Les
éditeurs seraient-ils trop peu curieux, les traducteurs paresseux ? Ou
bien est-ce la poésie qui fait peur, d’autant plus qu’écrite par une
femme ? Il aura fallu qu’à 77 ans, lui soit décerné le Prix Nobel de
littérature 2020 (elle est la seizième femme à le recevoir) pour que nous,
ignares francophones, nous découvrions Louise Glück,
cette poète d’envergure, présente dans tant d’anthologies américaines.
Heureusement que les revues s’emploient à divulguer la poésie dite étrangère.
Issue
d’une famille juive hongroise, Louise Glück est
née à New York le 22 avril 1943 et réside à Cambridge dans le Massuchusetts. Avant le prestigieux Nobel, elle avait
reçu nombre d’autres prix dont, en 1993, le prix Pulitzer de poésie pour
l’ensemble The Wild Iris (1992).
Elle enseigne encore à Yale ou elle avait été nommée écrivain en résidence
de la chaire Rosenkranz. Elle se revendique de l’objectivisme
(mouvement de recherche poétique lancé en 1931 par William Carlos Williams)
et s’en réfère volontiers à Emily Dickinson.
L’attribution
du Prix Nobel a donc surpris ; l’intitulé justificatif « pour sa
voix poétique caractéristique qui avec sa beauté austère rend l’existence
individuelle universelle » peut être complété par Marie Olivier, une
traductrice française, observant qu’elle « offre une poétique de
l’intimité et de la réserve lyrique. Elle invite à une réflexion sur
l’importance de l’omission et de l’oscillation, de l’hésitation comme modes
d’écriture. » Voilà qui est plus suggestif si on n’a pas eu la chance
de découvrir The Wild Iris, dont seuls des fragments ont
été traduits en français à ce jour.
Le
poème proposé ici en bilingue reflète ce balancement entre la mère lectrice
assidue pour ses petits avides d’histoires et la femme désireuse de
reconquérir un espace personnel. Il souligne l’importance de l’acte de créer (Louise Glück a enseigné l’écriture
créative) : la maman raconteuse suscite l’imagination et l’écriture de
ses enfants tout en reconnaissant l’importance primordiale des expériences
de la vie. Bel hymne aussi à l’indépendance, à l’autonomie, au cordon
ombilical coupé afin d’encourager l’existence en plénitude de ses petits.
Pour
écrire, ne faut-il pas avoir vécu beaucoup de choses comme le rappelait
Rilke dans les pages célèbres des Carnets
de Malte Laurids Bridge : « Pour écrire un seul vers, il faut avoir
vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… » et, plus près de
nous, René Guy Cadou : « Mais
pour apprendre à écrire, il nous a fallu apprendre à vivre, c’est-à-dire à
souffrir et à aimer » ?
Colette
Nys-Mazure,
23
octobre 2020
(*)
Les
éditions Gallimard viennent d’annoncer que deux recueils de Louise Glück en traduction française paraîtront en mars
prochain dans la
collection «Du Monde entier» : L'Iris sauvage (The Wild Iris) et Nuit de foi et de vertu (Faithful and Virtuous
Night). L’éditeur rappelle : « Louise Glück est la 16ème femme à se voir décerner le prix
Nobel de littérature. Elle est devenue la 12e lauréate américaine dans
cette discipline, après notamment Hemingway (1954), Steinbeck (1962), Toni
Morrison (1993) et Bob Dylan (2016) » (sur le site du Figaro 4-12-2020).
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You were always very young children,
always waiting for a story.
And I’d been through it all too many times;
I was tired of telling stories.
So I gave you the pencil and paper.
I gave you pens made of reeds
I had gathered myself, afternoons in the dense meadows.
I told you, write your own story.
After all those years of listening
I thought you’d know
what a story was.
All you could do was weep.
You wanted everything told to you
and nothing thought through yourselves.
Then I realized you couldn’t think
with any real boldness or passion;
you hadn’t had your own lives yet,
your own tragedies.
So I gave you lives, I gave you tragedies,
because apparently tools alone weren’t enough.
You will never know how deeply
it pleases me to see you sitting there
like independent beings,
to see you dreaming by the open window,
holding the pencils I gave you
until the summer morning disappears into writing.
Creation has brought you
great excitement, as I knew it would,
as it does in the beginning.
And I am free to do as I please now,
to attend to other things, in confidence
you have no need of me anymore.
(The Wild Iris, 1992)
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Vous avez toujours été des petits enfants,
toujours à attendre une histoire.
Et je l’avais enduré bien trop souvent ;
J’en avais assez de raconter des histoires.
Aussi je vous ai donné le papier et le crayon.
Je vous ai donné des plumes en roseaux
que j’avais récoltés moi-même dans les prairies épaisses.
Je vous ai dit : écrivez votre propre histoire.
Après toutes ces années à écouter
Je pensais que vous sauriez
ce qu’est une histoire.
Tout ce que vous avez pu faire, ce fut de pleurer.
Vous vouliez que tout vous soit raconté
et que vous n’ayez pas à penser par vous-mêmes.
J’ai alors réalisé que vous n’aviez pas vraiment
l’audace ou la passion pour penser ;
Vous n’aviez pas encore vécu vos propres vies,
ni connu de tragédies personnelles.
Aussi je vous ai donné des vies, donné des tragédies
parce qu’il semble que les outils seuls ne suffisent pas.
Vous ne saurez jamais à quel point
je suis ravie de vous voir assis là
comme des êtres indépendants,
de vous voir rêver à la fenêtre ouverte,
dans la main les crayons que je vous ai donnés
jusqu’à ce que le matin d’été se dissipe en écriture.
L’acte de créer vous a émus
et enfiévrés, je le savais,
comme c’est le cas au début.
Et maintenant je suis libre de faire comme il me plaît,
m’occuper d’autres choses, assurée
que vous n’avez plus besoin de moi.
(Poème du
volume L’iris sauvage, 1992)
Traduit par Pierre Cossement
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