Batalion,
dans son livre Les Résistantes, sur la résilience des femmes dans
les ghettos en Pologne occupée.
Dans
Mains, fils, ciseaux, l'auteur reste à distance, chérissant ses
parents pour leur fragilité ; toujours sur le qui-vive, il ne cesse de se
questionner : "qu'est-ce qui reste en moi de ces récits
familiaux. Et surtout, maintenant, qu'est-ce que je transmets à
mes fils ? » écrit-il dans un chapitre intitulé Angoisses.
Le
livre de Norbert Czarny est donc un livre sur
soi. Aux mains de son père tailleur correspondent celles du fils écrivain
qui assemble les mots textiles avec ses outils : stylo et papier. Aux
récits bien conduits de son père ou décousus de sa mère, il a entrepris
de greffer son propre "roman". Il pratique donc le procédé de
la « mise en abyme » en racontant l'élaboration de son œuvre,
ses problèmes littéraires et les doutes qui l’assaillent : « comment
raconter la vie de mes deux fragiles silhouettes ? » p.47. « quelle forme donner au récit d'une vie comme la
sienne ? » p.102. Il retrace aussi ses embûches, p.129 : « je
me rappelle cet éditeur me disant de façon brutale que des manuscrits
comme le mien, il en lisait vingt par mois. J'ai essuyé d'autres refus.
J'ai tout abandonné et voulu oublier. » Finalement, c'est sa
mère qui le pousse à finir son livre...
La
possibilité de l’œuvre et l'importance de l'art est l'une des seules
notes optimistes qui se dégage de cet ouvrage. Non, cet ouvrage n'est pas
« un fourbi » comme l'atelier de son père, « ces
mots, ces phrases, ces paragraphes (...) livrés dans le désordre »,
p.57; c'est une œuvre littéraire construite, née du plus profond de ses
émotions et de ses expériences. Pas un témoignage, pas un « roman
familial », au sens freudien de construction imaginaire par l'enfant
d'une famille idéale. Le « J'aime à rêver la vie de mes parents
comme un film » est esquissé au détour d'une page, p.137-8,
mais se conclut par « On ne peut pas y croire ».
La
mélancolie domine dans ce livre. L'auteur voit bien que les hommes ont
beau connaître l'histoire, ils n'en tirent pas les leçons, pire, ils la
nient ou la déforment plus que jamais. La haine raciste, les guerres, les
génocides continuent. « On se demande si cette planète
Terre restera vivable » p. 124. « Les va-nu-pieds, les
errants et fugitifs, les spectres marchent en un flux incessant, et nous
regardons ailleurs. Le spectacle et la fête nous rassurent,
comme des enfants insouciants », p.102.
Je
dis bien la « mélancolie » et non le tragique. C’est la tonalité
générale de Mains, fils, ciseaux,
un texte ondoyant, sensible, changeant et pourtant
plein de leitmotivs, un livre d'une mélancolie
toute verlainienne : « sans rien en lui qui pèse ou qui pose »...
©Ginette Mabille
NB :
Les fragments en italique suivis d’un astérisque sont des témoignages personnels
de Ginette Mabille, en résonance avec la
lecture de Mains, fils, ciseaux.
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