Parler
du recueil de Dana Shishmanian en le limitant au genre poétique, est de
mon point de vue restrictif. En effet, même si la poésie y trouve toute
sa place, la réflexion philosophique, métaphysique, existentielle,
spirituelle est au cœur du texte foisonnant de l'auteure. Sa démarche
originale est d'avoir tissé le lien entre son univers personnel et
l'univers de la musique. Son écriture entre en résonance avec les
chefs-d'œuvre auxquels elle fait référence. Sa grande culture musicale
mise au service de son inspiration et de sa plume est pour le lecteur
très féconde.
« la
treizième nocturne picore sur ta
tête/te pique te touche à peine/peu à peu te submerge dans de hautes
vagues/tu te laisses alors porter sur les cimes de la mer/et retombes
doucement sous les gouttes planantes/flottantes soupirantes gluantes sur
tes joues/dans tes paumes ouvertes telles des ailes de papillon vibrant
sous une pluie d'été irisée de lune - soleil/or - argent coulé dans
la même cuve - /et tu gouttes sur tes lèvres les petites larmes écoulées/
des doigts d'un pianiste qui joue derrière le rideau/ il n'a pas de corps
et son piano remplit l'espace / Est l'espace... »
Cet
extrait est donné à titre d'exemple. La grande variété de compositeurs et
d'œuvres musicales qu'évoque Dana Shishmanian, de Jean-Sébastien Bach à
Claude Debussy en passant par Anton Bruckner (et tant d'autres) sans
oublier des musiciens contemporains comme John Cage, Phil Glass nous
renseigne sur la place qu'occupe « la musique seule ». « Elle
s'immisce dans l'intervalle impossible/ elle défait ses pétales danse
entonne un chant à l'unisson/ irréel puissant sortant et rentrant du
silence en silence/ engendrant des aurores boréales/ la durée est abolie
l'espace envahi résorbé reçu ailleurs/ tout est ici et maintenant
tout est - Dieu est - rien n'est - la musique seule est... »
Si
la musique est le personnage principal du livre de Dana Shishmanian, elle
permet audit personnage de faire vibrer les cordes de l'esprit et de
l'âme de l'auteure... et par capillarité celle du lecteur.
La
musique, de par la richesse des sensations, des émotions et a fortiori
des réflexions qu'elle suscite est un révélateur qui permet à l'auteure
d'explorer des zones sombres de sa mémoire, et notamment le bruit de
bottes des régimes totalitaires telle que la Roumanie communiste - pays
dont est originaire Dana Shishmanian.
La
musique est également une porte d'entrée au questionnement existentiel, spirituel,
voire religieux de la vie.
Il
y a également dans le texte de Dana Shishmanian des accents beckettiens,
notamment lorsque le narrateur, somme l'autre de « pousser plus
loin » à l'instar de Hamm dans Fin de partie.
« N'arrête
pas de pousser plus loin - n'importe si tu as l'impression de
monter / ou de descendre - de glisser ou de te retourner -/ les
directions n'existent pas - c'est pure illusion - il faut juste te
pousser plus loin - avec un seul indice - le vide - ... »
Il
est vrai que la suite du texte ne s'en tient pas uniquement au vide,
comme chez Beckett.
Le
sentiment du vide/ - tu dois pouvoir le reconnaître - c'est là qu'il faut
pousser - là où tu sens/ qu'il n'y a rien - le bout de la flèche/ le
devinera/ tout seul - car elle sait où aller - tu dois juste vouloir/
qu'elle ne s'arrête pas... »
Ce
passage illustre la vision pessimiste que le lecteur peut ressentir
parfois à la lecture de certains passages du Sens magnétique,
contrebalancés par la recherche spirituelle et mystique que développe l'auteure,
donnant un sens à ce qui a priori pourrait s'apparenter à une vision
nihiliste de l'existence.
Nous
sommes interpellés par la richesse et la complexité de la réflexion de
Dana Shishmanian, interpellés aussi par l’écriture lyrique qui, dans de
grandes envolées, n'hésite pas à saturer la phrase par une accumulation
d'adjectifs et de verbes. C'est peut-être ça le style.
©François
Minod
Septembre
2022
|