D'une langue à l'autre...
et textes
incidemment, sciemment
ou comme prétexte. Traduction.

ACCUEIL




Actu : MARS 2014 - D'une langue à l'autre...




La Bascule du souffle de Herta Müller
(Traduit de l'allemand par Claire de Oliveira.)

présenté par

Dominique Zinenberg


Ce récit est magnifique. Je ne sais comment dire autrement. Il y a quelque chose d'absolument unique dans l'entreprise de cette auteure. Elle a réussi à restituer - et avec quel talent - la vie d'un jeune homme dans un camp de travail en Russie soviétique de 1945 à 1950.

Ce qui rend sa vision exceptionnelle c'est qu'elle n'a pas vécu elle-même cette expérience mais qu'elle s'est servie du témoignage d'un ami poète mort avant d'avoir pu le faire personnellement, et ce qu'elle réussit à transmettre est d'une force évocatrice rare.

Je crois que je n'ai jamais rien lu sur la faim d'une telle envergure. Aucune complaisance : de la rudesse et pourtant de la beauté, une illumination poétique qui transcende, sans les annuler (tout au contraire) les horreurs de la captivité. C'est un hommage rendu à ces hommes, à ces femmes qui ont tant souffert et dont le reste de l'existence - quand la mort n'a pas eu le dernier mot dans le camp même - n'a plus été que mutilation, traumatisme, survie.

L'expression « la bascule du souffle » revient plusieurs fois dans le texte. Elle suggère une asphyxie liée à la faim et à l'effort du travail forcé. La première occurrence se trouve page 36 : « La bascule du souffle est chamboulée, je suis hors d'haleine. » Et plus loin, page 89 par exemple : « L'ange de la faim me presse les joues contre son menton. Il bouscule mon souffle. La bascule du souffle est un délire, et quel délire. » Mais en dehors de cette expression qui synthétise tout le drame qui va se jouer pendant ces cinq années, il y a au détour d'un paragraphe des formules qui ouvrent des champs de réflexion comme page 82 :
« Parfois les choses se mettent à avoir une délicatesse monstrueuse à laquelle on ne s'attendait pas. » Ou comme un peu plus loin page 86, où l'ange de la faim « sait aussi que la faim engloutit presque tout l'art. »

Le roman se divise en chapitres assez courts et contenant chacun un titre. La vie (principalement) au camp est ainsi constituée par de petits faits formant une ample mosaïque relatant la vie déchiquetée des prisonniers.

La poésie, d'une sobriété bouleversante, accentue la tragédie du quotidien, la désolation de ces vies sacrifiées. La faim, surtout, est obsessionnelle à travers tout le livre et la mort, son corollaire (bascule du souffle accomplie) étend sa puissance dans le froid ou la chaleur, sur les traits des visages avec ce « lièvre blanc » dessiné sur la joue du moribond et dans les « coups d'grisou »: dans tous ces frôlements où le mourir s'insinue, ces leitmotivs angoissants rythment le récit et permettent de saisir la lancinante et constante menace pesant sur les femmes et les hommes livrés à l'arbitraire des gardiens et à celui, aléatoire, de l'endurance personnelle.

Le personnage de Léopold - portrait transposé du poète-ami-témoin grâce auquel ce livre de Herta Müller a pu naître - traverse ces années de douleur, de supplices, d'absolue inhumanité comme un visionnaire dont la vie ne tient qu'à un fil et qui ne semble se maintenir en vie que par la force de son regard, que par sa capacité à transformer le réel à partir de sa cruauté même, sans l'affaiblir, sans le masquer mais en y ajoutant cette pointe insaisissable de beauté protectrice et d'ironie tranquille (presque candide) qui laissent entendre que, malgré tout, les ressources spirituelles de certains êtres les protègent d'un total anéantissement. Les tortionnaires ont « presque » réussi à engloutir tout à fait l'art. Et si Oskar Pastior est bel et bien mort du fait des conséquences de ce qu'on lui a fait subir, l'art et l'amitié ont transcendé cette mort, recueillant avec finesse et subtilité toute l'expérience humaine et le souffle de vie du poète.


réf. Wikipedia
Herta Müller, née le 17 août 1953 à Niţchidorf, est une romancière allemande d'origine roumaine, douzième femme lauréate du prix Nobel de littérature en 2009.

La prose de Herta Müller, poétique et maîtrisée, sèche et puissante, toujours surprenante, lui rend hommage de la plus belle manière qui soit. Certes, La bascule du souffle aborde un tabou historique, mais s'impose surtout comme une oeuvre de portée universelle. Un événement bouleversant. (France culture)

« Sous sa plume, le camp devient un conte cruel, une fable sur la condition humaine. Ici les arbres parlent, le ciment boit, la pendule a mal à son ressort cassé, la faim voyage dans le corps d'un ange, et le coeur, dans une pelle. » (tiré du site Babelio)

 La Bascule du souffle de Herta Müller
présenté par Dominique Zinenberg
Francopolis mars 2014

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer