Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
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Bozena Bazin
  sélection mai 2005

elle se présente à vous.


  Les ouvre-boîtes

 

Je vis seule.
Je me nourris de conserves. C'est une solution idéale quand on n'a personne à qui mijoter de petits plats, saupoudrés de tendresse.
Il suffit d'avoir un ouvre-boîtes.
J'en possède toute une collection.
Dans mes moments de cafard, je les sors du coffret en bois de merisier et je les étale sur la moquette.
Je les compte et recompte, je caresse leurs surfaces lisses et froides, j'admire leurs formes.             Je leur parle.
Deux fois par semaine, je les nettoie avec une peau de chamois pour qu'ils brillent de mille feux glacés.
J'en ai déjà plusieurs douzaines, tous de forme différente.
J'hésite longtemps avant de choisir celui qui conviendra le mieux
Ce choix dépend de mon humeur, du temps qu'il fait dehors ou du plat que je vais réchauffer.

De plus en plus souvent, j'ai l'impression que ce sont les ouvre-boites, eux-mêmes, qui prennent la décision à ma place.
Je les entends chuchoter dans leur coffret.
Je m'approche, à pas de loup, je colle mon oreille contre la paroi, mais les murmures se taisent.
Ils sont astucieux, mes ouvre-boîtes ! Ils postent des sentinelles pour déjouer mes ruses d'approche.
. Je suis de plus en plus convaincue qu'ils complotent derrière mon dos.
Je les soupçonne d'avoir créé une hiérarchie au sein de leur société car, depuis deux semaines, c'est toujours le même qui est poussé en avant par ses congénères.
Quand j'en choisis un autre qui me plaît davantage, ils deviennent menaçants et cliquettent furieusement.
La stridence de leurs cris enfle, bondit contre mes tympans endoloris, ricoche contre les murs, s'insinue dans ma pauvre tête et parcourt le réseau de mes nerfs, tendus jusqu'à la limite de rupture.
Je me bouche les oreilles pour ne plus les entendre et je m'écroule, pantelante, sur le sol.
Progressivement, le silence revient.
Il ne dure pas longtemps.
Les chuchotis reprennent mais, je ne saisis pas leur sens.

Je viens de me rendre compte que ces manifestations d'agressivité et d'hostilité à mon égard ont débuté après l'achat de mon dernier ouvre-boite.
Il est deux fois plus grand que ses compagnons et, aussi, plus costaud.
C'est certainement lui qui est à l'origine de mes ennuis. Il a l'air sournois et diabolique.
Il a dû fomenter un coup d'état, prendre leur tête, par la ruse ou la force.
Il est devenu dictateur !
Maintenant, il prépare ses troupes à l'ultime assaut !
Contre moi.
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Je m'étais complètement trompée. Il m'a expliqué aujourd'hui que je dois le sauver d'une mort certaine. J'étais en train d'ouvrir une boite de sardines quand il s'est mis à parler.
Il a une belle voix, grave, un peu rauque, très sensuelle.
Il m'a dit de me débarrasser des autres ouvre-boites car ils complotent contre lui.
Ils veulent l'assassiner. Ils sont jaloux de lui à cause de sa beauté et de son intelligence. Il a un QI très élevé et il parle plusieurs langues, ce qui indispose ses collègues : des êtres médiocres, de simples tâcherons.
Du coup, on s'est mis à parler en italien, en allemand, en russe, en anglais, en espagnol.
C'était passionnant. J'ai oublié mes maux de tête, mes angoisses. J'ai même ri !

Il m'a dit être mon seul et unique ami ; mes malaises sont provoqués par un ouvre-boite d'origine sud-américaine pratiquant le vaudou.
Celui-ci projette de me transformer en zombie avec l'aide de ses comparses, qu'il a initiés à ces pratiques infernales..
Les chuchotements et les cliquetis que j'entends, ce sont des incantations maléfiques proférées au cours de leurs messes noires.
Ils sont prêts à passer à l'action.
Il ne leur manque qu'un seul ingrédient du sacrifice rituel : le coq. Ils attendent que j'achète une boite de coq au vin pour s'en emparer et organiser l'ultime cérémonie.
Heureusement, lui, mon ami, est parvenu à me protéger jusqu'à maintenant, mais cela devient de plus en plus difficile.
Il me conseille de les tuer.
Les jeter à la poubelle n 'est pas suffisant car ils risquent de revenir.
Il n'existe qu'une seule façon de s'en débarrasser pour toujours. Il faut les faire cuire, pendant trois heures, dans un court-bouillon de bœuf, un cube pour un demi-litre d'eau, auquel il faut ajouter deux litres de vinaigre blanc, cent clous de girofle, trente grains de poivre noir et une truffe.
Reconnaissante, je note sa recette et je l'embrasse. Je le laisse sur la table de la cuisine pour qu'il ne soit pas assassiné par les autres.
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A l'épicerie du coin, j'achète tous les ingrédients, sauf la truffe. C'est une toute petite boutique et l'épicier me regarde avec ébahissement quand je lui demande s'il en vend. Je dois me rendre au centre de la ville pour en trouver.
J'ai failli m'évanouir à la vue du prix mais je ne veux pas être transformée en zombie.
De retour à la maison, je prépare le bouillon selon la recette donnée par mon ami.
Je m'empare du coffret contenant les ouvre-boites et je vide son contenu dans la marmite. J'ouvre les fenêtres à cause de l'odeur suffocante du vinaigre et je me réfugie, en compagnie de mon allié, dans le séjour.
On écoute de la musique. Je dois mettre le son très fort pour ne pas entendre les gémissements et les cris d'agonie qui nous parviennent de la cuisine, malgré la porte fermée. Un de mes voisins, exaspéré par le tintamarre, frappe à la cloison, mais je fais la sourde oreille. Au bout de dix minutes, l'intensité des cris diminue et je baisse le volume du son.
Je jette les cadavres, noircis, à la rivière.
Je me sens revivre.
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C'est le bonheur.
Mes malaises ont disparu.
Mon ami et moi, nous passons tout notre temps ensemble. On discute, on regarde la télé. Il m'aide à faire les mots croisés.
Pour le remercier de sa gentillesse, je lui présente une boite de conserve supplémentaire qu'il s'empresse d'ouvrir, en cliquetant joyeusement.
Comme j'ai honte de jeter la nourriture, j'ai grossi de quelques kilos.
Je voudrais tellement lui montrer ma gratitude en lui offrant quelque chose de spécial, mais je suis à court d'idées.
Soudain, j'ai une illumination. Je sais ce qui lui fera plaisir !
Le soir même, je le mets dans ma poche, je prends un sac et je vais à l'épicerie du coin.
Je presse le pas car c'est presque l'heure de la fermeture.
Il y a un seul client dans la boutique. Je traîne entre les rayons, en attendant son départ. Enfin, il paye ses achats et part. L'épicier ferme la porte à clé, derrière lui, et se dirige vers moi " Alors, madame Charles, vous avez choisi ce que vous voulez ? Il faut que je ferme. Il est plus de dix-neuf heures " me dit-il, en souriant.
Je lui montre une boite de choucroute, posée sur le rayonnage le plus bas : " Si vous pouviez me donner cette boite-là… Je me suis froissé un muscle dans le dos, et je suis incapable de me pencher. "
Il s'accroupit. Je l'assomme, de toutes mes forces, avec le marteau que j'ai sorti de mon sac.
Il s'écroule comme une masse. Pour être sûre qu'il ne se réveillera pas de sitôt, je lui assène un autre coup. Un craquement sinistre se laisse entendre, je suis éclaboussée par le sang.
Je le regarde. Il est mort. J'ai dû le taper trop fort.
Je le laisse et je me dirige vers la réserve. Avant d'y entrer, j'éteins la lumière dans la boutique.
Les rayonnages plient sous le poids des boites de conserves. Je remarque aussi plusieurs cartons, entassés dans un coin.
Je sors mon ouvre-boites de ma poche et je lui présente tous ces trésors qu'il pourra ouvrir.
A cette vue, il rayonne de joie et cliquette allégrement, impatient de se mettre à l'ouvrage.
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Nous sommes fatigués tous les deux. Je regarde ma montre : il est sept heures du matin.
Mon bras droit est ankylosé et mes doigts endoloris.
Je me lève pour me dégourdir les jambes ; la sauce tomate, mêlée à de l'huile et au sirop de fruits, dégouline de mes cheveux et vêtements. Je suis poisseuse et visqueuse.
Je dérape et je chute dans le fleuve boueux coulant à mes pieds.
Affolée, je me débats entre les flots furieux de raviolis, des lentilles, de la choucroute, des saucisses et des légumes. Des poissons morts me regardent de leurs yeux vitreux et s'engouffrent dans ma bouche.
Je les recrache et j'avale une grande goulée d'harissa.
J'ai les poumons en feu, je crois ma dernière heure arrivée.
Mes forces m'abandonnent.
Par miracle, je parviens à m'agripper au pied de l'étagère la plus proche. J'émerge, à moitié morte, sur la berge glissante.
Je cherche de regard mon ouvre-boîtes.
Rassasié et impudique, il étale ses flancs huileux sur l'épaisse couche de cassoulet.
Je m'en empare et nous quittons les lieux.
La boutique est plongée dans la pénombre.
Je distingue le corps de l'épicier qui gît près de la porte d'entrée.
Bizarre ! Je l'ai tué près du rayon de conserves.
Je le contourne.
J'entends le bruit laborieux de son souffle.
Soulagée, je chuchote à l'oreille de l'ouvre-boîtes qui se prélasse dans ma main « La prochaine fois, on ira au super-marché , mon chou. Maintenant, il est temps de se reposer »
Il me fait un clin d'œil et me sourit de toutes ses dents.






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Créé le 1 mars 2002

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