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Printemps 2024

 

Poètes à découvrir :

Faubert Bolivar et Witensky Lauvince

 

Deux notes de lecture de Michel Herland

 

(*)

 

Mémoire des Maisons closes

 

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Le poème est chose étrange, mon ange

Écoute, en mon cœur, il traîne les pattes et me griffe

 

Le Temps des Cerises a eu la bonne idée de rendre accessible au public français ce recueil publié originellement en Haïti (éd. Bas de Page, 2012) qui se compose de deux ensembles, Marelle et Alphabet, écrits, nous dit l’auteur, respectivement dans la « maison close » de ses parents à Port-au-Prince et celle de son premier domicile conjugal à Kingston, suivis d’un Supplément.

Né en 1979 en Haïti où il occupa un moment la fonction de directeur du Livre, Faubert Bolivar enseigne désormais la philosophie à la Martinique. Il est non seulement un poète, auteur en particulier de la prose poétique Sainte Dérivée des trottoirs (2014), mais encore un dramaturge récompensé par plusieurs prix.

Les deux premières parties sont composées de textes brefs, sans titre, on vient de lire le plus court qui se résume à deux lignes. Des poèmes qui disent souvent les affres de l’amour :

 

Déchire-moi

chiffonne-moi

je suis douleur

 

Amour et écriture se conjuguent chez le poète (« Tu joues dans mes mots / et mes ombres... ») bousculant, s’il le faut, la syntaxe :

 

… je n’ai rien d’autre que l’amour

mais, la langue morte des nuits vieillissant la bouche

en quatre morceaux de murmure...

 

L’amour c’est aussi des chairs qui se touchent, des corps qui se possèdent. Peut-on le dire crûment sans cesser de poétiser ? Faubert Bolivar le tente et y parvient, comme dans ce quatrain :

 

Une femme

se masturbe

à la page gauche

je lui cède tous les doigts

 

L’amour est impudique (« je sais le jour / dans tes culottes ») et sans doute impur puisque non exempt

 

… des remords

qui font pli à ta robe assortie aux serments

que je dégrafe

dans un poème sans ourlets

 

Il y a des patries plates et sans âme dont on peut se détacher et d’autres dont on ne saurait se défaire. Haïti est de celles-là.

 

J’habite mon île comme j’habite ma mort 

Avec la phrase sèche d’un vent de deuil

Comme mon île d’arbres fatigués de branches

Mon île, maman...

 

L’Haïti-mère qu’on ne reniera jamais n’est pas moins associée à la mort (1), au deuil, à la désolation. Elle est « un trou dans [la] tête et [le] cœur » du poète. On l’aime comme on la déteste (Île maudite et néanmoins bénie). Haïti, ce « pays tord-boyaux », belle « comme la chaux » est habitée par

 

… des squelettes résignés 

riant – peinant, chantant – souffrant, dansant

 

car il faut bien rire, chanter, danser pour continuer à vivre.

 

Le Supplément comprend six poèmes d’une page chacun, plus longs donc que les précédents. Le dernier qui s’adresse en des termes charmants à sa seconde fille encore à naître s’ouvre sur cette interrogation :

 

D’où viens-tu

Inconnue sans papier

Belle, étalée dans le ventre rond ?

 

Bolivar, on le voit, sait jouer sur des registres très différents dans une langue toujours poétique où abondent les trouvailles.

 

***

 

Brûler les ténèbres

 

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Je suis pleurs du ciel tonnant sur toit de tôles

 

Le même Faubert Bolivar a créé l’association Balisaille, laquelle décerne annuellement depuis 2022 deux prix internationaux de « l’Invention poétique », l’un en français, l’autre en créole.

La première édition a couronné Brûler les ténèbres du poète haïtien Vitensky Lauvince, né en 1996, par ailleurs déjà l’auteur de deux romans.

Témoin des malheurs de son peuple, Vitensky Lauvince espère trouver en la poésie un refuge : « la poésie comme panse-douleur pour la beauté fouettée à vif ». Seule, « la politique de l’éblouissement » serait capable en effet, selon lui, de « Proposer volcan contre l’obscurité. Installer partout la lumière ».

Cependant la figure du volcan est ambiguë ; il peut se montrer dévastateur, comme la nature en général et Haïti en a fait souvent la triste expérience, le tremblement de terre de 2010 reste dans toutes les mémoires.

 

… sous vos pieds

volcans en mouvement

tel un soleil éventré...

 

Que peut vraiment la poésie quand à la violence aveugle de la nature s’ajoute la violence coupable des hommes ?

 

… ma ville nécropole de chrétiens vivants

ô rues de Port-au-Prince maculées de sang

par ces projectiles qu’on plante

dans le corps de mes frères

pour faire pousser la souffrance et la mort...

 

Le constat est implacable :

 

… le bonheur chez nous

est un risque sur lequel

on ne peut pas parier

 

Ainsi la poésie ne peut-elle être le remède espéré ; elle peut seulement crier – « le poème en roue libre siffle la révolte » –, appeler à « brûler les ténèbres » comme y incite le titre du recueil, sans croire vraiment être entendu, car « reste-t-il assez de bras / pour planter l’espoir ? » Et le poète de se retrouver seul avec ses « bouts de poèmes ».

Witensky Lauvince balance entre sa foi en une poésie réparatrice et l’évidence que, à défaut de sauver le monde, elle s’avère incapable de calmer sa propre douleur. Dans un des rares poèmes sur l’amour, on comprend que celui-ci est son seul véritable recours.

 

Il me faut ton rire

troupeau de soleil

pour badigeonner

mon corps et mon âme

de toute ta lumière 

 

S’il ne parvient pas toujours à se maintenir au niveau de ses plus beaux élans, s’il aurait besoin d’élaguer certains de ses poèmes, d’éviter quelques platitudes, Witensky Lauvince n’apparaît pas moins dans ce premier recueil comme un poète sincère et attachant.

 

(1) Et même aux morts-vivants comme dans la pièce Le Flambeau où l’un des personnages se retrouve zombifié.

 

© Michel Herland

 

 

(*)

 

Faubert Bolivar, Mémoires des Maisons closes. Préface de Monchoachi, Le Temps des Cerises, 2018, 94 p., 10 €.

Witensky Lauvince, Brûler les ténèbres. Préface de Dieleurmesson Petit-Frère et Marie-José Devignes, LEGS (Haïti), 2023, 102 p.

 

 

Michel Herland – notes de lecture

Francosemailles, Printemps 2024

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