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Agnés Schnell
sélection mars 2005
auteur belge , elle se présente à vous
Un semblant de nid, sauvage, informel. Un nid naturel.
Elle vient ici lorsque l’attention des autres se relâche et qu’ils
l’oublient, qu’ils oublient jusqu’à son existence.
Elle vient ici
chaque jour.
Elle grimpe sur une fourche de l’arbre, non la première, trop basse,
mais la seconde bien plus éloignée du sol, ce qui lui permet
d’avoir une vue d’ensemble. Le tout proche pourrait présenter peu
d’intérêt pour une personne quelconque, mais le tout proche,
c’est son antre, son secret, c’est un endroit où elle dépose
ses rêves éveillés, ce vagabondage entre la conscience
en veilleuse et la porte entrouverte de l’imaginaire…
Le tout proche paraît banal, il est bruissant de mystères, de confidences indiscrètes. Il est sien.
Puis, le second plan. Elle a vu sur les jardins, une vue en enfilade sur
l’arrière des maisons. Elle peut observer sans être vue, écouter
les chants d’une voisine, les disputes chez une autre, les bruits familiers
d’une journée qui commence, qui se poursuit ou s’achève.
Plus loin encore, le mur d’enceinte ou les toits. A gauche, le mur de briques
rouges, saignant de toutes les écorchures qu’elle lui a faites en
grimpant. A droite, les toits, les chambres où elle a parfois une
vue en plongée, quand les fenêtres sont ouvertes, l’été.
Sous le couvert des branches feuillues, elle sait qu’on ne peut pas
la voir. Pourtant, chaque fois qu’elle surprend l’interdit, elle a un gros
coup dans la poitrine, un affolement soudain de son rythme cardiaque. L’autre
jour, elle a surpris Zulma, une voisine âgée, enfin, âgée
selon elle. Zulma était nue, entièrement nue et se regardait
dans un miroir. Elle se présentait de trois quarts, de profil, de
face et passait une main caressante sur les parties de son corps qu’elle
observait. Longuement, lentement, elle se caressait. Elle avait insisté
sur ses seins, sur le bas de son ventre et paraissait si absente.
Elle, dans son arbre, savait qu’elle ne devait pas regarder, qu’elle violait
une intimité. Mais le gros corps blanc de Zulma la fascinait. Elle
aimait le trouble qui montait en elle et qu’elle sentait si fervent, si bouillonnant
au-dedans.
Elle en avait vu des choses de son abri. Vu ? Non, deviné, supposé
plutôt, car le mur ou un montant de lit ou une fenêtre pas assez
ouverte masquaient souvent les scènes. Mais elle imaginait, elle savait
imaginer et ces choses entrevues seulement étaient bien plus passionnantes
que ce qu’elle aurait pu voir, observer de près.
Elle s’assied, soit dans le Y formé par la rencontre
de deux branches, soit à califourchon sur l’une d’elles, la plus faible
pour qu’elle puisse bien la serrer entre ses cuisses. Entre l’arbre et elle
recommence chaque jour le même rituel, la lente exploration qui la
laissera sans voix, sans force, qui noiera son regard et cernera ses paupières.
Les autres ne comprendront pas son silence, son émoi, la violence
de son émoi. Ils ne comprendront pas ses retraits et se contenteront
de ses quelques mots monosyllabiques. A quoi bon leur dire, à quoi
bon partager ces élans, ces poussées de vertige, ce tumulte
de sa chair ?
Elle s’assied donc sur l’arbre, les genoux ramenés
sur sa poitrine et enserrés de ses bras ou les jambes pendantes, à
califourchon, les pieds dans le vide. C’est cette position qu’elle préfère,
mais elle ne se l’accorde pas toujours car l’attente, le désir de
la branche est bien plus délicieux que la satisfaction immédiate.
Elle frotte sa joue contre les branches, mâche quelques feuilles. Elle
caresse les aspérités, les nœuds, toutes les petites excroissances
invisibles pour l’œil, sensibles pour le bout de ses doigts. Elle aime ce
contact d’une peau végétale, vivante, avec sa peau. Ses doigts
apprennent la caresse, sa peau apprend le désir, la volupté.
Du bout des doigts, elle entoure une blessure de l’arbre, elle trace de petits
cercles de plus en plus réduits, de plus en plus proches de la cicatrice.
Elle frôle la surface jusqu’aux lèvres blessées. Elle
aime sentir les fibres brisées, reconstituées, elle palpe une
autre texture, la chair réparée de l’arbre. Parfois un peu
de gomme ou de sève suinte. Elle en prélève de son index
gauche, qu’elle suce avec volupté. Le goût est fade, cireux,
grumeleux aussi. Du sang d’arbre qu’elle déguste… Elle n’en abuse
pas.
Dans sa hâte à grimper, elle se blesse souvent aux aspérités
du bois. Parfois, elle se griffe volontairement et offre à l’arbre
un peu de son sang humain. Elle le dépose sur les lèvres de
la cicatrice, comme un baume qui va pénétrer lentement. Elle
attend une réponse, une invite à la communion.
De ses jambes, elle entoure la branche et essaie de faire corps le plus possible
avec le bois. Elle ferme les yeux. Elle se balance alors d’avant en arrière.
Son sexe d’enfant s’écrase contre l’arbre, elle sent une douleur,
une brûlure et imagine d’autres douleurs, d’autres brûlures qui
lui sont interdites, parce qu’elle est petite, bien trop petite… Mais elle
pressent, elle sait la chose avant d’en connaître le mot.
Ce contact lui est volupté, jouissance. Elle ferme les yeux et touche
l’écorce, elle ferme les yeux, psalmodie une prière païenne
profonde, monocorde, une prière de jubilation. Elle se dénude
et peau contre écorce se donne à l’arbre. Tout en elle est
aux aguets, elle est animale, végétale, primitive. Elle est
l’explosion, la source, la rivière, elle est le miel, la sève,
le sang, elle est la main et la caresse, elle est la branche, le liber mis
à nu par elle, elle est la brûlure, ce point de chaleur en haut
de l’aine, elle est rythme, pulsation, pulsion. Elle est le plaisir goûté
en solitaire… Il lui plaît que son arbre soit un pêcher.
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