C'est un lundi.
Il ne fait pas beau, il ne fait pas mauvais.
Devait
commencer une journée ordinaire, consacrée à l'écriture. Tout bascule au
moment où, à la radio, on commence à égrener les noms familiers de mon
enfance : L'Aquilla, Villa Sant'Angelo,
San Demetrio...
On y parle
d'échelle de Ritcher, de villages entiers
rasés, de l'Aquila en ruines, des premiers morts qu'on retire des
décombres.
La terre a tremblé (06/04/09)
*
Le tremblement
de terre a ravagé mon origine.
Comment vivre
avec tant d'origines en ruines ? (09/04/09)
*
Quand
l'origine à l'intérieur s'écroule, les mots s'écroulent-ils également ?
Ce qu'ils
disent désormais sent la poussière, le plâtre, les gravats.
Le sens est
déchiqueté.
Quand le
présent est mis à terre, il n'y a plus de pont entre le passé et le
futur.
Un ravin entre
eux.
Un large
ravin.
Ravin et
ravage font partie de la même famille sonore.
Il y a ravissant aussi, de ravir : dans le sens de
voler.
Oui, c'est
comme si on m'avait ravi mon origine.
Je suis orphelin
d'origine. (09/04/09)
*
Le tremblement
de terre, s'il n'a physiquement parlant rien
détruit autour de moi, a fait s'écrouler le paysage intérieur. Celui que
sans cesse je mets et cache dans mes poèmes.
Il était fait
de poumon perdu et de mémoire à réinventer. Il y avait en lui la maison
de l'enfance et la langue de l'origine.
Beaucoup
d'impalpable.
Propice au
sublime jeu de l'oubli et de la mémoire. (16/04/09)
*
Comment
tremble une maison qui a perdu son âme ?
Comment
tremble l'absence de l'âme d'une maison ?
On m'a dit que
le cimetière de San Demetrio n'avait pas été
épargné par le séisme.
C'est là que
vit l'âme de mon grand-père qui par une fente toute fine se glisse dans
le monde des tremblants.
Je le vois
jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se sont
faufilées hors de leurs demeures crevasses. Ils jouent à quatre trois
sept, ils jouent à Scopa, ils se racontent des histoires
À quoi peuvent
bien ressembler les histoires des âmes après le tremblement.
de
terre ? (20/04/09)
*
Je suis entré
dans le village fantôme.
Pas une âme
dans les maisons.
Le linge
surpris sur les balcons. (01/05/09)
*
De loin tout
semble intact, accueillant même.
Puis, quand je
me rapproche, je vois que tout est fissuré, brisé, vide, inhabité. Bris
d'âme.
Puis je vois
les taches bleues.
Les tentes.
Une grande
attente régit les choses. (05/05/09)
*
Le tremblement
a réorienté les urgences.
Et ce n'est
pas tant ce qui s'est écroulé qui m'a impressionné, mais tous ces
édifices vides, intacts en apparence, désertés par leurs habitants.
Ils tiennent
debout, narguent les répliques sismiques.
*
Ils ne sont
plus que l'ombre d'eux-mêmes.
À jamais ils
porteront en eux la mémoire et l'oubli du tremblement.
Comme moi qui
porterai en moi, à jamais, cet oubli et cette mémoire qui tiennent certes
encore debout mais ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. (04/06/09)
*
Ma mémoire est
désormais inhabitable.
Une mémoire
fantôme comme le village dont j'ai parcouru les ruelles il y a un mois.
Et si ma
mémoire a tremblé, qu'elle se soit affaissée ou reste encore debout,
l'écriture a tremblé aussi.
J'ignore à quoi
ressemblera une écriture qui a tremblé. (06/06/09)
*
Je m'approche,
je le sens, de l'écriture fantôme.
Je m'éloigne,
je le sens, de l'écriture baleine. (06/06/09)
*
Fragments du
journal d'un tremblement : Après le
tremblement, Le Castor Astral, mai 2013.
« La terre a tremblé à
l'Aquila et aux alentours, le 6 avril 2009. Et en tremblant elle a ravagé
mon origine. Je suis orphelin d'origine. Les mots s 'écroulent-ils
quand l'origine s'écroule ?
Est-ce que ce qu'ils disent
désormais sent la poussière, le plâtre, les gravats ? Le tremblement
a détruit le paysage intérieur. Celui que sans cesse je mettais et
cachais dans mes poèmes. Il était fait de poumon baleinier et de mémoire
à réinventer. La pelle y était une peau, la bougie un mensonge. Le sud,
le cheval de Troie caché dans le Nord. Ma mémoire est désormais le
fantôme de l'oubli. Fantôme comme le sont les villages des Abruzzes dont
j'ai parcouru les ruelles. Ella tremblé la mémoire, et j'ignore encore à
quoi ressemblera l'écriture d'après le tremblement. Un cycle en tout cas
se clôt. Je m'approche, je le sens, de l'écriture fantôme. »
***
Jean Portante,
auteur luxembourgeois d'origine italienne, est né à Differdange en 1950.
Traducteur de poètes comme Juan Gelman, Jerome Rothenberg ou, Durs Grünbein, il est notamment l'auteur du roman La mémoire
de la baleine et de l'essai Allen Ginsberg, l'autre Amérique.
Son importante production poétique lui a notamment valu le prix Mallarmé,
le Grand Prix d'automne de la Société des Gens de Lettres et le prix
Benjamin-Fontane. Au Luxembourg, l'ensemble de son œuvre a été couronné
par le prix national Batty Weber.
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