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de Bozena Bazin,
Sélection No.19
Octobre 2004
Auteur de
plusieurs Nouvelles
Elle se
présente à
nous.
José se réveille brusquement et cligne des yeux,
désorienté. L'ululement aigrelet du réveil-matin
vrille ses tympans : il lui assène un violent coup de poing pour
le faire taire.
Il aurait aimé se rendormir mais il ne peut pas se le permettre.
Une longue journée de labeur l'attend.
Il travaille comme cuisinier dans une échoppe dont il est
l'heureux propriétaire et l'unique employé. Chaque jour,
il prépare une énorme marmite d'olla podrida qu'il sert
à ses nombreux clients, tous des habitants de la colonia Santa
Anna. La salle est petite: une cuisinière, un frigo, un
congélateur, un plan de travail, une table et quatre chaises
bancales y occupent toute la place. La majorité des
habitués préfèrent s'installer sur le trottoir,
où José dispose, dès l'ouverture, deux longues
banquettes. Assis là, ils mangent, boivent de la bière,
fument et causent bruyamment en reluquant les jolies filles qui passent
dans la rue.
L'ambiance est joyeuse, les rires fusent de toutes parts, et
José, heureux, se démène dans son échoppe
Il rougit de contentement quand un client s'exclame en avalant sa soupe
" José, mon ami ! Toujours aussi goûteuse, ton olla
podrida ! La meilleure du Mexique ! " Ragaillardi, à la
perspective de la nouvelle journée, José bâille
à se décrocher la mâchoire, et quitte son lit
pliant, qu'il installe chaque soir près du congélateur,
tout neuf.
Il passe sa vie dans son échoppe, et adore son métier,
même s'il ne propose à ses habitués, devenus des
amis, qu'un seul et unique plat : le fameux pot-au-feu mexicain, bien
épicé, qui fouette le sang et revigore le corps.
En se rasant, au-dessus de l'évier, il prépare
mentalement sa liste d'achats quotidiens. Il la connaît par cœur,
mais c'est toujours un tel plaisir d'énumérer ces noms
évocateurs. Il
chantonne gaiement en se rendant au marché.
A la vue des étalages, José s'arrête un long
moment, frappé par la cacophonie des couleurs ; pourpres, verts,
jaunes, violets tourbillonnent devant ses yeux éblouis. Ses
narines frémissent et hument avec ravissement le
méli-mélo enivrant d'odeurs d'herbes et d'épices.
Il se promène entre les tréteaux: tâte, pince,
chatouille, caresse, titille, suçote, soupèse.
Les légumes frissonnent et s'alanguissent sous ses doigts
experts.
Ses sens rassasiés, José achète, en marchandant
longtemps, quelques chayotes, choux, choux-fleurs, carottes, navets et
cardons
qu'il dépose délicatement dans un petit chariot.
Il y ajoute un sac de pommes de terre, des haricots de Lima, des pois
chiches.
Il aimerait acquérir les autres ingrédients qui composent
une vraie olla podrida, champignons noirs, safran, gingembre, mais ses
moyens sont limités.
Il s'arrête devant un étal où il achète des
piments : trois palopènes et quatre poblano.
De retour à l'échoppe, il dépose ses achats sur la
table, boit un café bien noir, se lave les mains et commence
à préparer sa spécialité. Pendant une
heure, José gratte, râpe, émince.
Il sifflote joyeusement en versant les légumes dans une marmite
ventrue qui trône sur la cuisinière.
Tandis que les oignons rissolent dans une poêle, il ouvre le
frigo, en sort un beau morceau de viande, rouge sang, et le
dépose sur le plan de travail.
Il aiguise un énorme couteau qui scintille et semble menacer
les rayons du soleil qui se déversent, insouciants, par la vitre.
José passe son pouce sur la lame affûtée comme le
fil d'un rasoir.
Satisfait, il découpe la viande en petits cubes qu'il jette dans
la marmite. Il y ajoute quelques os, les oignons dorés, les
piments.
Il verse de l'eau, sale, poivre, ajoute de l'ail haché, du
cumin, une pincée de toute-épice et quelques clous de
girofle.
Il allume le gaz : l'olla podrida va mijoter doucement quelques heures.
José s'octroie une petite pause bien méritée :
il sort une bière, bien fraîche, et s'installe sur le
banc,
encore vide, devant son échoppe. Ses pensées sont
moroses.
Son stock de viande s'amenuise, il en reste, à peine, pour deux
ou
trois jours. Il soupire, allume une cigarette qu'il fume
paresseusement.
=========== Le soir, après le départ du dernier client,
José
s'affaire à mettre de l'ordre dans son échoppe.
Il se lave, change de chemise. Il enfile un pantalon propre, en tissu
sombre, passe un coup de peigne dans son épaisse chevelure aile
de corbeau, s'asperge, abondamment, d'eau de Cologne et quitte les
lieux..
Deux fois par mois, il ramène chez lui une prostituée
qu'il
a accostée dans le quartier chaud de la colonia.
Il lui faut une femme assez jeune, bien en chair, mamelue et fessue,
mais pas trop grasse.
José prend toujours son temps avant d'arrêter son choix.
Il déambule lentement dans les rues, bien
approvisionnées, où des dizaines de femmes attendent un
client, engoncées
dans des mini-jupes moulantes et des corsages aux
décolletés
vertigineux.
Il évalue d'un regard expert les corps dénudés,
suppute leurs fermeté et élasticité.
Alléché par un spécimen particulièrement
prometteur, il s'approche de la fille de joie, entame une conversation
animée, ponctuée de rires et de plaisanteries. Satisfait,
il conclut le marché et ramène sa conquête dans son
échoppe. Tout au long de la route, ses mains agiles et expertes
soupèsent, pincent, tâtent la chair convoitée.
Arrivés chez lui, il offre à la fille deux ou trois
verres de tequila, et des amuse-gueule. Lui, il préfère
une bière qu'il avale d'un trait. Il allume la radio qui
déverse les sons joyeux de la musique des mariachis, rendant
toute conversation impossible. . En sifflotant, José ouvre un
tiroir et en sort le couteau dont il se
sert tous les jours pour découper les légumes. Il
s'approche de la fille qui lui tourne le dos et sectionne sa carotide
d'un geste rapide et expert. Le sang jaillit dans un gargouillis
sinistre. Le corps s'affaisse sans un cri. José laisse tomber le
couteau et s'empare d'un grand seau en fer blanc, qu'il a pris soin de
camoufler sous la table, avant de partir. Il le place au-dessous de la
gorge tranchée et le regarde se
remplir rapidement. Il pense au dur travail qui l'attend. Après
avoir
saigné le corps, il faudra l'éviscérer, le
démembrer et le désosser. Découper la viande et la
conditionner. Heureusement, les affaires marchent mieux depuis une
année ce qui lui a permis d'acheter le congélateur.
José connaît son métier sur les bouts des doigts.
Quand il finira le découpage, il y aura peu de déchets :
la tête, les pieds, les mains et les viscères. D'habitude,
il les enterre, en plusieurs endroits, dans le désert tout
proche. Par contre, il garde les abats qu'il offre, une fois cuits, aux
deux corniauds, devenus, eux aussi, ses amis. Il n'aime pas trop laver
et récurer l'échoppe pour effacer toute trace de ses
activités nocturnes. C'est tellement éreintant qu'il est
courbaturé le lendemain. José soupire en pensant à
la longue nuit qui l'attend. Il n'a aucun remords. Sa conscience est
pure. Il ne couche jamais avec ses victimes.. Ce serait incorrect de sa
part. José tient aussi
à ce que leur mort soit instantanée et indolore. Il n'est
pas
un de ces tueurs en série qui jouissent de la souffrance de
leurs proies.
. Il n'est qu'un honnête petit artisan qui essaye de survivre
dans
un monde hostile. Est-ce sa faute si le prix du porc a doublé un
an
auparavant ?
Il n'a trouvé que ce moyen pour échapper à la
ruine qui l'aurait obligé à fermer sa chère
échoppe.
Il aime tant cuisiner l'olla podrida pour ses clients, devenus ses
meilleurs amis.
==============================
Le lendemain, José ouvre sa boutique à l'heure
habituelle. Il n'a pas dormi de la nuit, mais deux tasses de
café très fort et la satisfaction du travail bien fait
font briller ses yeux d'un éclat joyeux. Il pose un grand plat
en plastique, rempli d'abats cuits, près de la banquette et
siffle les deux chiens qui accourent et dévorent avidement la
nourriture. José s'installe à sa place habituelle et
allume une cigarette qu'il savoure paisiblement. Une odeur exquise d
'olla podrida s'échappe par la porte ouverte et envahit la rue.
" Salut, José ! On va se régaler tout à l'heure !
" s'écrie l'un de ses clients qui passe dans la rue.
José lui sourit, le salue d'un geste de main, se lève
et va vérifier l'assaisonnement.
Le pot-au-feu sera parfait.
*
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