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D'une langue à l'autre...
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ou comme prétexte. Traduction.

 

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Archives : D'une langue à L'autre

 


NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2019

 


 
Doina Cernica – Le Merle Noir

(*)

 


©Dany Madlen Zărnescu, Asimetrie / Asymétrie

(**)

 

  

C’était quelque chose qu’on n’avait jamais entendu, ni chant, ni gazouillis, comme si deux feuillettes d’argent auraient glissé l’une sur l’autre. « Sais-tu qui fait ce doux tapage ? » La Tortue, qui, alors même que l’hiver s’enfonçait dans un sommeil profond, entendait la Fillette, lui répondit de loin : « Les merles ! » Elle ouvrit la fenêtre, tâchant de dénicher dans quel arbre du jardin ils avaient trouvé refuge, mais le bruit les effraya, ils s’élancèrent en volée vers le ciel, tellement nombreux qu’ils le cachèrent pendant un instant de la soie noire de leurs plumes, parsemée des pépites d’or de leurs becs et de leurs petits yeux, ensuite ils disparurent comme s’ils n’avaient jamais été. La Fillette soupira avec regret, lorsque soudain elle vit l’un d’eux sur la neige. Elle enfila rapidement ses bottines, sa doudoune, le bonnet et les gants et courut au jardin. Elle voulait mieux le voir. Souhaitait le connaître. Mais quand elle s’y rapprocha, le Merle noir entra dans la neige, laissant derrière lui un trou profond comme d’un puit. Elle se pencha dessus tâchant de regarder au plus bas, mais ne le vit pas. Quand elle voulut se relever, elle glissa, sans savoir de combien, mais en rouvrant les yeux elle se retrouva debout. Seulement, de quel côté qu’elle aurait regardé, elle ne voyait que du blanc et du blanc, de la neige et encore de la neige. Mais quand ses yeux s’habituèrent à l’éclat, elle commença à discerner les créatures autour d’elle.

Elles avaient un visage, elles avaient des ailes. Etaient-ce des étoiles ?

    Oui, oui ! répondirent-elles en chœur, dans un tintement prolongé. Nous sommes de Petites Etoiles de Neige, des Flocons Neigeux. Appelle-nous comme tu voudras !

Mais tous n’étaient pas des flocons de neige. Il y en avait d’autres, différents, qui la regardaient de sous leurs franges et coiffes transparentes.

    Nous sommes les Cristaux de Glace. Là-haut, on nous appelle Grêle.

À la forme allongée et pointue, sympathiques, malgré leur voix légèrement chuintante, se présentèrent aussi les Glaçons. Puis, inimaginablement frêle, aussi fin qu’un sourire, aux aiguilles de glace adossées l’une à l’autre, vint le Givre.

Et à la fin, graciles, l’air de reines de l’hiver, se rapprochèrent d’elle les Fleurs de Glace.

    Nous te connaissons et nous nous réjouissons de pouvoir mieux te voir. Plus d’une fois le matin nous a surpris à la fenêtre de ta chambre. Nous aimons regarder à l’intérieur des maisons des humains, mais nous n’arrivons pas à les explorer à notre aise. Leur chaleur et celle du soleil nous chassent rapidement.

    Que faites-vous là ?

    Nous t’attendions.

    Comment saviez-vous que j’allais venir ? s’étonna la Fillette.

    C’est notre ami le Merle Noir qui nous l’a dit. Il a des yeux d’or, car il a vu bien de belles choses et a su s’en réjouir.

    Nous aussi nous nous sommes réjouis de la vue des habitations et des forêts au-dessus desquelles nous avons volé, murmurèrent à mille voix les Flocons de Neige.

    Nous n’avons pas raison de nous plaindre, la rassurèrent aussi les Cristaux de Glace. Nous enveloppons les branches des arbres et de là-haut, nous n’avons pas de cesse d’admirer les étoiles la nuit dans le ciel, et le jour, les enfants qui se lugeant.

    Vous n’imaginez pas combien il est plaisant de rester suspendu à l’avant-toit des maisons, rirent les Glaçons, et de suivre l’envol des boules de neige dans l’air, lorsque les petits sortent de l’école, ou les chats qui se faufilent sur la crête des congères presque sans les toucher, ou le tintamarre des moineaux pour le morceau de pain jeté par quelque passant.

 

Le chat dans la neige… (photo Gertrude Millaire)

 

    De tout ce que nous avons vu, sifflèrent les aiguilles du Givre, nous avons aimé le plus la pomme non cueillie dans l’arbre, laissée par les hommes pour qu’elle appelle une riche récolte future. Le sapin de Noël, la lumière de la chandelle allumée aux portraits des anciens, les bougies sur le gâteau anniversaire…

    Il nous faudrait un hiver entier pour raconter toutes les beautés surgies sur notre route, tout ce que nous avons relevé en regardant à travers vos fenêtres, la regardèrent rêveuses les Fleurs de Glace. Mais personne parmi nous n’a jamais vu un rosier en fleur. Et el Merle Noir aux yeux d’or dit qu’elle n’a jamais rien rencontré de plus exquis qu’une rose.

    Alors nous nous sommes attristés, continua un Glaçon, et le Merle Noir aux yeux d’or avec nous. Mais lorsqu’il a vu que de dépit, les Flocons de Neige ont commencé à perdre leurs ailettes, il nous a promis une rose. Maintenant il nous attend, tu pourras aussi te réjouir de lui et de notre joie.

La Fillette crut qu’elle allait faire long chemin aux côtés des créatures de l’hiver, mais ils s’écartèrent tout simplement, ensuite, avec elle, ils se placèrent en cercle. Ainsi toutes purent voir, en un seul et même instant, au milieu d’eux, une petite tige sous une cloche de verre. Et collé à elle, la chauffant avec son corps, le Merle Noir.

    Tu voulais me voir…, sourit-il vers la Fillette.

    Je souhaitais te remercier pour votre chant extraordinaire et te demander comment vous êtes arrivés dans le jardin, quand votre maison c’est la forêt.

    Oui, la forêt est notre maison, sauf que, quand le gel s’y rend maître, nous voyageons vers des parcs, nous faisons halte dans des jardins, qui se réchauffent de la chaleur de vos maisons, sont plus riches en fruits secs et semences nourricières. Mais j’y vais parfois aussi en été. Surtout pour voir le rosier en fleur. Depuis que je l’ai découvert, une flamme odorante dont la beauté ne peut se raconter, je ne me rassasie pas de le contempler. Mais c’est une merveille de l’été, car l’hiver, un pied seulement de sa tige hors des terres, abrité par une cloche de verre, il dort enseveli dans la neige.

    Et que fais-tu là, maintenant ?

    Je leur ai tant parlé, aux créatures de glace et de neige, de la splendeur du rosier en fleur, qu’elles en sont venues non seulement à rêver de lui, mais aussi à éprouver de la souffrance à l’idée de ne jamais le voir. Je me sens responsable de ce qui leur arrive.

    Et tu as décidé de donner au rosier la chaleur de ton corps, la ferveur de l’été, la fièvre de la vie, devina-t-elle, inquiète, pour que tes amies puissent le voir en fleur !

Le Merle lui répondit, mais la Fillette ne distingua pas ses mots, car ils furent couverts du vacarme ébloui des Fleurs de neige, Glaçons, Flocons, Aiguilles givreuses, Cristaux glacés. DU sommet fendu de la petite tige avait surgi un pédoncule d’un vert cru. Collé à la cloche de verre, le Merle Noir commença à tourner autour. Toujours plus vite, un cercle fin et noir, aux éclats d’or. Lorsqu’il s’arrêta, on vit la tige chargée de branches frêles et de jeunes feuilles. Le merle respira profondément et recommença à tourner autour de la cloche. Cette fois, un peu plus lentement : dans le silence accompli en lequel elles le suivaient, la Fillette et les créatures de l’hiver entendaient ses plumes grésiller contre les parois de la cloche comme sur les dents d’une scie. Lorsqu’il cessa, le Merle tenait à peine debout. Il semblait épuisé, mais il se redressa fièrement en entendant les cliquetis de joie des Glaçons et les battements d’aile des Flocons et des Etoiles de neige : un bouton surgi à l’instant répandait une lumière bleuâtre, et à travers la peau fine on apercevait les veinules pourpres de la fleur qui allait éclore devant eux.

Maintenant tout dura bien plus longtemps. Le Merle faisait le tour de la cloche péniblement, comme si c’était la tranche d’un couteau, et il semblait faillir s’écrouler. Et il finit par s’écrouler pour de bon, mais la Fillette seule sentit l’épuisement, la froideur qui le gagnaient. Les autres éclatèrent en ovations, cris, clameurs, acclamations et musiques de joie à la vue du rosier en fleur. La rose éclose était petite, d’un rouge chaud, vif, et son parfum puissant traversait les parois de la cloche de verre. La Fillette pensa qu’en effet, c’était la plus belle rose qu’elle avait jamais vue et que seulement le petit cœur du Merle Noir pouvait l’égaler.

Après que les yeux des milliers de créatures de l’hiver la virent, pour ne plus jamais l’oublier, la rose retourna en bouton, et la branche le reprit avec elle, dans la profondeur protectrice de la tige. Les Flocons de Neige, Glaçons, Fleurs, Cristaux et Aiguilles de glace se rapprochèrent du Merle. Ils le regardèrent avec gratitude, admiration et angoisse. Ils ne savaient pas comment l’aider. Le Merle les regarda avec bienveillance et sourit à la Fillette en la rassurant :

    Amenez-moi en surface et laissez-moi sur la neige. Si mes frères et sœurs remarquent mon absence, ils retourneront me chercher et nous irons en forêt. Toi, se tourna-t-il vers la Fillette, en l’enveloppant avec bonneté dans la lumière de son œil d’or, ne reste pas près de moi pour les attendre. S’ils te voient, ils pourraient s’effrayer et ne plus descendre. Et je ne peux m’en aller que porté par leurs ailes. Peut-être…

La Fillette soupira toute tendue, mais n’osa pas articuler un seul mot.

Lorsqu’elle arriva essoufflée par la course dans la maison, elle grimpa immédiatement sur la margelle de la fenêtre, sans même se déshabiller. La vitre était couverte de buée et pendant que la Fillette promenait ses mains gantées dessus pour l’essuyer, il lui sembla voir tantôt le Merle Noir sur la neige blanche, tantôt le Merle Noir et le petit cœur comme sang de la rose, tantôt une soie sombre aux éclats d’or couvrant le jardin. Mais quand la vitre s’éclaircit, la neige tombait si dense, qu’elle ne put plus rien y distinguer.

 

 

Une rose en décembre (photo D.S.)


Traduction du roumain par Dana Shishmanian

 

***

 

(*) Voir une notice sur l’auteure dans ce même numéro, à la rubrique Contes-chansons.

(**) Le tableau Asymétrie est dû à l’artiste plasticienne Dany Madlen Zărnescu, disparue en plein essor d’une carrière internationale ; il est reproduit ici à partir de l’article signalant le lancement de son album posthume en 2015 à Bacău, Roumanie : https://www.edusoft.ro/dany-madlen-zarnescu-si-universul-nonculorilor/.

 

 



      Francopolis Novembre-Décembre 2019 
recherche et traduction Dana Shishmanian
 



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Créé le 1 mars 2002

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