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Désirée Boillot
  sélection septembre 2005

elle se présente à vous.


 LA PARTITION DES JOURS ANCIENS

 

C'est arrivé ce matin, en relisant la lettre de son frère Emile : quelque chose est revenu, sous la forme d'un air très ancien qu'il croyait avoir oublié. Il a été pris au dépourvu. Il a ressenti le besoin d'aller marcher dans la forêt, pour mettre de l'ordre dans ses pensées.

Il ne comprend pas très bien comment la seule lecture de quelques lignes que son frère lui écrivait, peut-être sous le coup du dépit, ou du désarroi, a bien pu raviver le souvenir d'un air enterré sous les années. Car enfin, il n'y a guère de rapport entre les mots d'Emile jetés sur le papier, sans doute écrits sous l'emprise du doute, de la détresse, et cet air très doux qu'il fredonnait à onze ans avant d'attaquer les touches. Entre ces mots d'adulte qu'il a relus avec tristesse et cet air d'enfance, il existe un gouffre que les années ont creusé, il le sait bien. Et maintenant qu'il marche dans la forêt, il cherche à retrouver l'air que son frère chantait à cette époque avant de se mettre au piano. Il se souvient du refrain, mi fa mi si re do mi ; quelques mesures nostalgiques résonnent dans le lointain de sa mémoire. Ce temps semble si obscur, si insaisissable, qu'il se dit tout en allant : A quoi bon retrouver cet air ancien que je partageais avec mon frère autrefois sans qu'il en prît conscience ?

Emile était dans sa chambre, lui dans la sienne. La musique montait derrière la porte entrebâillée. Ce moment privilégié ne pouvait se comparer à rien. Il abolissait leurs six années d'écart, sans qu'ils dussent prononcer une seule parole. C'était son lien tacite avec Emile, un moment de communion. Paul l'écoutait de toutes ses oreilles. La voix d'Emile était une caresse. Il chantait comme jamais personne n'a chanté pour lui depuis. Il chantait comme certains enfants savent chanter, sans fausse pudeur ni vaine appréhension, mais avec son cœur, porté par ce goût de la musique qu'aucune contrainte n'aurait pu brider. Peut-être aussi ignorait-il que son petit frère l'écoutait avec ferveur derrière la porte. Il se croyait tout à fait seul, tout à fait libre face à la musique.
Emile chantait aussi bien qu'il jouait ; c'est ce qu'il a toujours constaté. Emile avait ce privilège que lui, Paul n'a jamais eu. Il n'a jamais su chanter, il n'a jamais su jouer du piano. Des années après, il retire de ce souvenir un manque étrange, qu'il ne s'explique pas. C'est une sorte de frustration à retardement, comme si le jeune pianiste avait projeté une ombre étouffante sur l'enfant qu'il était, comme si cette ombre avait annihilé toute volonté en lui de poser les mains sur un piano, écarté toute possibilité pour lui d'envisager de suivre les traces de l'aîné, trop parfaites, promises à la gloire. Car enfin, Emile jouait d'une façon particulière, hors du commun, qui confinait à l'inspiration pure. Son professeur, l'entourage, le Conservatoire : tout le monde disait qu'il avait un don indéniable. D'où son impasse à lui, devant la musique. Son incapacité à chanter, son inaptitude à sortir le moindre son d'un instrument. Et son émerveillement devant Emile.
Il se souvient qu'il écoutait les notes, religieusement, dans le silence le plus absolu. Il les laissait s'égrener en lui comme des perles précieuses. Il ne l'a jamais interrompu en train de jouer. Il n'aurait pas pu s'interposer, pour lui dire simplement : Si tu jouais quelque chose pour moi, ton petit frère. Il veut croire aujourd'hui que le regret qu'il ressent n'est pas comparable au sentiment troublant d'un rendez-vous manqué. Il cherche à se convaincre que ce regret ne s'explique que par la fuite du temps qu'il mesure tout en foulant un tapis de feuilles qui crissent sous ses semelles.
Mi fa mi si re do mi, certes. Mais ensuite ? Il s'est mis à fredonner à voix très basse, pour tenter de retrouver la suite, tout en marchant au hasard. Il ne suit pas un tracé connu ; ses pas le mènent entre les ramures des arbres. Il va, sans réfléchir à sa trajectoire ; l'air oublié l'occupe tout entier. Il la connaît, la forêt. Il apprécierait autrement ses tons d'automne, ses roux flamboyants, s'il n'y avait cette quête qui l'obsède.

Mi fa mi si re… Il n'en est pas sûr. Etait-ce bien un si ? N'était-ce pas plutôt un do ? N'était-ce pas : Mi fa mi do ré mi, très lent, très doux, que chantait son frère sur le mode legato, avant de jouer ? Il chantait ainsi, legato. L'air demandait de lier les notes entre elles, de leur donner le fondu de l'orgue. Mi fa mi do ré mi : il ne comprend pas ce qui le retient aujourd'hui de chanter l'air disparu, de toute sa voix, parmi les arbres de cette forêt.
C'est vraiment tout lui : lutter contre ce qu'il voudrait faire. Qui pourrait-il croiser ? Il ne verra pas une âme tout le temps que durera sa marche de somnambule ; tout au plus apercevra-t-il un chevreuil. Qui d'autre que lui pourrait s'aventurer à marcher dans la forêt, en cet automne finissant, pour tenter d'apaiser un tourment résultant de la lecture de quelques lignes amères ? Car, derrière les formules blêmes, il s'agit d'une lettre de dépit que son frère lui a adressée. Il ne peut pas se le cacher. Il se pourrait fort bien qu'il ne doive la résurgence de cet air si doux qu'à la nécessité d'effacer la blessure de cette lettre implacable, qu'il ne méritait pas de recevoir.
Sans doute, ce matin, n'était-il pas assez préparé à relire les reproches tacites. Sans doute avait-il besoin de retrouver un fragment de son frère, non à travers cette lettre sourde mais par l'air qu'il chantait autrefois avant de se mettre au piano : Mi fa mi do re do mi… Car si l'individu résiste à toute forme d'analyse rationnelle, s'il est impossible de faire le tour d'une personnalité, de sonder le cœur d'un frère, il reste persuadé que l'air qu'Emile chantait d'une voix pure traduisait son désir de perfection, sa soif d'absolu. Il n'était pas comme lui, Paul, si humble face à la vie, si conscient de ses épines. Si rompu au renoncement ! Mi fa mi do re do mi … Il en va autrement aujourd'hui. Il refuse de s'avouer vaincu dans cette forêt d'automne, il se sent prêt à s'aventurer dans la partition des jours anciens. Il veut croire qu'il va retrouver les notes qui suivaient ce refrain, même s'il n'a jamais été doué pour la musique. Il doit chercher, retrouver coûte que coûte ce moment de grâce sous la ramure d'un arbre.

Mi fa mi do re do mi : il revoit, dans l'entrebâillement de la porte, les doigts d'Emile sur le piano, piquant les notes comme des aiguilles savantes, ses mains courant l'une derrière l'autre sur le clavier, fines, agiles, qu'il comparait à deux habiles araignées. La main gauche, légère, passait au-dessus de la droite, qui marquait une petite pause dans un mouvement du poignet, à peine appuyé, avant de reprendre le refrain, mi fa mi do re do mi, ce refrain qu'il veut retrouver dans son ensemble, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'il ne constate que son frère a tout à fait disparu.
Il reconnaît tout en marchant qu'il a passé sa vie à l'éviter. Six années d'écart ne s'effacent pas d'un revers de main. Ce constat permettrait expliquer le ton de sa lettre : Finalement, nous sommes très différents toi et moi (…) et puis j'admets que tes obligations familiales et professionnelles ne te permettent pas de te déplacer à Prague pour mon récital. Tels sont les mots qu'il a choisis pour lui écrire, et qu'il ne peut s'empêcher aujourd'hui d'interpréter par : Nous n'avons rien en commun, mais quel dommage que ta famille et tes affaires te retiennent à Paris! Quel dommage que tu ne puisses pour une fois assister à un de mes récitals, toi qui aimes tant Chopin !
C'est vrai ; il a toujours aimé Chopin. Chopin n'a cessé de lui évoquer les tourments de l'âme humaine. Les Nocturnes de Chopin traduisent à la perfection les doutes qui l'agitent alors qu'il marche. Mi fa mi do ré…. Pourquoi les notes suivantes ne remontent-elles pas à sa mémoire ? Pourquoi ne viennent-elles pas à son secours ? Pourquoi cette impasse ?

Sans doute parce qu'il chante faux, et mal. Il a toujours détesté sa voix. Longtemps, il s'est demandé lequel de ses ancêtres avait bien pu lui léguer une voix aussi discordante. Dès l'adolescence, il a dû affronter ce handicap. Il a travaillé ses cordes vocales. Il fallait que son oreille s'accoutumât à sa voix. Il a pris des cours de diction. De même qu'en musique il faut savoir tenir la note, il a appris à articuler les syllabes en posant le ton de sa voix. Quand il n'y prête pas attention, le naturel reprend le dessus. Le week-end, sa voix en profite pour se défaire des contraintes qu'il lui applique durant la semaine avant de prendre la parole. A la moindre occasion, elle a tôt fait de reprendre sa liberté. Elle déraille, échappe à tout contrôle. Parfois, elle part dans des aigus improbables, sans qu'il puisse l'en empêcher. Il doit rester vigilant.

Il a essayé le chant, autrefois. Ses parents y tenaient, son père dirigeait une chorale. Il avait beau s'appliquer, sa voix dérapait sur les notes, se brisait. Elle n'a jamais voulu se plier à aucune discipline. Cela ne l'a pas empêché de faire carrière, bien qu'il ait horreur de s'entendre parler. Le mois dernier, il animait une conférence. Il a pris le micro, présenté les invités à l'audience, une salle de deux cents personnes. Il y avait un parterre d'hommes d'affaires. Il n'avait rien de particulièrement difficile à dire. Il devait lire une brève introduction, puis présenter les conférenciers. Rien de plus. Le Nordique avait un nom de viking imprononçable ; pour le piètre orateur qu'il est, c'était là une difficulté incontestable. Durant des jours, il s'est exercé à le dire d'une traite devant la glace. Le jour J., Monsieur GrØkstaadverk n'a pas été estropié. C'est au moment de conclure qu'il a hésité. Il a toussoté, pris une profonde inspiration pour replacer sa voix sur les rails des inflexions qui siéent aux conférences. Mais il a bien senti qu'elle cherchait à lui jouer des tours. Il a lutté de toutes ses forces ; il voulait une conclusion avec du brio. Mais il n'a pu donner à l'audience que quelques phrases poussives, sur un ton qui louvoyait, où l'impatience d'en finir pointait entre les syllabes. Et pourtant. Il sait ce que signifie : tenir la note.
Mi fa mi do ré do mi…Une ronde égale deux blanches. Lui qui écoutait derrière la porte s'en souvient encore. Deux blanches égalent quatre noires, qui donnent huit croches. Par l'entrebâillement, il apercevait le métronome posé sur le piano. Emile jouait déjà une valse de Chopin, avec une étonnante maîtrise d'exécution. La musique s'est toujours mise entre eux. Elle a été un paravent. Il ne garde aucun souvenir d'Emile enfant autrement que concentré au-dessus du clavier de son Pleyel. Emile ne parlait pas, ou si peu. Il a beau fouiller sa mémoire, il ne se souvient pas d'avoir eu une discussion avec son frère, comme si leur écart d'âge les avait dispensés d'échanger entre eux des histoires d'enfant. L'incompréhension est née de là, d'un manque de paroles. En ce matin d'automne, l'évidence est palpable. Aussi loin qu'il remonte, il est incapable de se remémorer la moindre conversation avec son frère, obstinément tourné vers la musique.

Finalement, nous sommes très différents toi et moi : Sans doute Emile avait-il raison de lui écrire cela. Mais il ne s'explique pas pourquoi, derrière ces simples mots et pour la première fois, pointe un regret vibrant en ce matin d'automne. Chacun a choisi sa voie librement. Mi fa mi do ré do mi… Et six ans d'écart ne se comblent pas facilement. Il a fait ce qu'il a pu pour lui. Il a tourné les pages de ses partitions. Il s'est vu reprocher sa lenteur à le faire, sa difficulté à lire les portées. Il a toujours eu du mal à déchiffrer les notes. Finalement, Emile n'a jamais vraiment admis que lui, Paul, ait pu s'engager sur une autre voie que celle de la musique. Il lui a expédié cette lettre sans pitié, comme s'il était irrationnel que Paul ne vînt pas l'applaudir à Prague ; comme s'il pouvait, en tant qu'aîné, se permettre de réduire à néant, en quelques lignes, les obligations familiales, les responsabilités professionnelles de son petit frère. Comme s'il lui reprochait tacitement son refus de considérer la musique comme le seul art véritable, la seule issue possible.

Le sentier monte un peu. Il marche, avec l'air qui rôde dans sa mémoire, creusant un vide qui l'empêche d'aller droit devant lui, comme il le voudrait. Mi fa mi do ré do mi : le souvenir de cet air se dérobe aujourd'hui, tout comme il le maintenait à distance, autrefois, derrière la porte, dans le recueillement et la fascination. La perfection de cette voix l'empêchait d'aller vers son frère, il en est certain. A supposer qu'il eût surmonté son appréhension enfantine, et demandé à Emile de lui jouer quelques notes, rien que pour lui, celui-ci aurait-il été à la hauteur ? Aurait-il dit, très simplement : Inventons quelque chose. Ce sera notre air à tous les deux.
Allons, voyons. Il n'aurait pas pu lui accorder cette petite faveur. Ça ne lui serait pas venu à l'esprit ! Il était trop exclusif, trop isolé dans son travail. La musique a toujours été le terrain privilégié d'Emile. Lui, Paul, ne s'est jamais senti admis dans ce monde-là. Il n'a jamais eu voix au chapitre, il n'était pas doué.

Mi fa mi do ré do mi, quelle importance. Mi fa mi… Emile avait dix-huit ans quand il a commencé à se faire connaître dans l'hexagone. La renommée venait au prix d'heures d'exercices sans relâche dans cette chambre dont il avait capitonné les murs. Do ré do mi… Il y a eu des tournées en Hollande, en Belgique. Et même en Suisse. Ensuite, le rayonnement ; l'Espagne, l'Angleterre. Et puis Prague, où lui, Paul, ne s'est pas rendu, malgré la lettre toute en demi-teinte, en sous-entendus. Emile avait-il à ce point besoin de sa présence ? A son retour, plus aucune nouvelle. Le silence. Un matin, n'y tenant plus, il a couru acheter son dernier disque. Dans le magasin, il a voulu l'écouter sur le champ ; il était bien trop impatient pour attendre de le découvrir dans le calme, une fois rentré chez lui. Il s'est enfermé dans la cabine, il a plaqué les écouteurs contre ses oreilles. Il a laissé venir à lui les notes de musique… Dès les premières mesures, une étrange impression l'a saisi. Il ne reconnaissait pas la manière de son frère ; une langueur inhabituelle s'était glissée dans le Prélude de Chopin. Comment a-t-il été capable de ressentir cela dans l'isolement de la cabine ? Comment a-t-il pu détecter un renoncement, lui qui n'a jamais eu d'oreille ? Sur le moment, il n'a pas voulu l'admettre ; il a imputé le décalage de sa perception à la mauvaise acoustique de la cabine. Mais le soir même, pourquoi a-t-il finalement reconnu, allongé sur son canapé, que l'incomparable virtuosité d'Emile avait perdu de sa puissance d'évocation ? Que son toucher était moins bouleversant ? Que quelque chose d'inexplicable était survenu ? Un grand pianiste, au sommet de son art, qui capitule : voilà ce qu'il a admis dans le secret de son cœur. Les jours passant, il a hésité. Il aurait voulu lui parler, lui proposer de dîner en ville, en tête à tête. Il a renoncé à l'appeler, pensant que cela ne servirait qu'à envenimer les choses. Prague fut son dernier concert ; quelques semaines plus tard, on repêchait son corps au fond d'un lac. Il ne lui reste que sa collection de disques, et quelques souvenirs disparates.

Il s'est arrêté sous un châtaigner. Un tapis de feuilles dentées s'emmêlent sous ses pieds. Il tient dans sa main des bogues rousses regroupées par deux, hérissées de piquants. Il en ouvre une ; accolées entre elles, les châtaignes brillent comme des pépites brunies dans sa paume. Mi fa mi do ré do mi, quelle pitoyable dérision. Emile n'a cessé de désirer la perfection. Lui sait bien aujourd'hui qu'elle n'existe nulle part, même pas dans la nature. Elle persiste à se dérober, comme les airs oubliés. Mi fa mi do ré do mi… Qu'a-t-il à perdre ? Il va essayer d'improviser, sans tenir compte de sa voix ingrate. Il va chanter pour le temps aboli, pour cet instant, pour son frère qui s'est noyé. Mi fa mi do ré do mi, ce n'est pas bien difficile. Sa voix n'est pas si laide qu'il ne puisse tenter, une seule fois, aidé du souvenir, de la faire exister. Mi fa mi do ré do mi… Do la, do mi fa…do mi si, mi fa mi si ré do la… Do mi fa, sol fa mi… C'est à peine croyable ; l'air est revenu, comme par enchantement. Il est déconcerté ; l'émotion lui noue la gorge. Malgré tout, il s'efforce de lier les notes, comme autrefois Emile. Il reprend le refrain un peu plus fort, adossé au tronc. Tout en refoulant son trouble, il revoit son frère sur le tabouret de velours, ses doigts déliés courir avec dextérité sur le clavier ; ses épaules accompagnent le mouvement des bras, son pied appuie sur la pédale, le métronome oscille sur le piano pendant que lui écoute, derrière la porte, en retenant sa respiration…
Quelque chose a cédé en lui. Portée par le souvenir, sa voix se libère de l'étreinte. Pour toi, mon frère, pour tous les silences de notre jeunesse. Pour ta voix pure, pour le soliste que tu as été. Pour toi que j'aimais, je veux chanter aujourd'hui. Que ma voix monte, par-delà les nuages.



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Créé le 1 mars 2002

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