Comme à chaque approche d’un
nouveau recueil, je feuillette et ouvre une page au hasard. Ici ce fut la
page 84 : Wanderer. J’ai aussitôt
pensé à la chanson The Wanderer de U2 et
Johnny Cash, dans l’album Zooropa (1993)
où la voix de Johnny Cash fait merveille.
Johnny Cash and U2 -
The Wanderer.
(avec le texte de la
chanson qui évoque l’errance dans un monde postapocalyptique)
Effectivement, ce poème est un
hommage à un errant, Wotan, prisonnier de son monde nordique. Il fait
référence à l’univers de Richard Wagner (l’Anneau des Nibelungen) et au
Voyage d’hiver de Schubert. Nous sommes dans un ensemble de références
aux mythes et légendes de ces régions du monde. Par ce choix, j’ai tout
de suite, à la lecture du poème, compris la signification du titre
« Ragnarök », Le Crépuscule des Dieux. Car Ragnarök signe la
fin d’un monde, augurant la possible naissance d’un nouveau monde,
marquant ainsi la cyclicité de l’existence.
Dietrich Fischer Dieskau chantant Der Leiermann,
dernier lied du Voyage d’hiver
de Franz Schubert ; au piano : Alfred Brendel (1986)
Le poème commence par :
Je vois Wotan prisonnier de son
propre monde –
de sa lance de ses runes de ses lois –
de ce qu’il a conçu ordonnancé gouverné –
Puis le poème se termine par
les quatre vers suivants :
Mais ce n’est pas le héros qui
tombe
c’est le monde qui est sa chute.
l’amour triomphe
dans les flammes du Ragnarök …
Je suis rentré, en premier,
dans la page du texte donnant son titre au recueil !…
Tour de magie ? Ragnarök, qui peut être traduit par Le Crépuscule
des Dieux, correspond à l’incendie du Valhalla dans le dernier volet de
la tétralogie du Ring de Richard Wagner. Nous sommes loin de U2 et de la
voix grave de Johnny Cash ! Mais il s’agit bien d’errant dans les
deux cas.
Le Ragnarök c’est l’Apocalypse
puis le Renouveau. Thor, Odin et bien d’autres dieux disparaissent avec
la fin de l’univers, mais un autre cycle pourra commencer avec une
nouvelle génération d’humains et de dieux.
Le ton du recueil est
donné ! D’emblée, un autre texte a capté mon regard : En Ré
Mineur, page 78. Décidément, Dana est imprégnée de musique.
(Souvenez-vous de son recueil Le Sens Magnétique 2019-2021, écrit pendant
le confinement).
Les fils se dénouent
les nornes tisseuses
s’évanouissent
brume est leur tissu.
Les nornes
tisseuses sont des divinités de la mythologie nordique, ainsi
représentées en tisseuses ou en fileuses. Elles filent et /ou tissent le
destin de chacun des habitants de ces contrées.
Ce texte se termine
ainsi :
La folie te gagne –
quelle joie - liberté nouvelle
triomphe de la nuit.
Richard Wagner, L’entrée des dieux
dans le Valhalla (le final de l’Or du Rhin, premier volet de
la tétralogie),
avec l’orchestre philarmonique de
Vienne dirigé par George Solti (1983).

William Murai
(artiste japonais) : peinture acrylique reproduite de sa page sur le
site pinterest
Après ce temps initial consacré
au survol du recueil, en proie au maniement des mains et au furetage des
yeux du lecteur du jour, il est temps de découvrir le recueil dans son
ensemble et son déroulé.
La préface de l’auteure est
explicative : Dana y rappelle que l’ouvrage « reflète une multi dimensionnalité qui
est la nature même de l’acte poétique. Expression d’un ego (un égocentrisme au bon sens du
terme) en errance, en prise directe
avec le monde qui l’entoure, en proie à des appels puissants qui le
dépassent, le remodèlent et le transforment. L’écriture est une
expérience de vie (…) la poésie est omnivore. » Voilà aussi pour
le rythme du livre.
Celui-ci est en trois parties
d’inégales longueurs : Le
chant de la Terre, Les
démons mineurs (juste deux textes pour cinq pages) et la plus
volumineuse Ultima Thule.
Le Chant de la Terre contient certains textes déjà
publiés ailleurs. Cette partie s’ouvre par le poème au titre éponyme, aux
nombreuses strophes commençant par : Je devrais vous maudire. En fait, l’auteure s’adresse sans
ménagement à ceux qui font du mal à la planète et aux êtres humains en
général afin de les alerter. Ainsi :
Je devrais vous maudire – car
vous vous nourrissez de la haine,
vous bâtissez des États sur les cadavres des massacrés
pour la gloire
Elle décline les travers de
l’humanité, non pas comme des défauts, mais pour ce qu’ils sont outils de
pouvoir, que ce soit la guerre, la torture, la religion alibi et autres.
Mais elle ne se contente pas de cela. Elle propose et avance des choix.
En parlant des honnêtes gens et des peuples, elle dit :
Moi, je préserverai leurs
mythes et leurs légendes
(Les mythologies rassemblent-
les religions divisent
les légendes font vivre – les dogmes tuent)
je leur donnerai ma voix je leur donnerai mon chant
ma complainte mes rimes et mon âme
Dana conclut ce texte
par :
Je leur donne mon chant pour
qu’ils le portent
au-delà du ciel, au-delà de ce monde
(…) et tous vos déboires
seront oubliés avec vous et avec vos dieux respectifs
alors que s’élèvera encore et toujours
l’esprit de silence de paix et d’amour.
Ce texte est d’une puissance remarquable.
En le lisant, j’imagine Dana le dire à chaque lecteur qui tient le livre,
ou mieux encore, le déclamer, debout, à vive voix et avec force geste. Un
grand poème.
J’écouterais bien également Ouvrez
les portes de la nuit, de Glenmor, barde
Breton, assez bien adapté au sujet.
Dans Ultima Thule, les textes
sont généralement plus courts et plus tournés vers une réflexion sur soi
en tant qu’être humain, donc mortel. Comme si cette réflexion pouvait
aider à atteindre l’Ultima Thulé, cette supposée île du Grand Nord
décrite ou inventée par Pythéas, mais qui est, en fait, un lieu mythique
dans les légendes Nordiques, une sorte d'absolu indépassable, symbole
intellectuel du bout du monde.

Carte
marine de Thulé par Olaus Magnus (1539).
Thulé y est écrite Tile
(reproduite
d’après Wikipedia).
Cette référence à l’Ultima
Thulé explique des textes comme Seul
dans sa mort, et Wanderer mentionné
au début de cet article. Ainsi que d’autres que je cite plus bas.
Dans Seul dans sa mort, Dana y écrit :
Il vous a aimé
un peu
(…)
Il s’est consommé tout entier
dans le feu de la frustration
en quête d’un bonheur imaginaire
Il a rempli son présent
de la réécriture de son passé
et de l’invention d’un futur
impossible.
(…)
Il est seul
dans sa mort.
De nombreux textes portent des
questions sur l’existence, l’espoir la déception et l’illusion de soi.
Comme Fine lame, Syncope, Point,
Délivrance, Le corps comme une barque, Exfiltration, Argument. Voici Exfiltration :
Longtemps que je ne crois plus
à l’efficacité de la parole
dans ce monde
j’écris uniquement
pour en sortir.
Dans Confiance, l’auteure écrit :
Ne te fie à rien
« l’oreille
te ment et l’œil te trompe » (*)
l’entendement obstrue la compréhension
le désir t’affole – la volonté te détruit –
la foi te leurre –
fais confiance au non-sens
au non-moi
au non.
(*) citation empruntée à Mihai Eminescu, dans
le poème « La garde de
l’ouïe »
Dans Une espèce de mort, Dana dit :
L’âme est une matière subtile
Multi transformable
Elle peut prendre toutes les
formes d’agrégation
Un peu comme l’eau
(…)
Oui elle peut disparaître
(tu
paniques alors
Comme la cantatrice qui perd sa
voix sur la scène
En plein air de Casta Diva (*)
(…)
La matière de l’âme est en
rupture de stock
(…)
Puisque j’écris ici c’est que
ça a déjà commencé
Cette espèce de mort.
(*) : Casta Diva est un extrait de Norma, de Bellini.
Maria Callas sings Casta Diva -
Bellini, Norma Act 1
(au Palais Garnier, le 19
décembre 1958)
Dans ce recueil, Dana Sishmanian livre une somme de sentiments profonds, de
ressentis affinés par le temps. Elle se libère aussi de choses peut-être
depuis longtemps retenues. C’est
un recueil qui a du contenu, de la force et de la sincérité. Et qui
possède une belle écriture. L’ensemble est utilement enrichi de notes de
bas de pages, permettant au lecteur de découvrir les sujets et
personnages évoqués. Dana n’a pas oublié de se cultiver.
© Patrice Perron
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