Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
actu  
  archives

 


Stéphan Alamowitch
  sélection décembre 2005

il se présente à vous.


  Monsieur Molin

  Tableau

 

Une rue parisienne, plutôt élégante, bordée d'immeubles hausmanniens. Sort par une porte cochère un homme d'environ 60 ans, peut-être plus, habillé d'un imperméable mastic, au-dessus d'un costume sombre. Il porte à la main un attaché-case de cuir bordeaux, qui a bonne allure même s'il n'est visiblement pas neuf.

Le croise à ce moment-là un passant d'une quarantaine d'année, homme visiblement important, pressé, qui paraît comprendre avec un temps de retard, au bout de trois ou quatre pas, qu'il connaît l'homme sorti de l'immeuble.

Il revient sur ses pas et l'aborde.

le Passant :
Attendez… Excusez-moi… Molin ?
M. Molin :
Oui, tout à fait.
le Passant :
M. Molin, M. Molin…. Vous existez encore. Je n'en crois pas mes yeux. (Il lui tend la main, visiblement heureux).
M. Molin :
Enchanté… Je ne vous avais pas reconnu tout de suite. Vous étiez plus jeune à l'époque.
le Passant :
Je n'en reviens pas. Chaque fois que je passe dans le quartier, ce qui m'arrive très souvent, je me rappelle le bureau que vous occupiez à deux pas d'ici. (Il recule d'un pas)... . Vous existez encore, je n'en reviens pas !
M. Molin :
J'existe encore effectivement. Je me suis accroché.
le Passant :
Cela a dû être difficile. La dernière fois que je vous ai vu, ce devait être vers 1927, au Siège, dans votre bureau. Je revenais de mission.
M. Molin :
Je m'en souviens. Vous n'avez fait qu'une apparition, le dossier n'était pas mûr et vous êtes reparti. Je ne sais plus à quoi on vous a affecté.
le Passant :
Et vous aussi, d'un coup, pfuitt, vous n'étiez plus là. Je ne suis pas resté très longtemps après votre départ, je me suis mis à voyager…. Vous existez encore, vous existez encore. C'est une très bonne nouvelle.
M. Molin :
Vous êtes du quartier ?
le Passant :
Oui et non … en quelque sorte ; j'ai des bureaux à deux cents mètres, … mais j'en ai partout.
M. Molin :
Vous passez par ici tous les matins ?
le Passant :
Très souvent, sauf s'il pleut. Je viens en voiture dans ce cas. … Cela fait si longtemps.
M. Molin :
On ne se gare pas facilement par ici. J'ai un parking heureusement.
 (bref silence)
le Passant :
M. Molin, je n'en reviens pas, vous habitez par ici !
M. Molin :
Oui, au 12 (il montre le numéro 12 sur la façade de l'immeuble, derrière eux), au quatrième étage. Et j'y ai ma famille aussi.
le Passant :
Vous habitez ici, M. Molin, sur la rue, avec votre famille … Je n'en reviens pas. De votre balcon, vous voyez la rue, et tous les matins vous pouviez me voir, et moi qui passais, M. Molin, je n'imaginais pas que vous me regardiez de chez vous.
M. Molin :
Mais je ne vous regardais pas. Comment pouvais-je savoir que vous passiez par ici tous les matins ?
le Passant :
Et moi qui n'ai pas imaginé un instant que vous existiez encore, et dans ce quartier en plus. Pour moi, vous aviez disparu.
M. Molin :
Je vous le confirme, j'existe encore. J'ai un appartement, une voiture ; je sors régulièrement de chez moi, tout comme aujourd'hui. A 8 heures 45 en semaine et à 10 heures les week-ends.
le Passant :
Et moi qui ne vous ai jamais croisé, ni dans cette rue, ni ailleurs, alors que vous existiez, de façon pleine et entière, depuis tout ce temps.
M. Molin :
Sans discontinuer, je le confirme.
le Passant :
(Il s'approche de l'interphone) C'est un mystère que je n'ai même pas remarqué ce nom, là sur l'interphone, " M, O, L, I N ", " Molin ", c'est très clair, très lisible, et je n'ai rien vu. Comment aurais-je deviné que c'était le même Molin qu'autrefois au Siège ? Il y a de nombreux Molin ?
M. Molin :
Je vous confirme ce point encore, rien que dans ma famille, nous sommes 157 à porter ce nom. Je ne crois pas qu'il y ait d'homonymes.
le Passant :
Je n'en reviens pas. 157 Molin et pas un dont j'ai croisé la route ces dernières années, pas un qui aurait pu me renseigner sur vous, qui m'aurait dit : « Molin Jean-Pierre, je le connais, il existe encore ».
M. Molin :
Effectivement, c'est très étrange. Je me demande ce qu'en diraient les statistiques. Si l'on pose qu'existent 157 Molin, qui tous vivent à Paris (c'est une simplification), combien de chances avez-vous d'en rencontrer au moins un dans une année donnée ?
le Passant :
De la même façon, combien de chances aurions-nous de nous rencontrer, compte tenu que je passe dans cette rue, tous les matins, entre 8h45 et 9h00, et que vous habitez au 12 de ladite rue !
M. Molin :
Nous pourrions faire le calcul.
le Passant :
Pas moi. Je n'en ai plus la force. A l'époque où vous travailliez au Siège, vous pouviez tout calculer. C'était votre force de tout calculer.
M. Molin :
C'était il y a longtemps… Je m'amuse encore à faire des calculs. En toute logique, la probabilité de nous rencontrer, ici dans cette rue, doit être élevée puisque je pars de chez moi tous les matins à l'heure où vous passez.
le Passant :
C'est invraisemblable. Nous avons dû nous croiser mille fois ces dernières années - Et je ne vous aurai pas reconnu ...
M. Molin :
Vous avez tellement de travail.
le Passant :
Nous couvrons le monde entier … (bref silence) Je vous retarde ? Dans quelle direction allez-vous ?
 
M. Molin montre la direction d'où vient le Passant
le Passant :
Ah ! C'est à l'opposé d'où je vais, et je ne vais pas vous emmener avec moi au Siège.

M. Molin, cela me fait très plaisir de savoir que vous existez. (Il lui prend le bras). Je suis vraiment content de vous voir aujourd'hui, vraiment. Vous avez une ténacité que j'admire. Nous manquons de personnages comme vous, M.Molin, discret mais tenace, efficace, opiniâtre. Vous avez rendu de grands services. On ne vous efface pas comme ça. Quel dommage qu'on ne m'ait rien dit, je vous aurais fait signe… Il faut que vous existiez, M. Molin, je vous le demande.

M. Molin :
On tâche d'exister comme on peut. C'est difficile. Cela demande beaucoup de rigueur. C'est pour ça que je sors de chez moi tous les matins, comme le coucou suisse.
le Passant :
Ah ! Je comprends… C'est bien, c'est bien.

Donnez-moi votre carte, M. Molin, je vous appelerai à mon retour de mission, ce qui pourra prendre du temps, mais je le ferai.

Voici la mienne (il la cherche et ne la trouve pas). Bah ! Ce n'est pas la peine, vous me connaissez et vous savez où je suis.

M. Molin :
Pour la mienne, il faut que je l'écrive. (Il sort du papier et comme il peut, sur son attaché-case plaqué sur les genoux, écrit ses coordonnées et tend le papier au passant).
le Passant :
Merci. M. Molin, continuez, c'est tout ce que je peux vous dire. Cela me fait plaisir de savoir que vous êtes encore là avec nous.
M. Molin :
Merci, merci. Je vais continuer. A bientôt.
 
(Ils se serrent la main et chacun va de son côté).

FIN





 ***

-> Vous désirez envoyer un commentaire sur ce texte?
        

 

-> Vous voulez nous envoyer vos textes?

Tous les renseignements dans la rubrique : "Comité de poésie"

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer