Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
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Patricia Bureu-Lavassany
  sélection janvier 2007

elle se présente à vous.


La lettre

Cette ville que je regarde par le hublot je la revois sans lumière...
Je viens de débarquer, je fixe le trou noir qui s'étale devant moi. Je me fais happer par l'épaisse nuit d'hiver, une heure du matin, il fait chaud, drôle de sensation. Je passe ma main dans mes cheveux, je me sens seul. Ma vie défile sur le pare-brise. Etre parti, avoir fuit ? Etre venu dans ce no man's land pourquoi ? Pour qui ? Partir pour exister, partir pour oublier ? Chercher les raisons de toutes ces nuits passées sans amour ? Vouloir se réaliser dans mon métier ? Vouloir oublier ces maîtresses qui, sans bruit, ont jalonné ma vie ? Avoir gagné une guerre dans un pays en paix ? ... Les phares de la voiture m'offrent un paysage fantasmagorique qui me saisit d'effroi. Immeubles éventrés, monticule de terre parsemé d'ordures, voitures calcinées, routes défoncées... les oubliés de la paix habitent là... Désormais je vais vivre dans ce pays. La femme à mes côtés me regarde et sourit. Je le connais ce sourire, elle a peur mais ne dit rien. Je croise mon reflet dans la vitre, mon visage est gris et j'ai grossi depuis ma maladie. La voiture ralentit, s'arrête à un barrage, résidu du passé d'hier, sanction d'aujourd'hui. Le conducteur allume le plafonnier. Echange de politesse et la route continue. Qu'avais-je pensé, moi l'étranger, que dix-sept années de guerre se nettoient en deux coups de cuiller à pot ? Le seul coup de canon qui résonne encore dans mes oreilles est celui du quatorze juillet. Je ne sais rien d'ici, je suis d'ailleurs et quelle que soit la vraie raison d'être là, j'apprendrais bien vite que rien n'est révolu. Etranger, ma vie s'effiloche. La mer étale sa plénitude devant mes yeux et la femme à mes côtés se réjouit de cette beauté. Elle m'a suivi pour être avec moi, solitude à deux. Depuis combien d'années je ne regarde plus le visage de ma femme quand je lui fais l'amour ? Nous arrivons. La voiture stoppe devant une résidence coloniale. Pas d'électricité, nous montons l'escalier grâce au faisceau de la lampe de poche que tient l'homme qui nous accueille. Notre chambre donne sur un jardin, cour intérieure de cette vieille demeure, vestige d'un passé glorieux. Nous sourions du manque d'eau potable et de l'intimité des bougies. Contraste entre ce qui fut et ce qui est... toute une histoire, une sale histoire de guerre.

-« Vous désirez du café monsieur ? »
-« Guy, l'hôtesse te parle »
Je m'oblige à ouvrir les yeux.
-« Pardon, Oui, merci »
-« Je me demande comment tu peux dormir Depuis que nous avons décollé, je suis excitée à l'idée de rentrer en France. Un an, tu te rends compte ? ça fait un an que nous sommes partis, tu n'as pas l'air content de rentrer et pourtant c'est sympa de la part de Bertrand et Nadine de vouloir fêter nos dix ans de mariage…Guy tu t'es rendormi ? »
-« Non ma chérie, je me repose... j'ai passé une mauvaise nuit…je suis heureux de rentrer, c'est vraiment sympa cette invitation… »

Comment ne pas dormir à l'écoute de cette voix qui ronronne dans mes oreilles depuis dix ans ? Dix ans de mariage sans anicroche, déjà je les entends « félicitations pour ce mariage ». Je les vois lever leur verre et se féliciter de leur soirée où tous les convives sont heureux de nous revoir. Bertrand fier de sa surprise, car il nous en pondra une, fera un clin d'œil à ma femme et me sourira béatement, c'est tout à fait son style. Un mariage réussi sans anicroche et sans enfant, mais ça, personne ne le rajoutera. Maintenant je sais qu'eux au moins je les ai fuis quand j'ai accepté ce contrat à l'étranger. Si j'élabore l'inventaire des mensonges que j'ai débités depuis ces dernières années et tout particulièrement de celle qui vient de s'écouler, ce voyage de retour ne me suffirait pas. Le dernier date de quelques minutes et le ronronnement de sa voix continue, je ne vais pas tarder à lui en sortir un autre.
-«…hum… Bertrand et Nadine sont uniques, oui ma chérie. »
L'annonce du commandant de bord me sauve de ce bavardage ennuyeux, un film va être projeté. Je mets mes écouteurs et me branche sur «radio classique».
Revivre un an plutôt, mon arrivée à l'agence, le briefing, le gérant me présente : Guy de Bersudaire, notre info-graphiste. Il énonce les divers postes que j'ai occupés pendant que je serre les mains de mes futurs collègues. Un cœur au bord de la quarantaine sursaute à la vue d'une belle femme, mais là…je m'assis et pris une cigarette pour me donner une contenance. Pour les autres je la regarde mais pour moi je me fabrique déjà un souvenir. Si je me dis que le charme des orientales n'est pas une légende…ELLE, la femme dans cette salle, qui fume et parle sans me voir. ELLE, j'aurais voulu lui dire les secrets de mon âme à la vue de son sourire. J'aurais voulu lui dire mon cœur qui chavire, mon corps qui frissonne par ce regard qui a mis le feu aux murmures interdits de mon désir. ELLE de qui je n'ai même pas entendu le nom. ELLE qui vivra dans mes rêves à venir. ELLE pour qui je déserterai cette salle, pour ne pas la croiser et surtout pour qu'elle ne remarque pas mon émoi.
Le hasard de la vie ne nous pardonne pas nos faiblesses. Quelques semaines après, je partage avec supplice et délice le même projet.
Comment se sont écoulés les mois jusqu'à aujourd'hui ? Rencontres furtives, mensonges, peurs, enivrement des corps, désirs ravageurs, projets et rêves, attentes, refuge, douceurs, réalité je suis son aîné et marié depuis dix ans. Comment peut-on savoir si la vraie vie est côté cour ou jardin ?
J'ouvre les yeux, sur l'écran "James Bond" défie le monde et ses méchants. Je glisse doucement ma main dans ma poche et je serre très fort la lettre qui s'y trouve. Je referme les paupières… mes dernières heures avant ce maudit retour. Je rentre du travail je trouve ma femme en train de faire les valises. Sur mon front la sueur coule. Je l'essuie prétextant cette chaleur inhumaine en cette fin de mois de juillet. Elle m'annonce avec une joie immense que nous prenons l'avion le lendemain matin.
-« J'ai essayé de t'appeler toute la journée à ton travail me dit-elle, on m'a répondu que tu étais à l'extérieur, Bernard et Nadine…et comme tu es en vacances à partir de demain, j'ai tout préparé. »
La terre se dérobe sous mes pieds. Sans répondre je pars à la salle de bain. Je m'agenouille sur le carrelage frais, mains à plat, visage face au sol, le front collé au dallage je pousse un hurlement silencieux pour ne pas cesser de vivre. Comme un vieillard je me relève, le miroir au-dessus du lavabo reflète mon visage ravagé, les griffes du temps signent mon désarroi. Je m'asperge d'eau. J'ôte mes vêtements et après une douche interminable je me jette à table. Pendant tout le repas, cette cicatrice sous le masque du sourire me rappelle mon désir de forcer le destin. Je me vois tout avouer à cette femme qui est ma femme. Ce possessif me colle à la peau. Les scénarios défilent dans ma tête tout en l'écoutant. Comment lui confesser cet amour qui souffle sur mes rides ? Comme lui avouer que la peur de vieillir s'est évanouie cet après-midi car mon souhait d'avoir un enfant pouvait se réaliser ? Toute la nuit je l'ai passée à écrire et toute ma lâcheté est inscrite sur ces feuillets avec pour en tête : « A ma femme. » Je m'étais juré de les lui donner avant le départ et nous voilà en train d'atterrir sur Orly.
Un taxi nous dépose chez nous. J'erre dans cet appartement en évitant ma femme, je frôle les objets qui de leur place annihilent l'année qui vient de s'écouler. L'artifice de notre vie est incrusté dans les détails. Je me sens pitoyable. Je déambule entre hier et aujourd'hui, j'étouffe. Pars me dis-je, fuis cette maison, quitte tout, passe la porte, ne te retourne pas. J'agrippe la lettre dans ma poche.
-« Guy, le téléphone pour toi »
Je me lève, prends l'appareil. C'est ELLE… Les reproches pleuvent :
-« Tu pars sans rien dire, tu disparais, j'apprends par d'autres que tu ne reviendras peut-être plus, hier tu me quittes en disant que tu vas parler à ta femme et tu t'envoles. Lâche, égoïste, menteur… »
Je n'arrive pas à articuler un mot, mes yeux scrutent la pièce, je cherche ma femme… la sonnerie de l'occupation résonne dans mon oreille. Je repose le combiné avec délicatesse. Les jambes coton je me dirige vers mon bureau, je me rassure, tout va s'arranger, je vais la rappeler et je lui expliquerai. Je prends la lettre dans ma poche et stupéfait je regarde l'enveloppe. Tremblant je l'ouvre et en sors des feuillets blancs. Je ne comprends rien, je les retourne, rien, aucune trace de mon écriture. Je relève la tête, ma femme est immobile devant moi, sans un mot elle me tend les originaux. Je la fixe… Je ne sais si j'attends une explication… je vais perdre la raison...
Cette voix, que je connais si bien, brise le silence. Sans violence, avec cette indulgence qui la caractérise, ma femme articule ces mots :
-« J'ai trouvé la lettre cette nuit sur ton bureau, tu étais dans la cuisine en train de boire et je l'ai lue. Avant de partir ce matin j'ai téléphoné à ton agence pour leur dire qu'il se pourrait que nous restions en France car tu avais reçu des nouvelles alarmantes concernant la santé de ta mère et que tu les rappellerais pour les informer de ta décision…Je pense qu'il serait temps que tu te prépares, nous sommes attendus chez Bernard et Nadine, tu n'as pas oublié… »

Hagard, je la fixe toujours pendant qu'elle tourne les talons et s'évapore. Le mensonge règne en maître, il consume mon cœur et je suis pétrifié. Il enveloppe, de son envergure, mon existence, mon âme de lâche.

A la soirée chez Bernard et Nadine je me surpris à sourire, à parler, l'imposture fut à son comble. Le champagne, le gâteau et le discours de Bernard rien ne manqua à cette mascarade. Cette soirée fêta ma vie d'antihéros. La peur de partir fut la plus forte et je décidai de vieillir au chaud comme un homme respectable avec ma canne et mon chapeau. Je boitai le reste de ma vie d'une infirmité que personne ne remarqua.


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Créé le 1 mars 2002

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