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Valérie Bezard
  sélection février 2006

elle se présente à vous.


Les vieux marins

Les trois marins sont dans le tableau, assis autour d'une table, une bouteille de vin à demi entamée, à demi vidée, posée le long du mur jauni. Leurs mains tiennent des cartes à jouer. Une fin d'après-midi d'un jour gris, devine-t-on à la lumière maussade. Les sillons forés dans leurs visages marquent le temps du rebut. On les imagine passer leurs journées dans ce bar pour ne pas se couper totalement de leur ancien univers, attendre qu'un mousse leur demande conseil, raconter un souvenir échappé du dédale de leur histoire. Je les contemple, enfouie dans mon lit. Je ne les ai jamais autant regardés que du fond de mon ennui. Un petit air de gémellité souffle entre nous, malgré toutes nos différences.
Je me lève, m'approche. Ils m'intriguent. Je pénètre dans le café, reste debout à côté de leur table. Ils me jettent un bref regard, continuent de jouer. M'ont-ils reconnue ? Ou ont-ils uniquement perçu que je ne suis pas des leurs ?
Ils ne parlent pas, concentrés sur leurs cartes. Je fais le tour, examine le jeu de chacun. Ils perdront tous. Déjà, je me désintéresse de leurs vies et observe autour de moi. Le bar, presque vide et silencieux, ne ressemble en rien aux pubs bretons de mon adolescence. Au comptoir, le barman essuie des verres. Curieuse, je m'avance. « Je voudrais un panaché, s'il vous plaît ». Il m'examine, étonné, sans interrompre sa tâche. « Vous n'avez pas de panaché ? ». Il ne répond rien, regarde autour de lui avec une lueur d'affolement dans les yeux. « Ce n'est pas grave ». Je cherche une diversion, pour ramener le calme sur son visage. La pendule indique 17h45 mais les aiguilles semblent figées. « Quelle heure est-il ?
    - 17h45, me répond-il sans hésitation.
    - Le temps ne change jamais ?
    - Qu'est-ce que ça changerait qu'il change ?
    - Et bien… Les choses seraient en mouvement.
    - Quelles choses ? Quel mouvement ?
    - Je ne sais pas… tout. Vous, par exemple. Vous cesseriez d'essuyer des verres pour servir des panachés », dis-je avec un petit sourire. A nouveau, il semble décontenancé. « Et puis il se ferait tard et vous rentreriez chez vous. Vous dîneriez avec votre femme, vos enfants, ou iriez au cinéma, au restaurant avec des amis ».
Il ne comprend rien au sens de mes mots, mais paraît intéressé. « Et après ?
    - Vous dormiriez. Et le lendemain, vous reviendriez travailler ici, essuyer vos verres, servir à boire aux clients ».
Il se tait, réfléchit, tient torchon et verre sans ciller. Puis il se remet lentement en fonction, tel un pantin réactivé par une clé. « C'est bien ce que je disais, ça ne changerait pas grand-chose ».
Son bon sens me plonge à mon tour dans le silence. Je le regarde faire encore quelques instants, méditant sur ce temps qui n'existe pas et sur celui qui passe en rythmant son avancée d'interludes plus ou moins plaisants, plus ou moins pesants. Puis je cherche une porte, pas vraiment sûre d'en trouver une qui mène quelque part. Je pousse la plus grande, sous les regards stupéfaits des trois marins et du barman. Dehors, le monde ressemble à une aquarelle. Ou plutôt à plusieurs, reliées par la signature invisible du même peintre. En face du café, quelques étals avec des badauds et des ménagères qui cheminent incessamment de l'un à l'autre sous une fine pluie. Plus loin, l'océan ravagé par une tempête. De l'autre côté, les bateaux verts et rouges amarrés dans le port étincellent sous une lumière d'été et ondoient légèrement, bercés par une brise. Je m'approche. La scène est gaie, contraste avec les atmosphères bruineuses chères à l'artiste.
J'aperçois d'autres marins, face à l'océan gris et presque invisible, qui, grâce à leurs vêtements bleus et orange, se détachent de la brume. Je les reconnais. Comme sur le mur de mon salon, ils sont cinq, de dos, peut-être à attendre l'improbable retour d'un navire perdu. J'essaie de discerner leurs visages, enfoncés sous leurs casquettes. Mais il faudrait les contourner, et je n'y parviens pas. Plus loin, les mêmes personnages discutent devant une plage. Cette fois, une femme à la robe noire les accompagne. Elle se détache légèrement du groupe, tournée vers l'océan. Dans quelle quête ? J'ai peur de le lui demander, elle me considérerait avec l'air effrayé du barman. Je ne dois pas modifier l'ordre des choses, figées avec la même pesanteur que dans mon existence. Mais elles semblent plus vivaces ici, malgré leur austérité. Chez moi, elles frôlent la putréfaction. Je poursuis ma flânerie au travers de ces frêles touches esquissées par un peintre dont j'ignore le nom. Je m'y promène aussi imperceptiblement que dans ma réalité, effleurant les êtres, étrangère à leur univers, transparente sous leur regard. Je n'ai pas plus de consistance ici que dans mon monde.
Pourtant, j'y respire mieux


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Créé le 1 mars 2002

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