« Je
laisserai les volets clos et je n’ouvrirai pas la porte, de peur que le
souvenir resté ne s’en aille avec le vent. »
Pierre
Louÿs, in Les chansons de Bilitis
Ce
petit recueil, grand de par sa profondeur, ses
descriptions si poétiques qui restituent à merveille l’âme slave dans sa
nostalgie, ses exubérances, avait été rédigé une première fois en 2014,
édité en 2015 ; il vient d’être réédité à cause de la guerre
affreuse qui sévit actuellement en Ukraine.
Anne,
personnage imaginaire, avait toujours été attirée par l’Ukraine, ce
vieux territoire fier de ses traditions, perpétuellement partagée entre
autonomie et dépendance vis-à-vis de la Russie.
Elle
décide donc de partir dans un train un peu comme moi, hésitant,
c’était une énorme fermeture éclair noire métallique qui ouvrait le
manteau blanc.
Elle
écrit à son amie marseillaise pour lui raconter son voyage vers Odessa et
l’aventure exaltante qu’elle y vivra.
Déjà
dans sa première lettre la voyageuse écrit : l’armée dans tout le
pays est sur les dents, des bruits de bottes et de kalachnikov, l’Ukraine
s’échauffe, on attend toujours l’aide de l’Ouest.
Avec
elle nous cheminons sur la route d’Odessa, dans un périple qui épouse les
paysages, dans la taïga et sur la neige / mon esprit glisse comme un
traîneau, les odeurs, les sons, la terre figée dans ses sabots / a
d’étranges sanglots, les habitudes, ici le gel se porte en
bandoulière, les coutumes par exemple, au moment de passer le seuil
d’une maison ce lieu est considéré
comme maléfique on ne s’y
attarde pas, mais sitôt
entré, on partage un morceau de pain trempé dans du sel, une coutume
de bienvenue.
La
plume de J. Champel Grenier est un délice, que
de belles images au travers desquelles les poètes/ se demandent
comment / attacher leurs chimères/ aux crinières du vent.
La
jeune femme est aussi poète, elle rencontre dans son périple un groupe de
chanteurs et danseurs, elle va y être admise et elle part faire des
tournées avec eux.
Au
sein de cette formation, un certain Nikholaï va
très vite retenir son attention, ce dernier adorait les oiseaux et il
lui arrivait de se lever tôt le matin pour les écouter et même les
enregistrer, il écrivait certains textes du groupe.
Poète
très sensible, entre lui et Anne un grand amour naît : c’était les caresses brûlantes, les baisers
inouïs, c’était les frissons sur la peau et les étincelles sur la chair,
c’était le chant neuf de l’amour qui transforme les hommes en dieux.
Nous
ne dirons rien sur le déroulement de cette puissante passion, sur la
disparition de Nikholaï, laissant le lecteur
découvrir l’étonnante et inattendue fin de cette longue nouvelle.
Cette
passion va conduire Anne dans un camp de Sibérie orientale : mes
premiers pas en enfer débutèrent la nuit même de l’arrivée, elle va y
connaître toutes le horreurs, persécutions, une moscovite lui murmura de suite : silence ou c’est la piqûre dans le
dos, ces affreuses et si douloureuses ponctions lombaires. Dorénavant
elle ne va avoir qu’un but : survivre, s’obligeant, jour et nuit
à réciter mentalement tous les textes et poèmes qu’elle connaissait pour
nourrir sa mémoire, seule condition de salut, mon cerveau devint une
véritable machine de guerre : au secours Apollinaire, Rimbaud, Hugo,
Baudelaire !
Un
matin, un officier vint lui dire qu’elle allait être libérée, je savais
que j’allais passer le reste de mes jours à m’interroger sur Nikholaï.
Elle
se souvient des chants, des poèmes chantés avec lui, les poètes du
Levant / laissent des pas / le long des routes de sang. Il est en
elle, je conservais son visage comme une icône, à l’abri dans un coin
de mon cœur, il avait disparu, emportant sa part d’ombre – où et
pourquoi ? Laissons au lecteur cette découverte.
Comme
l’écrit l’excellent poète Claude Luezior qui a rédigé la quatrième de
couverture : Anne a survécu dans des conditions innommables. Nous
apprenons sous sa plume que l’auteure a eu une partie de sa famille
qui a émigré en Russie de 36 à 39 et que l’autre partie, la branche
catalane, s’est réfugiée en France.
Ce
livre est illustré par des aquarelles et de nombreux superbes poèmes
inédits de l’auteure.
D’où,
peut-être, ce mélange de nostalgie, de langueur et de fougue solaire,
tout est dans ce précieux recueil vendu par l’auteure dans un grand élan
du cœur, au profit de « la Voix de l’enfant, Urgence
ukrainienne »
Souhaitons
que tous ces enfants puissent vite retrouver leur pays pacifié, paix et
calme qui nous ramènent à la phrase de Neruda qui termine ce beau
recueil : Et quand le monde enfin viendra d’être lavé / alors de
nouveaux yeux naîtront dans la fontaine / et le blé poussera sans que
coulent les larmes.
©Nicole
Hardouin
(publiée aussi dans la revue Traversées,
30 mai 2022)
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