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Été 2024

 

Dana Shishmanian : Ragnarök.

 

L’Harmattan (collection Accent tonique), mai 2024 (96 p., 13 €)

 

(*)

 

Une lecture par Patrice Perron

 

Une image contenant texte, capture d’écran, conception, art

Description générée automatiquement

Sur la couverture : peinture de l’artiste roumaine Dany Madlen Zărnescu (1950-2014)

 

Comme à chaque approche d’un nouveau recueil, je feuillette et ouvre une page au hasard. Ici ce fut la page 84 : Wanderer. J’ai aussitôt pensé à la chanson The Wanderer de U2 et Johnny Cash, dans l’album Zooropa (1993) où la voix de Johnny Cash fait merveille.

 

Écouter :

Johnny Cash and U2 - The Wanderer.

(avec le texte de la chanson qui évoque l’errance dans un monde postapocalyptique)

 

Effectivement, ce poème est un hommage à un errant, Wotan, prisonnier de son monde nordique. Il fait référence à l’univers de Richard Wagner (l’Anneau des Nibelungen) et au Voyage d’hiver de Schubert. Nous sommes dans un ensemble de références aux mythes et légendes de ces régions du monde. Par ce choix, j’ai tout de suite, à la lecture du poème, compris la signification du titre « Ragnarök », Le Crépuscule des Dieux. Car Ragnarök signe la fin d’un monde, augurant la possible naissance d’un nouveau monde, marquant ainsi la cyclicité de l’existence.

 

Écouter :

Dietrich Fischer Dieskau chantant Der Leiermann,

dernier lied du Voyage d’hiver de Franz Schubert ; au piano : Alfred Brendel (1986)

 

Le poème commence par :

 

Je vois Wotan prisonnier de son propre monde –

de sa lance de ses runes de ses lois –

de ce qu’il a conçu ordonnancé gouverné –

 

Puis le poème se termine par les quatre vers suivants :

 

Mais ce n’est pas le héros qui tombe

c’est le monde qui est sa chute.

l’amour triomphe

dans les flammes du Ragnarök …

 

Je suis rentré, en premier, dans la page du texte donnant son titre au recueil !… Tour de magie ? Ragnarök, qui peut être traduit par Le Crépuscule des Dieux, correspond à l’incendie du Valhalla dans le dernier volet de la tétralogie du Ring de Richard Wagner. Nous sommes loin de U2 et de la voix grave de Johnny Cash ! Mais il s’agit bien d’errant dans les deux cas.

Le Ragnarök c’est l’Apocalypse puis le Renouveau. Thor, Odin et bien d’autres dieux disparaissent avec la fin de l’univers, mais un autre cycle pourra commencer avec une nouvelle génération d’humains et de dieux.

 

Le ton du recueil est donné ! D’emblée, un autre texte a capté mon regard : En Ré Mineur, page 78. Décidément, Dana est imprégnée de musique. (Souvenez-vous de son recueil Le Sens Magnétique 2019-2021, écrit pendant le confinement).

 

Les fils se dénouent

les nornes tisseuses s’évanouissent

brume est leur tissu.

 

Les nornes tisseuses sont des divinités de la mythologie nordique, ainsi représentées en tisseuses ou en fileuses. Elles filent et /ou tissent le destin de chacun des habitants de ces contrées.

 

Ce texte se termine ainsi :

 

La folie te gagne –

quelle joie - liberté nouvelle

triomphe de la nuit.

 

Écouter :

Richard Wagner, L’entrée des dieux dans le Valhalla (le final de l’Or du Rhin, premier volet de la tétralogie),

avec l’orchestre philarmonique de Vienne dirigé par George Solti (1983).

 

William Murai (artiste japonais) : peinture acrylique reproduite de sa page sur le site pinterest

 

Après ce temps initial consacré au survol du recueil, en proie au maniement des mains et au furetage des yeux du lecteur du jour, il est temps de découvrir le recueil dans son ensemble et son déroulé.

 

La préface de l’auteure est explicative : Dana y rappelle que l’ouvrage « reflète une multi dimensionnalité qui est la nature même de l’acte poétique. Expression d’un ego (un égocentrisme au bon sens du terme) en errance, en prise directe avec le monde qui l’entoure, en proie à des appels puissants qui le dépassent, le remodèlent et le transforment. L’écriture est une expérience de vie (…) la poésie est omnivore. » Voilà aussi pour le rythme du livre.

 

Celui-ci est en trois parties d’inégales longueurs : Le chant de la Terre, Les démons mineurs (juste deux textes pour cinq pages) et la plus volumineuse Ultima Thule.

 

Le Chant de la Terre contient certains textes déjà publiés ailleurs. Cette partie s’ouvre par le poème au titre éponyme, aux nombreuses strophes commençant par : Je devrais vous maudire. En fait, l’auteure s’adresse sans ménagement à ceux qui font du mal à la planète et aux êtres humains en général afin de les alerter. Ainsi :

 

Je devrais vous maudire – car vous vous nourrissez de la haine,

vous bâtissez des États sur les cadavres des massacrés

pour la gloire

 

Elle décline les travers de l’humanité, non pas comme des défauts, mais pour ce qu’ils sont outils de pouvoir, que ce soit la guerre, la torture, la religion alibi et autres. Mais elle ne se contente pas de cela. Elle propose et avance des choix. En parlant des honnêtes gens et des peuples, elle dit :

 

Moi, je préserverai leurs mythes et leurs légendes

(Les mythologies rassemblent- les religions divisent

les légendes font vivre – les dogmes tuent)

je leur donnerai ma voix je leur donnerai mon chant

ma complainte mes rimes et mon âme

 

Dana conclut ce texte par :

 

Je leur donne mon chant pour qu’ils le portent

au-delà du ciel, au-delà de ce monde

(…) et tous vos déboires

seront oubliés avec vous et avec vos dieux respectifs

alors que s’élèvera encore et toujours

l’esprit de silence de paix et d’amour.

 

Ce texte est d’une puissance remarquable. En le lisant, j’imagine Dana le dire à chaque lecteur qui tient le livre, ou mieux encore, le déclamer, debout, à vive voix et avec force geste. Un grand poème.

 

Écouter :

Gustav Mahler, Le chant de la terre (Das Lied von der Erde, (1907),

« symphonie pour ténor, alto ou baryton et grand orchestre »,

dans l’interprétation donnée par Israel Philharmonic Orchestra à Tel Aviv en 1972, sous la baguette de Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig et René Kollo comme solistes.

 

 

J’écouterais bien également Ouvrez les portes de la nuit, de Glenmor, barde Breton, assez bien adapté au sujet.

 

 

 

Dans Ultima Thule, les textes sont généralement plus courts et plus tournés vers une réflexion sur soi en tant qu’être humain, donc mortel. Comme si cette réflexion pouvait aider à atteindre l’Ultima Thulé, cette supposée île du Grand Nord décrite ou inventée par Pythéas, mais qui est, en fait, un lieu mythique dans les légendes Nordiques, une sorte d'absolu indépassable, symbole intellectuel du bout du monde.

 

Carte marine de Thulé par Olaus Magnus (1539). Thulé y est écrite Tile

(reproduite d’après Wikipedia).

 

Cette référence à l’Ultima Thulé explique des textes comme Seul dans sa mort, et Wanderer mentionné au début de cet article. Ainsi que d’autres que je cite plus bas.

Dans Seul dans sa mort, Dana y écrit :

 

Il vous a aimé

un peu

(…)

Il s’est consommé tout entier

dans le feu de la frustration

en quête d’un bonheur imaginaire

Il a rempli son présent

de la réécriture de son passé

et de l’invention d’un futur

impossible.

(…)

Il est seul

dans sa mort.

 

De nombreux textes portent des questions sur l’existence, l’espoir la déception et l’illusion de soi. Comme Fine lame, Syncope, Point, Délivrance, Le corps comme une barque, Exfiltration, Argument. Voici Exfiltration :

 

Longtemps que je ne crois plus

à l’efficacité de la parole

dans ce monde

 

j’écris uniquement

pour en sortir.

 

Dans Confiance, l’auteure écrit :

 

Ne te fie à rien

« l’oreille te ment et l’œil te trompe » (*)

l’entendement obstrue la compréhension

le désir t’affole – la volonté te détruit –

la foi te leurre –

fais confiance au non-sens

au non-moi

au non.

 

(*) citation empruntée à Mihai Eminescu, dans le poème « La garde de l’ouïe »

 

Dans Une espèce de mort, Dana dit :

 

L’âme est une matière subtile

Multi transformable

Elle peut prendre toutes les formes d’agrégation

Un peu comme l’eau

(…)

Oui elle peut disparaître

(tu paniques alors

Comme la cantatrice qui perd sa voix sur la scène

En plein air de Casta Diva (*)

(…)

La matière de l’âme est en rupture de stock

(…)

Puisque j’écris ici c’est que ça a déjà commencé

Cette espèce de mort.

 

(*) : Casta Diva est un extrait de Norma, de Bellini.

 

Écouter :

Maria Callas sings Casta Diva - Bellini, Norma Act 1

(au Palais Garnier, le 19 décembre 1958)

 

Dans ce recueil, Dana Sishmanian livre une somme de sentiments profonds, de ressentis affinés par le temps. Elle se libère aussi de choses peut-être depuis longtemps retenues.  C’est un recueil qui a du contenu, de la force et de la sincérité. Et qui possède une belle écriture. L’ensemble est utilement enrichi de notes de bas de pages, permettant au lecteur de découvrir les sujets et personnages évoqués. Dana n’a pas oublié de se cultiver.

© Patrice Perron

 

(*)

Sur la 4e de couverture :

 

Ce recueil reflète une multi-dimensionnalité qui est celle de la nature même de l’acte poétique : expression d’un ego en errance, en prise directe avec le monde qui l’entoure, en proie à des appels qui le dépassent, le remodèlent et le transforment. L’écriture est une expérience de vie qui se nourrit de toutes vos expériences car la poésie est omnivore. Le poète devient alors un apprenti chaman aspirant à la maîtrise des éléments et du vol par-dessus les nuages. Ce qu’il en fait ensuite dépend de sa foi…

 

Croire jusqu’à la trame

et jusqu’à la déchirure de la trame

et au-delà de la désolation et du désarroi

croire sans support sans paroles sans pensées

pour accrocher son esprit esseulé

sans point d’appui dans l’abîme

juste une larme vive toujours brûlante

luisant dans le noir – une larme d’amour

inextinguible

 

 

 

Dana Shishmanian – lecture par Patrice Perron

Francosemailles, Été 2024

 

 

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