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D'une langue à l'autre...
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Archives : D'une langue à L'autre

 


    Septembre 2017 - D'une langue à l'autre...

 

 

Agota KRISTOF : Clous

 

Poèmes traduits de l’hongrois par Maria Maïlat

 

Éditions Zoé, octobre 2016

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Les plus beaux paysages

 

Les plus beaux paysages se bâtissent le soir

derrière les trains qui s’évadent

les plus belles lunes

tombent dans le lac au même moment

pourtant toute délivrance me vient de toi

de tes paupières fatiguées et de tes pâles

baisers qui préservent rigoureusement notre solitude

tu te tournes toujours vers moi debout

même les jours qui tombent dans la caverne

du sombre mutisme

et dans les minutes dérobées à la lumière

ici où les rivières ravinent les berges privées de parole

et pour demain les maisons se feront vieilles

 

 

Sur la route

 

À présent inconnue parmi les ombres

furtives de la vitesse je ne sais plus

d’où je suis partie peu importe

la route sera aussi longue que la vie

 

auparavant au-dessus du pont

j’ai rencontré les arbres muets et je leur ai dit

pensez-vous encore

aux oiseaux envolés

aux oiseaux tombés

 

la forêt garda le silence et s’en fut plus loin

 

mais au-delà de tout cela

un coup d’œil bleu vers les nuages

qui doivent apprendre

les parfums multicolores des fleurs

souples comme l’aube d’avril

 

où peuvent être maintenant

toutes ces couleurs senteurs et voix

sur les sentiers de montagne recouverts de neige

elles se sont échappées au loin dans le silence

 

des ponts maisons gens

l’envol d’un baiser quoi de plus fugace

mais un baiser après tout et pourquoi attendre davantage

 

plus loin des bruissements sauvages sur le champ

les crevasses sombres et fascinantes

comme les yeux des amoureux au crépuscule

le vent gronde nous fonçons hurlant dans la nuit

 

un claquement et nous y arrivons

quelqu’un s’est trompé

pas encore non

trois mots de travers

 

la lune quitte le ciel

 

 

Dans l’usine

 

Les jours se ressemblaient autant que les heures

qui couraient au long de la chaîne et sur nos mains

mille dix mille quelque part

assurément se transformaient en montagne

car nous sentions son poids sur nos cages thoraciques et moi

je n’ai vu personne parmi nous qui aurait eu

une seule raison pour éclater de rire

 

Le Val-de-Ruz brillait parfois comme les vitrines

quelqu’un pleurait en hurlant poussé vers la sortie trop faibles

ses nerfs disaient-ils nous poursuivions le travail

tendez vos mains huileuses les cliquetis

des cinq écus sur nos muscles noués

des rêves au front pur s’accroupissent

qui regrette au printemps

les feuilles pourries de l’année dernière

préparez donc

vos enfants à se lever tôt dans le voisinage

une nouvelle usine est en chantier

 

 

L’oiseau

 

Je fus un grand oiseau lourd

et parfois je reconnaissais les villes

que j’avais traversées jadis

j’aimais surtout les ponts et les jardins

où le soir en été les danseurs flottaient sous les réverbères

ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux

moi aussi j’avais peur quand les bombes pleuvaient

je m’envolais loin et lorsque le silence régnait

je revenais planer longtemps au-dessus des fosses et des morts

j’aimais la mort j’aimais jouer avec la mort

au-dessus des sombres montagnes

parfois je refermais mes ailes

et telle une pierre je me laissais tomber dans l’abîme

mais jamais jusqu’au bout jamais jusqu’au plus profond

pour l’heure j’avais peur pour l’heure j’aimais la mort des autres

et pas la mienne ma mort je l’ai aimée plus tard

beaucoup plus tard

lorsque j’étais déjà fatigué et affamé et triste

lorsque je n’avais plus peur de rien

je ne regardais que les pierres et les brumes dans les abîmes

et mes ailes se sont refermées

 

 

Pas mourir*

 

Pas mourir

pas encore

trop tôt le couteau

le poison, trop tôt

Je m’aime encore

J’aime mes mains qui fument

qui écrivent

Qui tiennent la cigarette

La plume

Le verre.

J’aime mes mains qui tremblent

qui nettoient malgré tout

qui bougent

Les ongles y poussent encore

mes mains

remettent les lunettes en place

pour que j’écrive

 

 

* Ce dernier poème sélectionné ici fait partie des poèmes écrits en français par l’auteure. Les précédentes sont traduits de l’hongrois.

 

 

Agota Kristof est née en 1935 en Hongrie, à Csikvánd. Elle vit en Suisse dès 1956, où elle a tout d’abord travaillé en usine. Elle y apprend le français, puis écrit pour le théâtre et réussit à faire jouer ses pièces.

En 1987, elle devient célèbre avec son premier roman, Le Grand Cahier, qui reçoit le prix du «Livre Européen». Agota Kristof est décédée en 2011. Cette auteur n’a écrit qu’un texte autobiographique mais c’est un bijou, L’Analphabète. Conçu peu après la trilogie des jumeaux, il en a les phrases courtes, la sobriété, le détail fulgurant. Ce récit, extrêmement court, va de la petite enfance en Hongrie à l’exil en Suisse, où elle a perdu sa langue, où elle est devenue une analphabète. Avant d’apprendre le français en même temps que ses enfants, d’écrire des pièces radiophoniques et, un jour, son premier roman Le Grand Cahier. Cette minuscule autobiographie est traduite dans une vingtaine de langues.

Lorsqu'elle a fui la Hongrie, en 1956, il faisait nuit, et elle marchait dans la forêt, direction l’Autriche. Agota Kristof avait 21 ans et portait sa petite fille de trois mois dans ses bras. Elle emportait aussi des dictionnaires, mais n’avait pas pu prendre avec elle ses premiers poèmes, écrits en hongrois. Plus tard, elle dira que c’était ce qu’elle avait perdu de plus grave, dans son exil. En Suisse, à Neuchâtel, elle recomposera ces poèmes de mémoire. Elle en ajoutera de nouveaux, écrits jusque dans les années 80, et les derniers seront rédigés directement en français.

Cette liasse de poèmes, l’auteure les a remis, quatre mois avant sa mort, survenue en 2011, à l’éditrice Marlyse Pietry, ainsi qu’à Caroline Couteau, des éditions Zoé.

 

Clous rassemblent ces poèmes hongrois de jeunesse dont elle a intensément regretté la disparition au moment de quitter la Hongrie en 1956. Source d’inspiration de plusieurs proses, les poèmes sont restés inédits.

Ce livre bilingue constitue leur édition originale en hongrois et leur première traduction en français. Ils sont accompagnés de quelques poèmes écrits directement en français. On y retrouve le style tranchant d’Agota Kristof, ses thèmes, la perte, l’éloignement et la mort, mais aussi, largement déployés, la nature et l’amour.

Sources : http://www.editionszoe.ch/livre/clous ; Julien Burri, 29 décembre 2016 (https://www.letemps.ch/culture/2016/12/29/clous-semes-agota-kristof)

 

Maria Maïlat est née en Transylvanie (Roumanie) en 1953. Poète et romancière, elle a émigré en France en 1986 et a publié chez Robert Lafont un premier roman qu’elle avait sorti clandestinement de Roumanie (S’il est défendu de pleurer, 1999, traduit par Alain Paruit), suivi de plusieurs romans écrits en français et publiés chez Fayard (La Grâce de l'ennemi, 1999, Quitte-moi, 2001, Avant de mourir en paix, 2001, La Cuisse de Kafka, 2003). Elle est aussi journaliste, sociologue et anthropologue.

Source : pour les œuvres littéraires : http://www.fayard.fr/maria-mailat ; pour les contributions et articles de sociologie: https://www.cairn.info/publications-de-Mailat-Maria--5076.htm.

 

 

 

Agota Kristof

Recherche Dominique Zinenberg

et Dana Shishmanian

Septembre 2017

 

 

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