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Billet d'humeur

Coupable ou non coupable ? :  un lourd passif !
par Lilas

La langue évolue, au moins autant que nos mœurs, nos sensibilités, nos rencontres avec l'Histoire … pour ne dire plus !  Devons-nous le déplorer, nous en réjouir, nous laisser porter par le flot ? Est-ce là le plus intéressant ? N'est-il pas plus passionnant de s'interroger sur la signification des évolutions constatées, avec ou sans l'aide de nos grands penseurs de tout poil?

Dans ce petit aperçu, sans prétention autre que de vouloir vous intriguer -et amuser si possible ! - il sera question de l'usage actuel qui tend à faire disparaître, à l'écrit comme à l'oral, certains usages du passif, en les remplaçant par la tournure "se faire + infinitif".

Pour rafraîchir la mémoire et bien clarifier le chemin, nous rappellerons simplement qu'à la voix passive le sujet ne fait pas l'action indiquée par le verbe, mais il la subit.
Ainsi en est-il dans ces exemples : J'ai été mordu…  Tu seras trompé si tu la trompes !... Il est mené par le bout du nez par sa dernière femme… Celui qui fait l'action, qui agit,  s'appelle tout simplement le complément d'agent, qu'il soit présent ou sous-entendu.. Mais rassurez-vous, non non non ! vous n'allez pas subir un cours de grammaire.

Constatons !

Depuis au moins une bonne quinzaine d'années, force est de constater une accélération de la mise à mort du passif par le verbe pronominal "se faire", suivi d'un infinitif et employé dans une locution, parfois à tort et à travers. Qui d'entre nous n'a jamais entendu- ou prononcé- l'une des phrases suivantes, alors qu'on lui avait appris tout au long de son cursus scolaire l'usage correct de la voie passive, avec ou sans complément, ceci  au moins de façon pratique :

1-Il s'est fait arracher une dent.
2-Il se fait gronder par sa mère tous les soirs.
3-Ils se sont fait mordre par un chien.
4- Ils se sont fait "planter" un but !
5-Il s'est fait renverser par une voiture rue St Lazare.
6-Il s'est fait violer par son père à l'âge de 6 mois !

Or, déjà, dans la phrase 1, en dépit de l'évidence du sens, l'on peut se demander s'il y a une démarche volontariste ou une … nécessité absolue.
Dans la phrase 2, l'on aurait compris, il y a encore une dizaine d'années, qu'il s'agissait de représailles induites par sa conduite, sinon méritées.
La phrase 3, de même, faisait surgir dans l'imaginaire le tableau d'une bande de garnements qui excitaient un peu trop un chien et en subissaient les conséquences.
Et que dire de la phrase 4 qui désignait les coupables d'une erreur de tactique !
La phrase 5 : faut-il en déduire qu'il était suicidaire ? qu'il fut très imprudent ? en tout cas ,
qu'il y était pour quelque chose ?  Le doute est levé dès que le contexte apparaît : Il s'est fait renverser
par une voiture dont le conducteur ivre avait déjà fauché deux jeunes lycéens 500 mètres avant le croisement.
La responsabilité du sujet n'est pas impliquée, il s'agit bien de l'équivalent d'un passif.

Par ailleurs, si l'on interroge jeunes et moins jeunes, l'on constate qu'ils ont compris l'exact équivalent d'un passif. Cette structure se faire + infinitif est donc devenue un réel équivalent du passif, avec bien entendu des nuances liées au sens du verbe infinitif et au contexte global.

Le meilleur exemple ici en serait la phrase 6 qui  témoigne d'un emploi limite, aberrant, lequel fait tout de même encore réagir quelques personnes … Il s'agit bel et bien d'une citation empruntée à plusieurs journaux.
Un autre exemple : "Il s'est fait arracher le doigt par un voleur qui lui a attrapé le sac à provisions !"
Ces cas-limites n'ont rien de surprenant quand on connaît la vocation du pronominal à jouer parfois le passif .(Il se construit un nouveau quartier vers Evry,  à conférer au verbe faire une valeur causale *, et l'origine, fort ancienne de ces glissements de sens (Se faire moquer, Il s'est fait connaître d'abord dans la ville de Strasbourg, Une voix s'est fait entendre etc. ), enfin,  le fait qu'ils sont habituels dans toutes les langues vivantes.

Notre propos n'est pas l'analyse grammaticale, mais bien le désir d'interpréter à la lumière d'un contexte vivant, une évolution de la langue actuellement en cours. Cette évolution de l'usage est signifiante et doit être examinée au plus près dans les contextes social, géographique, de niveaux de langue, de moment historique, etc. Pourquoi ces emplois l'emportent-ils sur l'usage du passif ? Qu'allons-nous découvrir sur notre société qui, en ce moment même, laisse se développer l'usage d'une forme qui, en apparence, tend à faire supporter sémantiquement à un sujet, le plus souvent hors de cause, une part de responsabilité, si ce n'est la totalité de celle-ci ?…

Quelques remarques et pistes de réflexion
pour analyser le comment et le pourquoi .


D'abord, ne pas négliger l'importance primordiale des médias comme facteur de diffusion ultra-rapide. Le langage de nos présentateurs-trices de radio et de télévision, relayé ensuite par l'usage d'Internet, des blogs etc. dans lesquels on saisit au vol tout ce qui semble nouveau et "de notre temps" ou à la mode, constitue point de départ et première étape de diffusion.

Le langage du milieu sportif semble également avoir joué un rôle. Normal : une mauvaise manœuvre et l'on se fait renverser par exemple. Mais, à ce stade de recherche, pourquoi ne pas dire tout simplement que la vie de tous les jours, tout simplement, explique la facilité d'acceptation et d'expansion des évolutions du langage, en particulier de la sémantique.

Ne faudrait-il pas, sur un autre plan, pointer du doigt certains maîtres à penser du XXème siècle qui ont distillé en nous, un poison aussi fort que celui de la culpabilité originelle dont le  Christianisme avait chargé nos épaules ? En particulier viser leur père à tous qui, en nous incitant à chercher les raisons les plus enfouies dans notre inconscient de la moindre de nos actions et réactions, nous transforme en coupables potentiels? J'ai nommé le pervers polymorphe par excellence : notre cher Sigmund !

…Et que dire alors de la  branche dernière de l'arbre par lui planté, la psychogénéalogie**, laquelle nous invite à méditer les horribles cas  de ces individus qui,  pour reproduire, de génération en génération, le sort malheureux -et ignoré- de leurs ancêtres, n'hésitent pas, toujours inconsciemment, à "se faire abandonner par leur mère" ou à "se faire transpercer" lors d'un imprévisible –mais programmé- accident de voiture, ou, pire, à aller croiser la trajectoire d'une balle qu'un généreux destin met à leur disposition par l'intermédiaire d'un voyou en herbe ?
Alors, quoi de plus logique, dans ce monde où le hasard n'existe plus et où règne l'Inconscient, que de laisser passer dans notre langage un reflet de ce nouveau déterminisme que d'aucuns prirent pour une libération ?

Et pourquoi (ne nous en privons pas !) ne pas remarquer que cette tournure qui s'est répandue comme une traînée de poudre est AUSSI une façon subtilement dissimulée, et paradoxale, de  garder au premier plan, en tant que sujet agissant, une part du pauvre être qui se débat  inconsciemment peut-être contre tous ces déterminismes ajoutés*** ?

Une étude plus complète s'impose, A vous de prendre le stylo sinon je vais me faire gronder par les spécialistes, et cette fois en toute logique ! 

                                                                                        

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*
voir le Littré, verbe faire , acception 79, ainsi que Le bon usage de Grévisse et les grands dictionnaires actuels Robert, Larousse, TLF..

On lira avec profit l'étude de Fabienne Martin La construction se faire + infinitif et les verbes psychologiques  ainsi que la bibliographie qu'elle propose.
http://www.uni-stuttgart.de/lingrom/martin/pdf/csfetvp.pdf

**
Pour ceux qui ignoreraient cette voie de recherche désormais érigée en discipline, nous dirons simplement qu'elle s'occupe de ramener à la conscience claire les liens de parenté –réel ou fantasmés-, les héritages inconscients –fautes, dettes, mal-être, ou au contraire bien-être, bonne adaptation-, inscrits en nous par notre lignée, et ce depuis plusieurs générations.

***
Au fond, tout comme il lutte contre les mauvais sucres de même nature !



 
Billet d'humeur de Lilas
pour Francopolis juin 2010


Créé le 1 mars 2002

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