Pousser
la vieille grille,
l’entendre se plaindre un peu,
s’enfoncer dans le sous-bois
de sa mémoire,
suivre le serpent
d’un petit chemin de feuilles
qui remonte le temps.
***
Le parquet geignait dans l'escalier sous les pas de
mon père. Le bruit de sa clé dans la serrure ensoleillait les dimanches ;
il annonçait les arômes de café au lait et de pain viennois qui
embaumaient notre petite cuisine dont la fenêtre s'ouvrait sur les toits.
Sur les tôles zinguées, des pigeons indigents lorgnaient nos agapes
tandis que cinq étages plus bas, dans la rue déserte, le dernier cheval
parisien s'ébrouait dans ses brancards. Le charretier brocardait la
crémière du quartier qui était causante et fière : son fils, grand
voyageur de commerce, vendait du formica. La peau de mon père sentait bon
le café. J'avais volé sa place dans le lit conjugal et comme je
pressentais d'inéluctables naufrages, pour avaler la couleuvre du temps,
je serrais plus fort mon bonheur dans les bras
de ma mère.
***
- Tu reviens dans pas longtemps
alors ?
- Dans pas longtemps maman...
dans pas longtemps...
Je reviens tout à l'heure, à
l'heure des ardeurs de l'été aux frimas des chemins creux, à l'heure du
Fond de la Noue aux doux mornes quais de Seine, à l'heure de la
silhouette de papa courbé sur sa peine et ses illusions aux petits
bonheurs glanés sur les collines de la providence, à l'heure morfondue
des dimanches gris de mon adolescence à la mélancolie bleue de tes belles
Combrailles. Je reviens tout à l'heure maman.
Et puis tu serres son beau
visage fané dans tes bras, tu t'imprègnes encore de la douceur de sa joue
sur la tienne, et le cœur à fleur de peau tu te retournes sur le vide, tu
comptes les pas qui l'éloignent de toi, les pas inexorables qui excisent
le temps qui reste.
***

Jacques Rolland,
La gloire de ma mère
Maman, dans moins de trois
heures, j'accosterai sur ton île déserte, cette barque de solitude
dérivant depuis de long mois sur les hauts fonds de l'oubli. Tout étourdi
encore par les embruns du voyage et mordu par l'impatience de te
retrouver, je poserai sur ton lit ensablé mes avirons et mon sac de
larmes bien refermé. Je prendrai ton visage dans mes mains. Je chercherai
dans ton regard de bonté la lueur d'un souvenir, l'aiguille d'une
tendresse. Et j'allumerai une torche dans cette grotte où ton âme errante
cherche à tâtons les portes du Ciel, celui que ton dieu de providence me
promettait quand tout petit déjà, j'avais peur de te perdre.
***
Le silence c'est l'écharpe du bonheur,
l'obsolescence muette des jours heureux, la pluie entêtée et battante des
visages figés dont la joue reposait sur la paume de l'amour, le silence
c'est le bruit obsédant des remords, galets et graviers roulant vifs sous
le pied dans le lit escarpé de la mémoire, le silence c'est la petite
laine des tendresses perdues, la plaie vive des partances, l'empreinte
aphone des voix familières dans les neiges de l'antan. Le silence c'est
la présence au monde de l'envers du réel.
***
J'écris les
siècles, les secondes qui me séparent du vent, qui précédent
l'irrévocable dispersion, l'instant où, aveuglé par la lumière noire
du réel et assigné au silence des mots, j'aurai cessé de me cogner au mur
de la raison, cessé de chercher le chiffre de ma présence au monde,
l'instant où j'aurai cessé d'être et me mouvoir dans cette attente
irrésolue, ce manque chevillé à l'âme dont les mots ne peuvent nommer
l'objet.
***
Un monde qui me
semblait immuable n'existe plus désormais que dans ma mémoire au point
que le temps qui creuse le fossé entre lui et moi le nimbe d'un voile
d'irréalité et de sourde mélancolie. Alors dans sa quête d'une éternité
perdue, d'un temps hors du temps, apaisé, l'écriture se pose en
archéologie du désir, l'expression sensible d'un continuum entre la
source et le delta.
Entre les
premiers feux de l'enfance et l'extinction de la forge, par l'épée
suspendue dans la nuit et l'offrande du jour toujours recommencé,
chahutée par les vagues dans une mer de survivance, voyez comme s'agite
la petite lampe-tempête d'un pêcheur de mots.
***

Jacques Rolland, Les
hommes
Tous les poètes
sont des marins…
À
François Morel
Quand le chagrin fait des
vagues,
quand les vagues font la mer,
quand la mer dessine l’horizon
des destins d’infortune,
quand les amours laissées à
quai
remontent comme des noyés
dans les phosphorescences de la
lune,
quand la vie s’éprend du large
et se blottit la nuit dans les
ports,
quand la nuit allume des feux
dans les bocks
que l’on boit sec à la vie à la
mort,
quand le ciel est en larmes
et toute la ville en pleurs,
alors avec Le Guilvinec
jusqu’au matin
je berce à la hune des
couplets
« tous les marins sont des
chanteurs »
tous les poètes sont des
marins…
©Jacques Rolland
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