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ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Novembre-décembre 2023

 

Jean Portante

 

Présentation et choix de texte par François Minod

 

 

 

C'est un lundi. Il ne fait pas beau, il ne fait pas mauvais.

Devait commencer une journée ordinaire, consacrée à l'écriture. Tout bascule au moment où, à la radio, on commence à égrener les noms familiers de mon enfance : L'Aquilla, Villa Sant'Angelo, San Demetrio...

On y parle d'échelle de Ritcher, de villages entiers rasés, de l'Aquila en ruines, des premiers morts qu'on retire des décombres. 

La terre a tremblé  (06/04/09)

 

*

 

Le tremblement de terre a ravagé mon origine.

Comment vivre avec tant d'origines en ruines ? (09/04/09)

 

*

 

Quand l'origine à l'intérieur s'écroule, les mots s'écroulent-ils également ?

Ce qu'ils disent désormais sent la poussière, le plâtre, les gravats.

Le sens est déchiqueté.

Quand le présent est mis à terre, il n'y a plus de pont entre le passé et le futur.

Un ravin entre eux.

Un large ravin.

Ravin et ravage font partie de la même famille sonore.

Il y a  ravissant aussi, de ravir : dans le sens de voler.

Oui, c'est comme si on m'avait ravi mon origine. 

Je suis orphelin d'origine. (09/04/09)

 

 *

 

 

Le tremblement de terre, s'il n'a physiquement parlant rien détruit autour de moi, a fait s'écrouler le paysage intérieur. Celui que sans cesse je mets et cache dans mes poèmes.

Il était fait de poumon perdu et de mémoire à réinventer. Il y avait en lui la maison de l'enfance et la langue de l'origine.

Beaucoup d'impalpable.

Propice au sublime jeu de l'oubli et de la mémoire. (16/04/09)

 

*

 

Comment tremble une maison qui a perdu son âme ?

Comment tremble l'absence de l'âme d'une maison ?

On m'a dit que le cimetière de San Demetrio n'avait pas été épargné par le séisme.

C'est là que vit l'âme de mon grand-père qui par une fente toute fine se glisse dans le monde des tremblants.

Je le vois jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se sont faufilées hors de leurs demeures crevasses. Ils jouent à quatre trois sept, ils jouent à Scopa, ils se racontent des histoires 

À quoi peuvent bien ressembler les histoires des âmes après le tremblement.

de terre ? (20/04/09)

 

*

 

Je suis entré dans le village fantôme.

Pas une âme dans les maisons.

Le linge surpris sur les balcons. (01/05/09)

 

*

 

De loin tout semble intact, accueillant même.

Puis, quand je me rapproche, je vois que tout est fissuré, brisé, vide, inhabité. Bris d'âme.

Puis je vois les taches bleues.

Les tentes.

Une grande attente régit les choses. (05/05/09)

 

*

 

Le tremblement a réorienté les urgences.

Et ce n'est pas tant ce qui s'est écroulé qui m'a impressionné, mais tous ces édifices vides, intacts en apparence, désertés par leurs habitants.

Ils tiennent debout, narguent les répliques sismiques.

 

*

 

Ils ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. 

À jamais ils porteront en eux la mémoire et l'oubli du tremblement.

Comme moi qui porterai en moi, à jamais, cet oubli et cette mémoire qui tiennent certes encore debout mais ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes.  (04/06/09)

 

*

 

Ma mémoire est désormais inhabitable.

Une mémoire fantôme comme le village dont j'ai parcouru les ruelles il y a un mois.

Et si ma mémoire a tremblé, qu'elle se soit affaissée ou reste encore debout, l'écriture a tremblé aussi.

J'ignore à quoi ressemblera une écriture qui a tremblé. (06/06/09)

 

*

 

Je m'approche, je le sens, de l'écriture fantôme.  

Je m'éloigne, je le sens, de l'écriture baleine. (06/06/09)

 

*

 

 

 

Fragments du journal d'un tremblement :  Après le tremblement, Le Castor Astral, mai 2013.

 

« La terre a tremblé à l'Aquila et aux alentours, le 6 avril 2009. Et en tremblant elle a ravagé mon origine. Je suis orphelin d'origine. Les mots s 'écroulent-ils quand l'origine s'écroule ?

Est-ce que ce qu'ils disent désormais sent la poussière, le plâtre, les gravats ? Le tremblement a détruit le paysage intérieur. Celui que sans cesse je mettais et cachais dans mes poèmes. Il était fait de poumon baleinier et de mémoire à réinventer. La pelle y était une peau, la bougie un mensonge. Le sud, le cheval de Troie caché dans le Nord. Ma mémoire est désormais le fantôme de l'oubli. Fantôme comme le sont les villages des Abruzzes dont j'ai parcouru les ruelles. Ella tremblé la mémoire, et j'ignore encore à quoi ressemblera l'écriture d'après le tremblement. Un cycle en tout cas se clôt. Je m'approche, je le sens, de l'écriture fantôme. »

 

 

***

 

 

Jean Portante, auteur luxembourgeois d'origine italienne, est né à Differdange en 1950. Traducteur de poètes comme Juan Gelman, Jerome Rothenberg ou, Durs Grünbein, il est notamment l'auteur du roman La mémoire de la baleine et de l'essai Allen Ginsberg, l'autre Amérique. Son importante production poétique lui a notamment valu le prix Mallarmé, le Grand Prix d'automne de la Société des Gens de Lettres et le prix Benjamin-Fontane. Au Luxembourg, l'ensemble de son œuvre a été couronné par le prix national Batty Weber.

 

 

 

Jean Portante

Francosemailles, novembre-décembre 2023

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