Écrivain belge contemporain, Carino Bucciarelli est poète, nouvelliste et romancier
consacré, dont les livres ont reçu plusieurs prix littéraires. Il publie
aujourd’hui coup sur coup un roman et un recueil de poèmes.
Mon hôte s’appelait
Mal Waldron (Éditions MEO, 2019), le titre de ce roman éveille l’attention du lecteur sur un
personnage réel, contemporain de l’auteur : le pianiste et
compositeur américain de jazz Malcolm Waldron, établi à Bruxelles les
dernières anneés de sa vie où il décédera en
2002.
Dès les premières pages on comprend que le musicien n’est que
prétexte du roman, l’intention du romancier n’étant pas de reconstituer
sa vie, mais de parler d’une aventure d’écriture où Mal Waldron serait un
personnage de fiction. Il apparaît et disparaît de ses pensées au fil des
chapitres, en différents décors, sans se fixer comme personnage unique du
roman, mais comme le pivot des réflexions sur l’aventure romanesque de l’écrivain,
le palier méta-textuel du roman.
Carino Bucciarelli
s’imagine lui-même personnage de roman, en dialogue avec le pianiste,
s’interrogeant sur la trame du roman, le personnage, le sens même de
l’écriture. Le romancier substitue en permanence Mal Waldron, séduit par
le jeu du piano, avec l’écrivain lui-même qui s’adonne à la fiction de la
même manière, incapable de s’arrêter d’inventer, d’imaginer, d’écrire,
malgré la conscience de la vanité de l’écriture à laquelle il essaie de
trouver un sens. C’est là la trame du roman.
Le récit est interrompu sans cesse par des réflexions sur l’acte
d’écrire, comme si l’auteur faisait de son lecteur le témoin de la
naissance du roman sur Mal Waldron. Le romancier exploite les rares
détails connus de la vie du musicien, se demandant où aboutirait la
fiction, si l’écrivain pouvait maîtriser son texte, et aussi quelle
serait la part de vérité et d’invention dans le cas d’un personnage réel
projeté dans le roman. Il assume sa liberté d’invention, s’octroie le
droit d’entrer et de sortir de la narration, de s’interroger sur la
vérité historique.
C’est un récit homodiégétique où le personnage–narrateur
s’identifie à l’auteur et à ses personnages : Mal Waldron, Simon, le
journaliste, l’écrivain, le mendiant, la femme. Le romancier joue avec
son image d’écrivain comme dans un jeu de miroirs, se dédouble et se
projette dans son texte. Ici, une araignée tisse sa toile en faisant
assister le lecteur.
L’auteur exploite les quelques épisodes de vie du pianiste connus
du public, en lui donnant la
parole: l’enfance auprès des parents passionnés de musique classique, la
découverte du saxophone, les débuts en musique, sa passion pour le piano,
sa vie au Japon, l’accident cérébral après une surdose de drogues qui lui
fait perdre la mémoire, l’errance pendant laquelle il se remet
difficilement en réapprenant à jouer du piano en écoutant sa propre
musique, les concerts avec Billie Holiday, Jeanne Lee. Après l’accident,
Mal Waldron sera un autre, source de réflexion pour le personnage et
l’auteur sur l’identité perdue et l’altérité, les carrefours de la vie.
Le lecteur est amené à découvrir simultanément la vie d’un pianiste
réputé de jazz et les méandres de l’écriture dans la perspective de
l’auteur caché derrière son personnage, Simon, qui raconte ce qui se
passe dans son esprit d’écrivain occupé à réinventer la vie du musicien.
Le lecteur suit donc petit à petit le romancier dans l’élaboration de son
roman.
Les scènes de vie et les portraits des personnages semblent
illustrer souvent les digressions méta-textuelles. Ainsi, l’image du
mathématicien Newton, évoqué dans un dialogue avec un journaliste, est un
bon exemple pour le narrateur afin de
parler de la mystification de la
vérité historique par les historiens, biographes, écrivains.
Carino Bucciarelli
fait à la fois la théorie du roman et sa pratique, en réactualisant ses
éléments spécifiques : narrateur, narration, histoire, personnages,
décors, dialogue, description, temps de l’histoire et du récit, source
d’inspiration, intertextualité, contexte historique, documentation,
relation auteur-personnage. Il joue comme il veut avec son sujet et ses
personnages, comme un metteur en scène qui hésite sur la vision à donner
au texte ou comme un joueur d’échecs qui réfléchit à chaque mouvement de
la pièce sur l’échiquier, nous faisant la démonstration de l’architecture
de son roman.
Il introduit dans son livre des personnages réels de différents
temps historiques (poètes, artistes, scientifiques), y compris lui-même
et ses réflexions sur son texte. L’hybridité des temps, personnages,
lieux et la fragmentation du récit placent son roman dans le sillage du
postmodernisme.
Malgré le talent narratif et le sens de la description, du
dialogue, Carino Bucciarelli ne s’intéresse nullement à
reconstituer la vie fabuleuse du pianiste, mais à se construire lui-même
comme écrivain dans la fiction pour se regarder dans le miroir de son
écriture, de ses personnages avec lesquels il aime se confondre. Il
glisse dans la peau de chaque personnage pour vivre dans la fiction leurs
vies jusqu’à la dépersonnalisation.
Le romancier fait défiler devant le lecteur des bribes de
l’existence de Mal Waldron, la liant dans chaque chapitre à autant de
morceaux narratifs et méta-textuels d’un récit fragmenté à lire attentivement
si l’on veut comprendre.
©Sonia Elvireanu
(*)
Sonia Elvireanu vient de recevoir
le prix de poésie Jacques Viesvil
de la Société des Poètes Français, pour son recueil Le Souffle du Ciel
(L’Harmattan, collection Accent tonique,
octobre 2019) : voir le palmarès sur le site de la SPF.
Poète,
traductrice, animatrice d’événements francophones, critique littéraire,
elle contribue couramment à cette rubrique de Francopolis ;
pour son œuvre et la reconnaissance qu’elle acquiert dans le monde
littéraire francophone, voir aussi Le silence d’entre les neiges au numéro de
mai-juin 2019.
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