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elle se présente à vous.
C'est arrivé ce matin, en relisant la lettre de son frère Emile : quelque chose est revenu, sous la forme d'un air très ancien qu'il croyait avoir oublié. Il a été pris au dépourvu. Il a ressenti le besoin d'aller marcher dans la forêt, pour mettre de l'ordre dans ses pensées.
Il ne comprend pas très bien comment la seule lecture de quelques lignes que son frère lui écrivait, peut-être sous le coup du dépit, ou du désarroi, a bien pu raviver le souvenir d'un air enterré sous les années. Car enfin, il n'y a guère de rapport entre les mots d'Emile jetés sur le papier, sans doute écrits sous l'emprise du doute, de la détresse, et cet air très doux qu'il fredonnait à onze ans avant d'attaquer les touches. Entre ces mots d'adulte qu'il a relus avec tristesse et cet air d'enfance, il existe un gouffre que les années ont creusé, il le sait bien. Et maintenant qu'il marche dans la forêt, il cherche à retrouver l'air que son frère chantait à cette époque avant de se mettre au piano. Il se souvient du refrain, mi fa mi si re do mi ; quelques mesures nostalgiques résonnent dans le lointain de sa mémoire. Ce temps semble si obscur, si insaisissable, qu'il se dit tout en allant : A quoi bon retrouver cet air ancien que je partageais avec mon frère autrefois sans qu'il en prît conscience ?
Emile était dans sa chambre, lui dans la sienne. La musique montait derrière la porte entrebâillée. Ce moment privilégié ne pouvait se comparer à rien. Il abolissait leurs six années d'écart, sans qu'ils dussent prononcer une seule parole. C'était son lien tacite avec Emile, un moment de communion. Paul l'écoutait de toutes ses oreilles. La voix d'Emile était une caresse. Il chantait comme jamais personne n'a chanté pour lui depuis. Il chantait comme certains enfants savent chanter, sans fausse pudeur ni vaine appréhension, mais avec son cœur, porté par ce goût de la musique qu'aucune contrainte n'aurait pu brider. Peut-être aussi ignorait-il que son petit frère l'écoutait avec ferveur derrière la porte. Il se croyait tout à fait seul, tout à fait libre face à la musique.
Mi fa mi si re… Il n'en est pas sûr. Etait-ce bien un si ? N'était-ce pas plutôt un do ? N'était-ce pas : Mi fa mi do ré mi, très lent, très doux, que chantait son frère sur le mode legato, avant de jouer ? Il chantait ainsi, legato. L'air demandait de lier les notes entre elles, de leur donner le fondu de l'orgue. Mi fa mi do ré mi : il ne comprend pas ce qui le retient aujourd'hui de chanter l'air disparu, de toute sa voix, parmi les arbres de cette forêt.
Mi fa mi do re do mi : il revoit, dans l'entrebâillement de la porte, les doigts d'Emile sur le piano, piquant les notes comme des aiguilles savantes, ses mains courant l'une derrière l'autre sur le clavier, fines, agiles, qu'il comparait à deux habiles araignées. La main gauche, légère, passait au-dessus de la droite, qui marquait une petite pause dans un mouvement du poignet, à peine appuyé, avant de reprendre le refrain, mi fa mi do re do mi, ce refrain qu'il veut retrouver dans son ensemble, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'il ne constate que son frère a tout à fait disparu. Sans doute parce qu'il chante faux, et mal. Il a toujours détesté sa voix. Longtemps, il s'est demandé lequel de ses ancêtres avait bien pu lui léguer une voix aussi discordante. Dès l'adolescence, il a dû affronter ce handicap. Il a travaillé ses cordes vocales. Il fallait que son oreille s'accoutumât à sa voix. Il a pris des cours de diction. De même qu'en musique il faut savoir tenir la note, il a appris à articuler les syllabes en posant le ton de sa voix. Quand il n'y prête pas attention, le naturel reprend le dessus. Le week-end, sa voix en profite pour se défaire des contraintes qu'il lui applique durant la semaine avant de prendre la parole. A la moindre occasion, elle a tôt fait de reprendre sa liberté. Elle déraille, échappe à tout contrôle. Parfois, elle part dans des aigus improbables, sans qu'il puisse l'en empêcher. Il doit rester vigilant.
Il a essayé le chant, autrefois. Ses parents y tenaient, son père dirigeait une chorale. Il avait beau s'appliquer, sa voix dérapait sur les notes, se brisait. Elle n'a jamais voulu se plier à aucune discipline. Cela ne l'a pas empêché de faire carrière, bien qu'il ait horreur de s'entendre parler. Le mois dernier, il animait une conférence. Il a pris le micro, présenté les invités à l'audience, une salle de deux cents personnes. Il y avait un parterre d'hommes d'affaires. Il n'avait rien de particulièrement difficile à dire. Il devait lire une brève introduction, puis présenter les conférenciers. Rien de plus. Le Nordique avait un nom de viking imprononçable ; pour le piètre orateur qu'il est, c'était là une difficulté incontestable. Durant des jours, il s'est exercé à le dire d'une traite devant la glace. Le jour J., Monsieur GrØkstaadverk n'a pas été estropié. C'est au moment de conclure qu'il a hésité. Il a toussoté, pris une profonde inspiration pour replacer sa voix sur les rails des inflexions qui siéent aux conférences. Mais il a bien senti qu'elle cherchait à lui jouer des tours. Il a lutté de toutes ses forces ; il voulait une conclusion avec du brio. Mais il n'a pu donner à l'audience que quelques phrases poussives, sur un ton qui louvoyait, où l'impatience d'en finir pointait entre les syllabes. Et pourtant. Il sait ce que signifie : tenir la note. Finalement, nous sommes très différents toi et moi : Sans doute Emile avait-il raison de lui écrire cela. Mais il ne s'explique pas pourquoi, derrière ces simples mots et pour la première fois, pointe un regret vibrant en ce matin d'automne. Chacun a choisi sa voie librement. Mi fa mi do ré do mi… Et six ans d'écart ne se comblent pas facilement. Il a fait ce qu'il a pu pour lui. Il a tourné les pages de ses partitions. Il s'est vu reprocher sa lenteur à le faire, sa difficulté à lire les portées. Il a toujours eu du mal à déchiffrer les notes. Finalement, Emile n'a jamais vraiment admis que lui, Paul, ait pu s'engager sur une autre voie que celle de la musique. Il lui a expédié cette lettre sans pitié, comme s'il était irrationnel que Paul ne vînt pas l'applaudir à Prague ; comme s'il pouvait, en tant qu'aîné, se permettre de réduire à néant, en quelques lignes, les obligations familiales, les responsabilités professionnelles de son petit frère. Comme s'il lui reprochait tacitement son refus de considérer la musique comme le seul art véritable, la seule issue possible.
Le sentier monte un peu. Il marche, avec l'air qui rôde dans sa mémoire, creusant un vide qui l'empêche d'aller droit devant lui, comme il le voudrait. Mi fa mi do ré do mi : le souvenir de cet air se dérobe aujourd'hui, tout comme il le maintenait à distance, autrefois, derrière la porte, dans le recueillement et la fascination. La perfection de cette voix l'empêchait d'aller vers son frère, il en est certain. A supposer qu'il eût surmonté son appréhension enfantine, et demandé à Emile de lui jouer quelques notes, rien que pour lui, celui-ci aurait-il été à la hauteur ? Aurait-il dit, très simplement : Inventons quelque chose. Ce sera notre air à tous les deux. Mi fa mi do ré do mi, quelle importance. Mi fa mi… Emile avait dix-huit ans quand il a commencé à se faire connaître dans l'hexagone. La renommée venait au prix d'heures d'exercices sans relâche dans cette chambre dont il avait capitonné les murs. Do ré do mi… Il y a eu des tournées en Hollande, en Belgique. Et même en Suisse. Ensuite, le rayonnement ; l'Espagne, l'Angleterre. Et puis Prague, où lui, Paul, ne s'est pas rendu, malgré la lettre toute en demi-teinte, en sous-entendus. Emile avait-il à ce point besoin de sa présence ? A son retour, plus aucune nouvelle. Le silence. Un matin, n'y tenant plus, il a couru acheter son dernier disque. Dans le magasin, il a voulu l'écouter sur le champ ; il était bien trop impatient pour attendre de le découvrir dans le calme, une fois rentré chez lui. Il s'est enfermé dans la cabine, il a plaqué les écouteurs contre ses oreilles. Il a laissé venir à lui les notes de musique… Dès les premières mesures, une étrange impression l'a saisi. Il ne reconnaissait pas la manière de son frère ; une langueur inhabituelle s'était glissée dans le Prélude de Chopin. Comment a-t-il été capable de ressentir cela dans l'isolement de la cabine ? Comment a-t-il pu détecter un renoncement, lui qui n'a jamais eu d'oreille ? Sur le moment, il n'a pas voulu l'admettre ; il a imputé le décalage de sa perception à la mauvaise acoustique de la cabine. Mais le soir même, pourquoi a-t-il finalement reconnu, allongé sur son canapé, que l'incomparable virtuosité d'Emile avait perdu de sa puissance d'évocation ? Que son toucher était moins bouleversant ? Que quelque chose d'inexplicable était survenu ? Un grand pianiste, au sommet de son art, qui capitule : voilà ce qu'il a admis dans le secret de son cœur. Les jours passant, il a hésité. Il aurait voulu lui parler, lui proposer de dîner en ville, en tête à tête. Il a renoncé à l'appeler, pensant que cela ne servirait qu'à envenimer les choses. Prague fut son dernier concert ; quelques semaines plus tard, on repêchait son corps au fond d'un lac. Il ne lui reste que sa collection de disques, et quelques souvenirs disparates.
Il s'est arrêté sous un châtaigner. Un tapis de feuilles dentées s'emmêlent sous ses pieds. Il tient dans sa main des bogues rousses regroupées par deux, hérissées de piquants. Il en ouvre une ; accolées entre elles, les châtaignes brillent comme des pépites brunies dans sa paume. Mi fa mi do ré do mi, quelle pitoyable dérision. Emile n'a cessé de désirer la perfection. Lui sait bien aujourd'hui qu'elle n'existe nulle part, même pas dans la nature. Elle persiste à se dérober, comme les airs oubliés. Mi fa mi do ré do mi… Qu'a-t-il à perdre ? Il va essayer d'improviser, sans tenir compte de sa voix ingrate. Il va chanter pour le temps aboli, pour cet instant, pour son frère qui s'est noyé. Mi fa mi do ré do mi, ce n'est pas bien difficile. Sa voix n'est pas si laide qu'il ne puisse tenter, une seule fois, aidé du souvenir, de la faire exister. Mi fa mi do ré do mi… Do la, do mi fa…do mi si, mi fa mi si ré do la… Do mi fa, sol fa mi… C'est à peine croyable ; l'air est revenu, comme par enchantement. Il est déconcerté ; l'émotion lui noue la gorge. Malgré tout, il s'efforce de lier les notes, comme autrefois Emile. Il reprend le refrain un peu plus fort, adossé au tronc. Tout en refoulant son trouble, il revoit son frère sur le tabouret de velours, ses doigts déliés courir avec dextérité sur le clavier ; ses épaules accompagnent le mouvement des bras, son pied appuie sur la pédale, le métronome oscille sur le piano pendant que lui écoute, derrière la porte, en retenant sa respiration…
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Créé le 1 mars 2002
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