Employé: Je viens vous
voir parce que je n’ai pas reçu ma paie… Depuis 4 mois
exactement…
Directeur: Comment est-ce possible ? Vous auriez dû le
signaler à la comptabilité immédiatement.
Quatre mois sans salaire, c’est inadmissible...
Employé: Je les ai appelés… Mais tout a tourné au
dialogue de sourds. Le chef comptable ne veut rien entendre.
Directeur: Hugolin ! Il est très compétent….Vous
n’avez rien reçu pendant 4 mois ? Rien de rien .
Employé : Ah non, rien, rien de rien, je puis vous le garantir.
Monsieur Hugolin n’a rien lâché. Il m’a
raccroché au nez. Il m’a raccroché au nez plusieurs fois…
et c’est pour cela que je viens vous voir.
Directeur: J’ai dû mal que croire que nos services soient si mal
organisés… Vous avez contacté votre banque,
j’imagine. Les banques perdent les virements parfois, et plus
souvent qu’on ne le pense…
Employé : Non la banque n’a rien reçu ces derniers quatre
mois. Ils n’ont rien pu perdre.
Cela dit, comme je suis en situation délicate sur le plan
bancaire, j’ai préféré ne pas appeler ces
derniers jours. Je me fais discret.
Le directeur se rassoie à son bureau et allume l’ordinateur
Directeur : Je vais regarder votre dossier… Voilà… Je l’imprime.
L’employé saisi trois pages sur l’imprimante derrière lui
et les tend une à une au directeur qui lui parlera en
même temps.
Directeur: (
saisissant une feuille)
Merci. Pierre Duvalet, 2 octobre 1961, entré dans
l’entreprise le 8 juillet 1988… C’est une bonne carrière,
c’est rare de rester si longtemps dans une entreprise…. Vous
êtes dessinateur industriel au service aéronautique.
Employé: Exactement (
il lui
tend la deuxième feuille)
Directeur: Vous gagnez 3.400 euros par mois… (
il saisit la dernière feuille)
et vous avez quitté le service le 5 août 2006… Vous
êtes mort d’une crise cardiaque pendant que vous
étiez en vacances, et votre femme nous a appelés pour le
signaler.
Employé: Voilà… Et je ne suis plus payé depuis le
mois d’août… Je dois vous dire que l’entreprise a
été très bien. Ma veuve a reçu un
chèque de soutien et le service a fait déposer une
gerbe.
Directeur: J’ai la berlue… Pourquoi voulez-vous être
payé ? Vous ne travaillez plus pour nous.
Employé: Ce n’est pas si simple. j’ai besoin d’argent comme tout
le monde, il faut bien que je vive – enfin si je puis dire…
Directeur: Mais vous ne travaillez plus pour l’entreprise, je me
répète. Hugolin a dû vous
faire cette réponse.
(Il se lève de son siège)
Employé: Ce n’est pas si simple. Je me répète moi
aussi. J’ai deux arguments. Rasseyez –
vous, voyons. Je ne viens pas pour occuper votre
bureau ou pour vous séquestrer. Je veux
vous parler…Voila, asseyez-vous… D’abord, d’où je suis, je
peux être très utile. Pour le renom de l’entreprise, avoir
un agent comme moi, c’est certainement ce qu’il y a de mieux. Je
suis actif, bien informé, et surtout très
disponible. Vous devriez me mettre en contact avec la direction de
la communication… Je peux rendre de grands services… Et puis
ensuite, recevoir une rétribution mensuelle, sans travailler
pour autant, ce n’est pas rare chez nous, enfin dans
l’entreprise. Vous le savez très bien. Vous connaissez les noms
mieux que moi. Je ne dirai pas que le cas est fréquent,
mais nous avons les mêmes noms en tête. L’entreprise
sait gratifier ses vieux serviteurs. Et vous, Monsieur le
Directeur, vous savez trouver des postes pour les anciens dirigeants,
pour leurs femmes, pour ceux qui ont eu un accident du travail,
ceux qui sont malades. C’est votre métier, on dirait.
Directeur: Ce sont des cas exceptionnels, qui relèvent de la
Direction Générale, pas de
moi… A vous je peux le dire maintenant : vous n’êtes pas le
fils d’un actionnaire ni la maîtresse du Président,
ce sera difficile…Et puis, je ne comprends pas pourquoi vous
travailleriez et aussi pourquoi vous avez besoin d’argent. Vous
pouvez faire tout ce que vous voulez maintenant. Il n’y a plus de
contingence… la vie est belle pour vous. Vous allez ici, vous
allez là, sans contrainte, quand vous le décidez,
comme vous le souhaitez… je ne peux pas en dire autant.
Employé: C’est une ironie mal placée. je n’avais rien
demandé. Ce n’est pas ma faute si j’ai
eu une crise cardiaque en jouant au tennis. Et d’ailleurs, c’est
l’entreprise qui m’a fatigué, qui m’a usé… Vous ne
savez pas ce que c’est, le stress du dessinateur… Tiens,
dessine-moi une aile d’avion, pour demain soir, pour la réunion,
pour les ingénieurs… Et l’autre service qui vous
appelle : tiens, dessine-moi aussi une turbine, avec des
plans de coupe et tout le câblage. Je me suis tué la
santé… Sinon je n’aurais pas eu de crise cardiaque.
Silence
Directeur: Vous avez eu mal ?
Employé: Non, je n’en ai pas eu le temps, tout s’est fait trop
vite. J’ai laissé toutes mes affaires en désordre.
C’est pour cela que je suis obligé d’insister aujourd’hui.
J’ai beaucoup de frais.
Directeur: Je suis sûr que vous avez de grands pouvoirs et que
l’argent ne vous apporterait rien. Soyons raisonnables.
Employé: C’est vrai que je peux me déplacer sans frais,
aller partout et prendre toutes sortes d’aspects… mais je ne sais
pas coudre, ni faire mes vêtements tout seul. Je ne sais
pas fabriquer de chaussures, je ne sais pas me couper les cheveux
moimême, et je dois suivre la mode, sinon je ferais peur à
tout le monde.
Directeur: Quoi ?
Employé: Tenez : je dois acheter mes vêtements au
magasin comme tout le monde. Je ne veux pas voler. Je n’ai jamais
volé et ce n’est pas maintenant que je vais commencer… Il
me faut mon salaire… Ou au moins un défraiement. Je veux
passer à la caisse en honnête homme, qui ne doit rien
à personne et qui agit avec droiture, je ne veux pas
voler… Et puis, il y a des endroits où je ne peux entrer qu’en
prenant un ticket, comme tout le monde. Il me faut de l’argent.
Sans monnaie, avec les poches vides, ma vie quotidienne est un
tracas invraisemblable… Je ne peux inviter personne à
prendre un verre, ni aller au concert. Ou alors, ce serait par
des moyens qui créeraient du trouble, par le vol,
l’extorsion, et je suis tranquille de
tempérament. C’est une qualité que l’entreprise m’a
toujours reconnue… J’ai besoin de gagner ma vie, vous comprenez.
Directeur:: Je suis désolé ; l’affaire est
inextricable. Vous ne travaillez plus pour nous. Votre
service vous a remplacé. Vous êtes mort et l’information
est saisie dans l’ordinateur central. Vous ne pouvez plus
recevoir de virement. Le logiciel ne prévoit pas votre
cas… Tout virement serait bloqué. Vous voulez des habits,
admettons, mais je ne suis pas l’Armée du Salut.
Employé: Compte tenu de ce qui m’est arrivé, compte tenu
de mes 18 ans dans l’entreprise, je m’attendais à un
traitement plus humain. Vous êtes comme Hugolin : vous
avez le cœur sec…
Directeur: Vous exagérez mes pouvoirs. Vous dites que vous ne
voulez pas voler, mais si je vous paie et que vous ne travaillez
pas, ce sera du vol… Oui, ce sera voler nos actionnaires et voler
les autres salariés….
(silence)
Employé: Alors j’ai une idée.
Directeur: Quoi ?
Employé: Je veux une fonction au Service Dessin Industriel,
évidemment en rapport avec mon état mais une
véritable fonction qui me permettra d’émarger à
votre budget en toute légalité. Vous n’aurez pas
mauvaise conscience. Je veux travailler. Et je dépenserai
tout - dans ma situation, je ne vais pas épargner -, ce sera bon
pour l’économie. Engagez-moi, rengagez-moi… à titre
posthume… je vous en prie.
Directeur: Facile à dire. Mon bureau est déjà
couvert de curriculum vitae et il y a une liste d’attente. Alors
pourquoi vous ? Je ne vais pas vous donner un passe-droit, ce
ne serait pas juste pour les autres candidats…Et pourquoi pas les
autres morts pendant que vous y êtes ?
Combien de macchabées allons-nous devoir employer ? Nous
avons déjà des quotas, vous savez, les
handicapés, les femmes, les minorités, j’ai des
pourcentages à respecter, je fais des rapports. Je ne peux pas
créer une nouvelle catégorie d’ayant droits, en
tout cas pas tout seul, et je ne veux pas créer de
précédent avec vous. Sait-on seulement combien vous
êtes… ! Et jusqu’à quelle année faut-il
remonter ? Je ne peux pas engager les morts du Moyen-Age ou
ceux de la Préhistoire… Il me faut des gens formés. (
L’autre hausse les
épaules). Je ne plaisante pas, il nous faudrait des
procédures transparentes. C’est la loi. Pourquoi vous
plutôt qu’un autre ? Tous les morts naissent libres et
égaux en droit… Mais oui, eux aussi pourraient venir me
voir, comme des fleurs, en amis : je veux travailler, j’ai
de gros besoin, il me faut de l’argent, etc., etc., etc. Et me
voila dans les catacombes avec mes offres d’emplois et des momies
qui m’entourent. Ce n’est pas sérieux.
Employé: (
Vivement)
Vous, vous n’êtes pas sérieux. Demandez leur, bon sang,
s’ils veulent
travailler ici ! Vous n’aurez aucun succès. Ils ne
tiendraient pas. Il faut connaître le dessin industriel et
avoir au moins son brevet, et puis il faut se faire à la vie
de bureau… Si vous faites trop le difficile, si vous continuez,
je vais lancer la rumeur : mes amis, venez, l’entreprise
accueille tous les profils, présentez-vous au directeur
avec vos références, il vous recevra avec
intérêt, et même avec plaisir… Il a de la
conversation et il vous facilitera la vie. Sa porte sera toujours
ouverte pour un bon conseil ou une conversation.
Rafraîchissements garantis… silence… Comprenez-moi bien. Ma
démarche est personnelle. Je demande à être
traité en cas particulier, je ne dirai rien à
personne ; et vous me parlez comme à un
étranger. Je viens de passer vingt ans ici et vous me… (
Il fait un geste d’exaspération).
(
Silence embarrassé et
vaguement hostile)
Directeur: Je me sens mal… (il se touche la poitrine)… J’ai une crampe
dans le bras et cela gagne la poitrine… Je suis en sueur, aidez moi …
Non, ne me touchez pas. De l’air, de l’air… Ouvrez la
fenêtre, je vous en prie.
Employé: Asseyez-vous, essayez de ne pas vous agiter.
Directeur: Ah… Ah, (
il se
dégrafe le col, gémit et au bout d’un certain moment,
s’effondre brutalement, la tête sur le clavier de
l’ordinateur)
Silence – lumière très blanche – puis lumière plus
douce…Le directeur se redresse, il se lève.
Directeur: Vous êtes toujours là ?
Employé: Oui.
Directeur: Hé ! Bien Ç’a
été brutal ! (
Il
soupire et se tâte sous toutes les coutures)
Employé: Comme pour moi. C’est moins douloureux qu’on ne le dit
mais c’est brutal et surprenant.
Silence
Directeur: J’aurais dû mettre mes affaires en ordre et je n’en
aurai pas eu le temps…
J’aurais dû appeler ma femme. …silence… Il faut que nous
reparlions de votre demande… Je ne veux pas rester dans cette
pièce, il faut que je sorte, tout paraît petit dans
ce bureau, j’ai besoin d’air - enfin en quelque sorte… Il faut que
je me calme… Il fait un effort sur lui-même, boit un verre
d’eau….Venez avec moi, nous allons rediscuter de ce que vous
demandez… Je vais voir comment fonctionne le système
central.