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Septembre-octobre 2023

 

 

Norbert Czarny : Mains, fils, ciseaux

Éditions Arlea (janvier 2023, 172 p., 17 €)

 

Lecture par Ginette Mabille

 

(*)

Une image contenant texte, plage, plein air

Description générée automatiquement

 

Voici le livre d'un fils sur son père, pour sa mère et pour ses propres fils.

Mais moi, lectrice, je me l'approprie et je considère que j'ai de la chance de pouvoir le lire et le relire avec le même plaisir ému.

Décidément, c'est un livre qui me va : du sur-mesure, du cousu main. Chaque fois que je l'ouvre au hasard, les phrases écrites, ainsi que le sous-texte que j'imagine, s'agrègent à mon propre discours ou récit intérieur. Je savoure la richesse, la justesse, la pudeur de ces pages : c'est du bon tissu !

Le titre, d'abord, est frappant : ce n'est pas celui d'un récit, mais plutôt d'un tableau, d'une "nature morte". Ou peut-être le début d'une "installation", à la manière de Boltanski. Normalement, les mains ne sont pas des objets comme les fils et les ciseaux, outils du métier de tailleur ; mais par la grâce du style, elles deviennent métonymie, image substitutive du corps paternel disparu.

 Car le livre raconte dès le début la maladie et la mort du père : « Ses mains ont toujours été son premier outil », p.148; « quand il a été réduit à l'immobilité, ses mains sont devenues inutiles », p.150. Pourquoi dans ces phrases, l'auteur redonne-t-il aux mains paternelles le statut d’outil ? J'interprète cela comme la reconnaissance par le fils, professeur, écrivain, intellectuel, de ce que fut la vie de son père : une vie de travail manuel, avec des mains ouvrières qui travaillaient tout le temps, pour gagner de quoi faire vivre la famille, pour oublier aussi le travail forcé dans les camps nazis...

 

Les mains de mon père aussi étaient belles, fuselées, aux ongles bombés. Moi aussi, je regrette de ne pas les avoir photographiées. Mon père était tailleur et maintenant il est ailleurs : tout en haut du Père-Lachaise, sous le ciel de Paris. Ma mère l'a rejoint en 2013.

Mon père était tailleur depuis ses quatorze ans, comme son père qui racontait avoir été le premier possesseur en Pologne d'une machine à coudre Singer. Elle était arrivée de Vienne à Ozorków, près de Lodz, avec un technicien tout spécialement chargé de la mettre en service. Légende familiale ?

Mon grand-père maternel était tisseur et sa femme, perruquière. Elle entrecroisait les fils des chevelures pour la parure des Polonaises chrétiennes et la pudeur des Juives polonaises pratiquantes...Avant que les nazis ne coupent les chevelures des femmes assassinées pour en tisser de la feutrine, et produire des couvertures, des pantoufles destinées au peuple allemand...

En 1942, ma mère, détenue au ghetto de Lodz, dut coudre de grosses tresses de paille avec de longues aiguilles pour confectionner des surbottes à envoyer aux soldats allemands du front russe.

Juste retour des choses : seules les sentinelles purent profiter de ces accessoires, les combattants, munis de ces énormes godillots, ne pouvaient plus guère courir et à Stalingrad, les Russes s'amusaient à les tirer comme des lapins et après les avoir dépouillés, à se livrer à de grotesques pantomimes pour se gausser d'eux. *

 

Point de table des matières dans le livre de Norbert Czarny. Mais il se compose de 28 courts chapitres porteurs de titres laconiques.  

 Si on en dresse la liste, on trouve un empilement de noms communs, dépourvus d'articles et souvent au pluriel : « Voix... Ateliers... Poussières... miettes... vies... Angoisses... Objets » ; mais aussi « Mains... et Ciseaux crantés » qui reprennent le titre général du livre. Dans la seconde moitié de l’œuvre, les titres comprennent aussi un certain nombre de verbes d'action à l’infinitif : « Manger... Prêter sa voix... Revenir... Glaner ». Tous ces énoncés ont une valeur symbolique. Ce sont en particulier des métaphores évoquant la vie des parents de l'auteur et des disparus liés à sa famille à différentes époques et en divers lieux.

Ces titres évoquent aussi ses propres liens avec ses parents, ses goûts et dégoûts forgés par la vie familiale : « Je n'aime pas la poussière, mais j'aime bien les miettes, ce qui reste et nous échappe, si nous n'y prenons garde. » p.50. Ils symbolisent la mémoire fragmentaire, voire impossible de sa vie familiale avec des survivants de la Shoah, et les doutes et obstacles à surmonter pour écrire une œuvre aussi intime, aussi fragile : « Tout ce que j'écris flotte dans le temps, dérive. Jusqu'à disparaître. » p. 18.

Les dates et lieux sont rarement précis, il y a même un chapitre intitulé : Lieux sans nom qui décrit un pèlerinage sur les traces de son père en Pologne : à Sosnowiec, sa ville natale, où le narrateur ne retrouve rien qui corresponde aux récits paternels. De même à Auschwitz et Dachau, les deux camps principaux de sa déportation.

Le récit de ce livre paraît donc décousu, mais ce n'est pas une conversation à bâtons rompus. Chaque titre lance un thème, comme dans une symphonie et chaque anecdote, souvenir ou discours s'y rapporte, en multiples variations. Pas de place pour l'absurde, mais partout l'absence, la menace de l'élimination des traces, de l'effacement, de l'extermination.

Le chapitre le plus vertigineux et bouleversant sur la déportation s'intitule Froid. « Cet hiver-là a été le plus froid du demi-siècle », p.19. Norbert Czarny rapporte le récit de son père :  la chaleur du mois d'août 1944 à Auschwitz et le froid mortel du dernier hiver de la guerre à Dachau...

 

Ma propre mère aussi, avec l'une de ses sœurs, était à Auschwitz en août 44, en sursis, dans le marasme de la partie du camp encore en construction surnommée par les déportés "Mexico", par opposition au Canada". Comme Salomon Czarny, elle qui savait par les menaces des Kapos ce qui se passait dans les chambres à gaz, a entendu les cris des familles tziganes chassées "vers la fournaise"p.20. Et derrière les barbelés, elle a vu cheminer les familles hongroises encore ignorantes de leur sort...*

 

Dans ce même chapitre, si important à mes yeux, un détail me frappe sur un autre personnage évoqué par Norbert Czarny, Liliane, amie très chère de sa mère. Elle «ne quittait jamais le bonnet de laine qui cachait ses cheveux(...) : depuis juin 44, elle avait froid."p. 21. Or cette femme, avant-guerre, habitait rue de la Folie-Méricourt.

 

Moi aussi, j'ai vécu longtemps dans cette rue, après la guerre, de ma naissance jusqu'à mes quinze ans. Les conditions n'avaient pas dû changer beaucoup. Nous logions dans un grand immeuble de rapport avec un porche profond qui donnait sur une cour carrée entourée d'appartements avec cinq escaliers de cinq étages. Du quatrième étage, je voyais la fontaine au milieu de la cour, puis elle fut remplacée par des garages. On entendait les cris de Paris dans cette cour : celui, strident, du vitrier, celui du rémouleur qui faisait vite descendre mon père avec ses ciseaux à affûter. Des chanteurs de rue passaient aussi ; peut-être une môme Piaf...Nous vivions dans deux pièces dont l'une servait d'atelier à mon père avec sa grande table de coupe, son fer à repasser si lourd et sa machine à coudre Singer, puis Pfaff. Comme Norbert Czarny, mais quelques années avant lui, "j'ai grandi dans l'atelier de mon père", p.35. Mes poupées étaient des chutes de tissus entortillées de fils. Nous avions un poêle Godin dans l'autre pièce et j'étais chargée, moi l'aînée, d'aller puiser à la cave, malgré la trouille, de lourds seaux de boulets ou d'anthracites que nous livrait le bougnat de la rue Fontaine au roi.

Nous n'avions ni eau chaude, ni sanitaires. Le WC à la turque était sur le palier. Mais de plus malheureux que nous vivaient au même étage, de l'autre côté de l'escalier, dans des taudis au fond d'un corridor. Les enfants jouaient tous ensemble dans les escaliers ou la cour et j'allais lire des petites BD de Mickey chez mon ami Pierrot si mal logé.

A l'heure actuelle, la rue de la Folie-Méricourt dans le onzième arrondissement fait partie d'un des quartiers les plus "branchés" de Paris ! *

 

J'insiste sur le chapitre intitulé Froid. Norbert Czarny y reprend le récit de son père qui, dans le camp où il faisait si froid, où sa vie ne tenait qu'à un fil, a sauvé du suicide un autre déporté, plus malheureux que lui et après la guerre, ils se sont retrouvés.

Quant à l'histoire de Liliane, la « presque sœur » de sa mère, c'est d'abord une histoire d’amour : la jeune fille apprenant que son fiancé vient d'être raflé, quitte son logement de la rue Folie Méricourt et va se faire arrêter à son tour et déporter pour le rejoindre.

Ainsi, le chapitre le plus tragique sur la déportation est sublimé par l'humanité et la solidarité qui ont pu subsister dans le « froid », symbole de l'horreur des camps nazis. Mais pour Norbert Czarny, c'est le thème du froid qui domine.

Il ne choisit pas l'optimisme. Même dans le chapitre intitulé Retrouvailles, l'amitié de son père avec Charles Baron est centrée autour des souvenirs de Birkenau, y compris leurs numéros de déportés immortalisés par une photo... Norbert Czarny aurait pu montrer ses parents comme des survivants, des héros, capables de transmettre à leurs descendants non  seulement leur détresse, "mais aussi la force et le courage, la passion et la compassion", comme l'a écrit Judy Batalion, dans son livre Les Résistantes, sur la résilience des femmes dans les ghettos en Pologne occupée.

Dans Mains, fils, ciseaux, l'auteur reste à distance, chérissant ses parents pour leur fragilité ; toujours sur le qui-vive, il ne cesse de se questionner : "qu'est-ce qui reste en moi de ces récits familiaux. Et surtout, maintenant, qu'est-ce que je transmets à mes fils ? » écrit-il dans un chapitre intitulé Angoisses.

Le livre de Norbert Czarny est donc un livre sur soi. Aux mains de son père tailleur correspondent celles du fils écrivain qui assemble les mots textiles avec ses outils : stylo et papier. Aux récits bien conduits de son père ou décousus de sa mère, il a entrepris de greffer son propre "roman". Il pratique donc le procédé de la « mise en abyme » en racontant l'élaboration de son œuvre, ses problèmes littéraires et les doutes qui l’assaillent : « comment raconter la vie de mes deux fragiles silhouettes ? » p.47. « quelle forme donner au récit d'une vie comme la sienne ? » p.102. Il retrace aussi ses embûches, p.129 : « je me rappelle cet éditeur me disant de façon brutale que des manuscrits comme le mien, il en lisait vingt par mois. J'ai essuyé d'autres refus. J'ai tout abandonné et voulu oublier. » Finalement, c'est sa mère qui le pousse à finir son livre...

La possibilité de l’œuvre et l'importance de l'art est l'une des seules notes optimistes qui se dégage de cet ouvrage. Non, cet ouvrage n'est pas « un fourbi » comme l'atelier de son père, « ces mots, ces phrases, ces paragraphes (...) livrés dans le désordre », p.57; c'est une œuvre littéraire construite, née du plus profond de ses émotions et de ses expériences. Pas un témoignage, pas un « roman familial », au sens freudien de construction imaginaire par l'enfant d'une famille idéale. Le « J'aime à rêver la vie de mes parents comme un film » est esquissé au détour d'une page, p.137-8, mais se conclut par « On ne peut pas y croire ».

La mélancolie domine dans ce livre. L'auteur voit bien que les hommes ont beau connaître l'histoire, ils n'en tirent pas les leçons, pire, ils la nient ou la déforment plus que jamais. La haine raciste, les guerres, les génocides continuent. « On se demande si cette planète Terre restera vivable » p. 124. « Les va-nu-pieds, les errants et fugitifs, les spectres marchent en un flux incessant, et nous regardons ailleurs. Le spectacle et la fête nous rassurent, comme des enfants insouciants », p.102.

Je dis bien la « mélancolie » et non le tragique. C’est la tonalité générale de Mains, fils, ciseaux, un texte ondoyant, sensible, changeant et pourtant plein de leitmotivs, un livre d'une mélancolie toute verlainienne : « sans rien en lui qui pèse ou qui pose »...

 

©Ginette Mabille

 

NB : Les fragments en italique suivis d’un astérisque sont des témoignages personnels de Ginette Mabille, en résonance avec la lecture de Mains, fils, ciseaux.

 

 

(*)

 

Ginette Mabille est née à Paris en 1948 de parents juifs polonais survivants de la Shoah, réfugiés en France en 1947. Professeur agrégé de Lettres, elle a enseigné en lycée jusqu'en 2003.

 

En 2015, elle a appris seule l'italien pour traduire en français les Mémoires de Luigi Baldan, soldat italien prisonnier des nazis dans le même camp de travail forcé que sa mère Lodzia Kohn et qui avait initié, autour des jeunes filles juives détenues et encore plus maltraitées que lui, un réseau clandestin de solidarité qui les a aidées à survivre. Cette traduction s'intitule Lutter pour survivre, Éditions Cierre, 2021.

 

Depuis, Ginette Mabille témoigne dans les établissements scolaires en France et en Italie sur ces événements historiques.

 

Ginette Mabille aime approfondir ses nombreuses lectures en rédigeant des comptes rendus. Elle a pu envoyer à Norbert CZARNY sa recension sur Mains, fils, ciseaux et voici ce que l'auteur lui a répondu : « ...Merci pour ce bel article, si riche, si profond et surtout qui fait le lien avec votre propre vie, votre enfance. Le lien, c'est ce à quoi je suis sensible parce qu'un livre se lit et se lie, parce qu'il est l'histoire du lecteur qui s'en empare. »

 

 

Norbert Czarny lu par Ginette Mabille

Francosemailles, septembre-octobre 2023

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