M.V.
Votre
titre, « Le pinceau et les par-chemins »,
suggère un dialogue entre
création littéraire et création plastique. Par
ailleurs, votre recueil est
accompagné de treize reproductions en couleurs d’œuvres du
peintre algérien
Kamel Yahiaoui. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette
démarche ?
L.N.
Kamel
Yahiaoui m'a fait l’honneur d’illustrer mes
poèmes de treize peintures ; il
les a conçues après avoir lu le recueil, il s’en
est inspiré pour en faire une
série d’œuvres.
La poésie occupe une place prépondérante dans
l'œuvre plastique de Kamel Yahiaoui.
Plusieurs poètes ont inspiré ses créations: Si
Mohand, Kateb Yacine, Nabile
Farès, Léopold Sédar Senghor, François
Villon, Mallarmé, Paul Eluard, Jacques
Prévert ....D’après Kamel
Yahiaoui
" la peinture abrite le poème et la poésie est la palette
du peintre"
de ce fait, je suis enchantée
que Kamel Yahiaoui accompagne et habille
ma poésie de ses
créations.
M.V.
Qu’est-ce
qui a présidé au choix des peintures de Kamel
Yahiaoui ? Pourquoi cet
artiste ? Pourquoi ces œuvres-là,
« peuplé[es] de silhouettes et de
fantômes, d’âmes impalpables et de souvenirs
innombrables », comme l’écrit
Jean-Louis Pradel dans sa présentation ?
L.N.
Kamel Yahiaoui s'est accordé, à la lecture du
recueil, un voyage à travers les mots. Les
poèmes sont tellement
imagés,
d’après lui, qu’ils lui ont soufflé les
traits et les
contours de
ses silhouettes ; il a su déchiffrer la quintessence des
mots.
Les
silhouettes de Kamel Yahiaoui nous invitent à aller
au-delà de l’apparence pour
toucher la profondeur de l’imaginaire, c’est une évasion en soi.
Il a su conserver le
mystère,
tout en livrant des codes au sein de ses
fresques pour permettre au lecteur d’accéder au bal des songes.
L’Historien et
critique d'art français Jean-Louis Pradel, nous a, de
surcroît, gratifiés d’un très
beau texte de présentation concernant cette
étreinte
artistico-poétique.
M.V.
Marcel
Khalifé, le grand chanteur et musicien libanais, que le
poète Mahmoud Darwich a
souvent inspiré, vous fait l’honneur de préfacer votre
ouvrage — gage, s’il
en fallait, de sa qualité. Il écrit dans sa
préface que vous « dénude[z]
votre exil », pouvez-vous nous parler de ce sentiment et des
conditions de
cet exil, car vous êtes née en France, n’est-ce pas ?
L.N.
L’exil et
le voyage perpétuel sont omniprésents (ou
en filigrane) dans mes poèmes. Notre
exil
diffère de celui de nos
pères, qui se
sont installés en France dans l’espoir de retourner un jour au
bercail. L’exil
a jeté sur eux un déni au quotidien tandis que
l’éloignement était à la
fois géographique et symbolique. Les poètes
« dits de l’exil » comme
Slimane Azem, El-Hasnaoui, Ahmed
Wahbi pansaient une
inquiétude vécue par des
textes poétiques souvent mélancoliques
mais non moins instructifs. Je fais
partie de la troisième génération issue de
l’immigration. En France, je me sens tout
à fait chez moi comme en Algérie
d’ailleurs. Néanmoins, une autre forme d'exil me
préoccupe ; un sentiment inachevé
s’empare de mon être,
ici comme là-bas ; je saurais peut-
être un jour l’expliquer
et mettre des mots dessus.
M.V.
Revenons
au bilinguisme de vos textes, qui est, en lui-même, passionnant.
Quelles sont
les difficultés, en poésie, du passage d’une langue
à l’autre ? Vous êtes
dans une position très particulière car ce sont vos deux
langues d’expression —
comme d’ailleurs pour la plupart des Algériens —,
auxquelles s’ajoute,
parfois, le berbère. Avez-vous composé en arabe et
traduit en français, et/ou
l’inverse ? Quel est le niveau de langue utilisé pour
l’arabe ?
Est-ce une création totalement bilingue ? Avez-vous eu
parfois
l’impression de « trahir » dans l’une ou l’autre
langue, selon
l’expression bien connue « traduction,
trahison » ? Les deux
univers linguistiques ont-ils induit deux univers poétiques, si
l’on considère
les héritages poétiques dans les deux langues ?
L.N.
L’aphorisme italien résume
bien cette idée
«Tarductore,
traditore » il signifie que toute traduction est fatalement
infidèle et
trahit par conséquent la pensée de l’auteur du texte
original. Partant de ce constat, vous
imaginez bien
qu’il n’y a pas plus périlleux que de se trahir soi-même.
La
traduction poétique pose, effectivement, un problème
particulier parce que le
poème est un tout indissoluble de
sens
et de son. La lisibilité du texte ne pourra, en aucun cas,
être cherchée dans
sa littéralité même, et le traduire par son seul
sens, serait le
dépouiller de toute son enveloppe charnelle,
visible-lisible. Traduire ne peut être que poésie
recommencée, la
traduction se fonde plus ou moins sur ce paradoxe de
l’infidélité. Le
traducteur le plus fidèle est celui qui donne
la version la plus parfaitement réussie
et la plus crédible dans sa langue à lui. Face au
poème-source(en arabe), je me
suis arrêtée à son niveau de langue, ses images,
ses subtilités qui constituent une
respiration unique, une
voix particulière et une élégance linguistique
propre aux impératifs
esthétiques de la langue arabe. J’ai puisé par la suite
dans la langue française, je me
suis tenue à ses
exigences, ses propres formes d’éloquence et j’ai traduit tout
en gardant la réalité
culturelle de la langue arabe et
en évoquant mes inspirations originelles.
C’est
tout simplement un bel exercice
linguistique et poétique qui a allie probablement deux univers
poétiques.
M.V.
Vous
dédiez votre
ouvrage à votre mère et à vos enfants, ce qui vous
situe dans la lignée de
celles qui transmettent la vie… Mais vous êtes aussi celle qui
transmet la
parole. La mère est d’ailleurs évoquée dans l’un
de vos poèmes,
« Le foulard vert », comme celle qui conte —
et
l’« éternelle du voyage » la cherche dans
« la foule
mouvante » qui brasse « les partants et les
revenants » —,
avez-vous été nourrie de littérature
orale algérienne ? Dans quelle langue ? Pensez-vous
que ce viatique
soit important pour votre création, et comment ?
L.N.
Encore une fois,
je considère que j’ai eu une immense chance de vivre
en Algérie et de puiser dans la profondeur de sa culture
ancestrale ; en
langue kabyle comme en arabe dialectal. L’Algérie
recèle
un patrimoine culturel précieux et immatériel
transmis d’une génération à l’autre dans une
expression populaire imagée,
formée bien souvent d’assonances rimées et de rythmes. On
y trouve aussi de
nombreuses réminiscences de la spiritualité et de la
sagesse populaire algérienne. Comme tout
Algérien, je me suis nourrie de
cette oralité. Aussi c’est peut- être dans un besoin
intense de me rattacher à mes
racines que j’ai approfondi mes recherches dans la littérature
populaire
algérienne. J’ai animé pendant quatre
ans l’émission des « rythmes et des
rimes » à
Radio-Soleil, une émission qui m’a permis
d’offrir une tribune à cette oralité et cette sagesse
populaire. Ce rendez-vous radiophonique a eu beaucoup
d’écho auprès des auditeurs qui
venaient
se joindre à nous à travers les ondes pour recréer
la convivialité
d’antan. Nous éprouvons tous le besoin
de nous rattacher à notre spécificité culturelle,
tout en évoluant et en nous adaptant à travers
le monde car, à mon sens, la capacité
d’adaptation et d’évolution passe aussi par la conservation de
notre spécificité culturelle tout en nous
propulsant
dans l’universalité. Plus nous
entretenons la quête personnelle et
la recherche identitaire, plus les murs entre les peuples
tombent, et
plus nous nous apercevons que les
peuples sont frères. Si nous prenons comme exemple, les
contes
et proverbes, nous y trouverons beaucoup de similitudes
ainsi que la même portée morale d’une sagesse
qui
appartient à la première tribu, qui est la tribu
humaine. La littérature orale
est effectivement un bout de moi-même que j’emporte tel un
viatique dans mes créations. Et justement, vous avez
bien vu, dans le poème « le foulard vert »
la maman incarne la filiation
et la transmission. Je la cherche
partout par souci d’existence à travers un patrimoine
précieux et immatériel
qu’on risque malheureusement de perdre.
M.V.
Quels
sont vos projets ?
L.N.
Je continuerai
à publier mes poèmes après les avoir
traduits
et fait illustrer par d’autres artistes
de tous horizons. J’ai aussi un projet de livre autour des proverbes,
contes et
énigmes populaires algériennes en kabyle
et arabe dialectal.
Propos recueillis par Marie Virolle
Revue
Algérie
Action Littérature
2010 Novembre – Décembre. N°
145-146
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