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Ariel
  sélection avril 2007

il se présente à vous.


Lignages

Mes deux grands-pères avaient échappé au grand nettoyage de 1914 chacun à leur façon. Le premier s'était retrouvé au front par amour des chevaux. L'ennemi n'avait pas manqué la cible facile d'un uniforme monté haut en couleurs. Les chemisettes à manches courtes découvriraient plus tard un relief étrange à son bras, comme une balle de tennis cousue dans le résidu musculaire de ce que l'étymologie pourrait requalifier dés lors de mono ceps brachial. Il avait pu suivre la fin des hostilités dans les journaux de l'arrière, et en garder une admiration disciplinée pour son commandement. Lequel pendant ce temps-là semait les campagnes de promesses de monuments aux morts, levés à la poudre d'os et au sang séché.

On y inscrirait le nom de son frère dont on conservait quelques pieuses reliques dans une cassette en fer. Le carnet de route était maculé de taches brunes. Pas de la boue. Je fis là mon apprentissage des propriétés d'oxydoréduction du noyau de l'hémoglobine. Ce sang-là manquait un peu de prestige à première vue, mais c'était du vrai. Un journal de l'époque racontait comment l'héroïsme beau et inutile supprima la vie à ce visage d'ange qui tombait toutes les filles de son quartier.
Il arrivait pourtant que mon deuxième grand-père vienne à douter du jugement de ceux qui présidèrent à cette martiale épopée. Sa mère qui faisait beaucoup de bruit dans les salons lui avait valu de ne pas participer au massacre. Il en exprimait une reconnaissance toute relative pour les états-majors. Tout aussi planqués que lui, ils avaient fait bon marché de garçons pour eux à peine moins méprisables morts que vivants.
Je suivais ce duel -finalement très mesuré, car sur le terrain neutre de l'enfance-, entre l'enthousiasme de l'image et la lucidité du doute. J'aimais à leur donner alternativement raison, tant ils étaient différents, et tant il eut été injuste que l'un prît le pas sur l'autre.

Tous deux avaient une sorte de vénération pour les livres ; non pas pour leur contenu, mais pour l'objet, celui que l'on ouvre et l'on feuillette, avant de le replacer avec précaution, voire déférence.
L'un d'eux dirigeait une petite papeterie parisienne. J'avais eu la chance de découvrir les œuvres complètes de Cicéron dans sa bibliothèque. J'y gagnais un temps précieux en version latine. Aussitôt perdu par le voisinage de Baudelaire, Stendhal et Rimbaud. Mais l'aïeul avait d'autres délices. Totalement indifférent à la sensualité de ces œuvres immortelles, il dégageait un volume au hasard, puis en tournait les pages avec tendresse. Et toute la poésie du monde remontait à la surface souple et élastique du Vélin d'Arches au chassé-croisé du pouce et de l'index.
Qu'on eut affaire à des hiéroglyphes ou aux archives de La Pérouse influait peu sur cette sensation de lingerie fine, parfois transparente comme du Japon Impérial. Dés lors, il n'y avait plus qu'à contrôler d'un œil averti l'encrage parfait des caractères, car somme toute l'écriture n'était pour lui qu'une question d'impression.

Il m'offrit un jour un exemplaire daté 1929 de Colline, sans un instant penser aux chemins à lire sur la montagne de Lure. Il ne sût pas que " De la peau qui tourne au vent de nuit et bourdonne comme un tambour, des larmes de sang noir pleurent dans l'herbe ". Crispant ses doigts sur la dernière page, il restait déçu par son choix : le satiné de l'alfa 1 ne lui convenait décidément pas.
Son compagnon de joutes verbales, hussard repenti par la guerre, n'en avait pas les manières. Monté à Paris dans un wagon de classe inférieure, il avait suivi les cours du soir pour devenir un comptable dont l'expertise en imposèrent autant que le pardessus et le chapeau noirs, portés avec une prestance de général.
Plus que par la connaissance parfaite de la Revue Fiduciaire, l'enfance est parfois subjuguée par le modèle rigide du sérieux. Le garnement se mettait au garde-à-vous. Les livres de comptabilité impressionnaient déjà par leur taille et leur couverture noire qui ne devait rien au chocolat du quatre heures. Largement plus petits, mes cahiers d'écriture avaient des interlignes quadrillés où j'inscrivais à peine mes premiers pleins et déliés entre les empreintes de mes doigts -depuis lors ma plus fidèle signature. Mais le lignage du grand-père était autrement racé. Outre le bleu de la marge, les portées colorées à peine visibles traçaient un réseau fabuleux, chevalet prêt à accueillir une partition venue d'ailleurs. De fait il y avait aussi un peu de magie dans le stylo à pompe et les fioles de correcteur.
Peu m'importait qu'il s'agisse de charges salariales, de fournisseurs ou de tonnes de sable, seule comptait la précision de la calligraphie, la juste note dans le juste espace, le chiffre pur, exprimé à main levée avec l'aisance d'un Giotto dessinant son cercle. Ses registres ont encore dans ma mémoire la complexité et la précision silencieuse d'un moteur de sous-marin. Jamais je n'écrirais dés lors autre chose que du brouillon.
De ces deux hommes me vint peut-être cette tendresse infinie pour la matière écrite, objet littéraire, aux signes qui refusent à se laisser déchiffrer d'un premier regard, exigeant l'aide du temps pour ensuite mieux dévoiler leurs arcanes.

Pour autant la confrontation entre les deux hommes n'en était pas terminée. Longtemps je revisitai le débat à titre posthume. La philosophie de l'un ne masquait-elle pas une incapacité à vivre, à se transcender ? Ou un esprit trop parfaitement discipliné ne pouvait-il pas pousser son aveuglement jusqu'à l'héroïsme.
Mon grand-père hussard me perdit un après-midi d'automne dans un cimetière militaire américain de Normandie. Les croix étaient trop blanches, leur géométrie trop inéluctable. J'avais reconnu en contrebas la plage du Jour le plus long, en trouvant très vite le chemin à travers les dunes. Au pied des vagues, tournant le dos à la mer, je pus reconstituer le couloir de la mort virtuel que chaque soldat dût traverser avant de gagner le pied de la falaise en survivant.
Ce jour là, il ne me fit aucun doute, que si j'avais eu à débarquer, c'aurait été sur cette plage, et que non sans avoir un temps hésité sur le but à atteindre, je l'aurais traversée. Sans héroïsme, sans blessure. Une confiance en moi, à ce moment précis. Comme si la mort elle-même décidait pour une fois de ne pas lever la main sur qui la respecte, sur qui ne l'ignore pas.
Par mon métier, il m'est parfois donné d'accompagner quelqu'un à la porte de ce passage. A chaque fois je lui souhaite silencieusement l'innocence de ce jour d'enfant.


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Créé le 1 mars 2002

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