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Kilomètre trente-deux ! Tout le monde descend ! Allez, allez, messieurs
dames, pressons je vous prie, la route est encore longue… lança le
chauffeur-animateur du bus de la New Life Travels Company aux touristes qu'il
emmenait en voyage
- Comment ça, "trente deux" ? Vous nous avez déjà fait
descendre aux kilomètres douze et vingt-deux ! Et il est dit dans
la brochure que les arrêts aux dizaines offrent les meilleurs panoramas
!
- Ah, mais, ma petite dame, l'option à laquelle vous faites référence
figure dans la rubrique "Classe riche à plumer" de notre catalogue
de prestations, or, si je ne m'abuse, votre contrat de réservation
pour le voyage d'aujourd'hui mentionne une catégorie de services de
la rubrique "Classe Eco – Tout venant", n'est-ce pas ? Mais n'ayez crainte,
le paysage à cet arrêt vous permettra de faire une jolie photo
quand même…
- Les photos ! Parlons-en, justement : vous nous laissez si peu de temps
à chaque étape que nous n'avons même pas le temps de
faire les mises au point ! Je suis sûr que tout va être flou
! Des voyages comme ça, merci bien !
- Mon bon Monsieur, mon bon Monsieur, je comprends tout à fait votre
irritation et je m'en démange pour vous, mais voyez-vous, enfin, le
voyage est bien court, si vous voulez tout voir, il nous faut bien aller
vite, non ? Bon, je vous propose quelques minutes de pause supplémentaires
à cet arrêt, de manière à en profiter un peu plus.
De toute façon, nous sommes environ au tiers du parcours, c'est un
des meilleurs sites à visiter. Regardez ! Les environs du trentième
sont si agréables…
- Le vingt était bien aussi, enfin, je veux dire le vingt-deux. C’est
là qu'il y avait le plus de verdure. Ici, le paysage commence à
se déplumer.
- C'est le Nebraska, cher Monsieur, le Nebraska… un pays rude, sauvage, sa
beauté nous demande un effort si l'on veut s'en badigeonner les paupières,
vous savez…
- Et puis, il n'y a pas grand monde… Il n'y a même personne !
Nous n'avons croisé aucun autre véhicule sur la route.
- Mais c'est le Nebraska, chère madame, le Nebraska. Ce n'est pas
un désert, mais c'est un peu désertique tout de même.
Certains de nos clients aisés choisissent la Californie ou la Floride
pour le climat et la douceur de vivre mais, avec tout mon respect, je dois
vous préciser que ces circuits- là appellent un autre budget
que celui que vous…
- Oh, ça va ! On se paye les voyages que l'on peut !
- Absolument, d'ailleurs je vous suggère de reprendre notre route. Le temps tourne à l'orage.
Le bus vieillot couleur alu de la New Life Travels Company redémarra
en toussotant et perdit un enjoliveur quand le chauffeur-animateur enclencha
la première.
L'unique haut-parleur de la radio swinguait "A sweet little bullet
from a pretty blue gun" en crachouillant depuis de longues heures déjà
; la bouteille de bourbon du conducteur se vidait un peu à intervalle
régulier. Le grand maigre, presque décharné dans son
costume élimé n'avait de toute façon que peu de pilotage
à faire : la route était droite, rectiligne, et traversait
les étendues en traînant un nuage de poussière grise
et d'émanations de gasoil mélangées.
- Vous ne pourriez pas changer de station ou de disque ? Nous entendons le même morceau depuis notre départ !
- Vous n'aimez pas le grand monsieur Tom Waits, messieurs dames ? Vous
n'aimez pas sa voix rauque, rocailleuse, enfiévrée ? Vous n'aimez
pas le jazz ? Ah, le jazz… la musique du diable …ou des anges déchus
comme disait Kerouac… Et bien, non, messieurs dames, je ne peux pas changer.
Il se trouve, et j'en suis marri, que ce morceau est le seul autorisé
par ma compagnie de transport, choisi selon des critères de budget
calculé sur une évaluation des inscrits pour cette catégorie
de voyage…C'est assez rigide, j'en conviens.
- Je ne vois absolument pas ce que vous entendez par là ; mon
fils a des cassettes que nous pourrions très bien…
Le touriste fut interrompu par un vrombissement sur sa gauche. Un
autre bus, identique mais apparemment plus rapide venait de les doubler.
La pluie tombait à verse et l'animateur poussa les essuie-glaces à
leur essoufflement maximal.
- Ah… La Nénuphar Eternal Company… Nos concurrents, messieurs
dames… Ils sont toujours plus pressés que les autres…
- Peut-être, chauffeur, mais eux au moins ils ont certainement
plus de temps à consacrer aux arrêts, ils peuvent prendre des
photos tranquillement, eux !
- Ils ne s'arrêtent pas, madame. Ils prennent les photos en roulant, mais pour eux… le voyage est gratuit…
- Comment ça, gratuit ? C'est une honte ! Nous qui avons payé
si cher pour cette visite, tout cet argent pour en profiter si peu, dans
un bus rouillé et enfumé par vos cigarettes puantes ! En plus,
vous buvez en conduisant et vous ne faites aucun commentaire culturel pendant
les arrêts, c'est du vol ! Et… eh ! Nous venons de passer le kilomètre
quarante-deux et vous ne vous êtes pas arrêté ! Mais que
….
Les longs doigts du chauffeur venaient d'agripper le frein à
main et le bus glissa en zigzaguant sur la route mouillée pendant
plusieurs dizaines de mètres avant de pouvoir reprendre son souffle
sur le bas-côté. Le guide avala une gorgée et ralluma
une blonde avant de se tourner vers ce qu'il aimait appeler "sa cargaison".
- Êtes-vous sûr d'avoir payé si cher, messieurs
dames ? Êtes-vous bien sûrs ? S'il vous sied, je peux vous laisser
là. Je peux car il est stipulé dans vos contrats de réservation
que le service offert est susceptible d'être modifié sans préavis
si les conditions de sécurité ne sont pas réunies. Les
conditions météo en font partie et vous l'avez observé
par vous-même : la glissade que nous venons de subir aurait pu avoir
des conséquences catastrophiques …
Il ponctua son intervention d'un coup de pied dans le haut-parleur
mono qui se remit à jouer "A sweet little bullet from a pretty blue
gun" de Tom Waits, écrasa sa cigarette contre la vitre et se mouilla
le gosier en fixant son assistance d'un regard de pierre tombale.
Personne ne bougea sous le tonnerre liquide qui martelait le toit du véhicule oblong couleur alu.
- Nous voilà donc d'accord, messieurs dames, avoir
payé si cher jusqu'à maintenant pour ne pas en profiter jusqu'au
bout serait du gâchis, non ?
Ce sur quoi il refit tousser le moteur du bus qui alluma ses phares jaunis au milieu de l'orage.
- Et toi tu ne dis rien ? Ca m'aurait étonné !
- Écoute, chérie, après tout, nous avons pris
la classe écho, il n'y a pas trop à se plaindre… Et puis, il
est poli, mais il n'a pas l'air commode, cet animateur… Même s'il ne
fait pas beau, essaye de profiter du voyage. Nous allons quand même
voir cette fameuse destination- surprise dont ils nous parlent dans la brochure
… Ne t'inquiète pas, ça nous fait sortir un peu…
- Au fait, messieurs dames, je vous dois quelques explications, il
est vrai. Si nous ne nous sommes pas arrêtés au kilomètre
quarante-deux, c'est parce qu'il n'y a tout simplement rien à voir.
Les collines environnantes sont trop loin et trop planes, la verdure a disparu
et l'horizon est peu joyeux… On peut toutefois commencer à apercevoir
les failles du paysage. Nous nous arrêterons au cinquante-deux.
- Pouah ! Vu le temps, autant poursuivre !
- Ou faire demi-tour ! Ce sera aussi bien… A voyage gâché, autant gagner du temps !
- Ah, désolé, messieurs dames, mais nous ne le pouvons. Cet
itinéraire est à sens unique. Il me serait fort inopportun
de braver les lois du code de la route. Je risque mon job, vous savez…mon
patron est, disons, peu ouvert au dialogue syndical…
- Sens unique ? Comment "sens unique" ? La route est bien assez large pour
permettre à deux véhicules de se croiser…
- Oui, mais, chère demoiselle, ce serait à l'encontre des termes
du contrat, alinéa douze, item trois :"L'organisateur s'engage, si
les conditions de sécurité le permettent, à mener à
bon port les clients s'ayant acquitté au départ du prix total
du voyage". N'avez-vous donc pas envie de connaître cette "destination
surprise" qui aiguise votre curiosité ?
- Si, mais vu que vous entamez votre deuxième bouteille et que les
freins du bus laissent à désirer, nous nous demandons bien
parfois si nous y arriverons à cette fameuse destination !
L'ensemble de la cargaison applaudit la remarque du gros à bretelles
qui hochait la tête vers ses congénères en cherchant
leur approbation.
- Ah, ah… de la mutinerie dans l'air, mon beau monsieur. D'une certaine
façon, c'est louable de votre part. Toutefois, je vous rassure : ce
bus en a vu d'autres, en verra encore plus et en ce qui concerne ma consommation
de Jack Daniels, n'ayez crainte… J'en ai bu d'autres et j'en boirai encore
plus. Regardez : je peux lâcher le volant, coincer cette bouteille
vide sur l'accélérateur et nous allons pourtant toujours tout
droit et aussi vite, non ?
Un cri de panique collective résonna à en faire sauter les boulons de l'habitacle.
- Mais vous n'avez donc point le sens de l'humour ? Je plaisantais, voyons…
Tout cela pour vous montrer que je domine parfaitement la situation. Kilomètre
cinquante-deux, milieu du voyage, profitez, profitez et prenez vos parapluies.
Il faut se protéger des intempéries…surtout à partir
d'ici.
Les touristes de la New Life Travels Company descendirent pour prendre
une ou deux photos sous la pluie, essayèrent de sourire en posant
dans le brouillard et firent obstinément la même chose aux kilomètres
soixante-deux et soixante-douze.
- La pluie a cessé, m'sieurs dames, alleluyah ! Kilomètres
quatre-vingt-deux ! Fin du voyage ! Notre compagnie espère que vous
avez passé un agréable moment et espère vous revoir
très bientôt sur nos lignes !
- Fin du voyage ? Comment ça ? Et la destination surprise, alors ?
Nous sommes au milieu de nulle part ! Dites plutôt que vous
êtes plein comme une huître et que vous ne pouvez pas continuer
!
- Non, m'sieurs dames… Fin du voyage. Vérifiez
que vous n'avez rien oublié dans le bus. La compagnie décline
toute responsabilité en cas de vol, d'abandon ou de dommages causés
aux bagages…Maintenant, chers clients, veuillez avoir l'amabilité
de quitter ce bus !
Le chauffeur-animateur trébucha en sortant le premier griller une
dernière cigarette en s'accrochant à un fonds de bourbon pour
ne pas tomber.
- De toute façon, de toute façon, la route s'arrête
là, et encore parce qu'on a fait des travaux depuis peu pour la rallonger.
C'est ce qu'on appelle le progrès. La destination surprise promise
à l'alinéa dernier, item six, se trouve à quelques centaines
de mètres tout droit devant vous. Vous pouvez continuer à pied,
vous n'irez pas beaucoup moins vite que cette fichue carcasse que mon patron
m'a filée entre les mains. Saloperie de boulot !
- Vous nous attendez ici ?
- Ouais, ouais, je vous attends, bien sûr… J'ai que ça à faire maintenant…
- Je dois vous dire, et je me fais le porte-parole de tout notre groupe,
que nous sommes particulièrement déçus du voyage ! Un
véhicule obsolète, un guide incompétent et alcoolique,
des étapes au confort bâclé et un prix extravagant, quand
même !
- Ah, ben, désolé que la visite vous ait pas plu. C'était
pourtant la dernière. Classe écho, vous savez, m'sieur…
Les voyageurs s'éloignèrent en bougonnant.
- Tout de même, tout ce qu'on demande, c'est un peu de respect, on a payé, non ?
- Et bien, oui, madame, je suis entièrement
d'accord avec vous et je ne manquerai pas d'adresser un courrier de réclamation
!
- Au moins pour se faire rembourser !
- Ah, mais vous savez, ils ne pensent qu'à leur
profit… La satisfaction du client, ils s'en moquent ! Mais au fait, maintenant
on pourrait demander à cet ivrogne ce que c'est l'objet du voyage…
- Parfaitement !
Le gros à bretelles mit ses mains en porte-voix pour demander au chauffeur animateur :
- Eh, vous ! Debout ! C'est quoi la surprise ?
- La surprise ? Un magnifique panorama sur un fleuve dans un merveilleux canyon !
- Un canyon ? Il n'y a pas de canyon dans le Nebraska !
- Mais si, messire … Vous pouvez même le traverser si vous donnez la pièce !
- Ah, bon, merci quand même !
- De rien, ce fut un plaisir !
Le guide toussa sa nicotine en paquets jaunes, ouvrit son portable, attendit
la tonalité en sifflota "Whistlin' past the graveyard», toujours
de Tom Waits, et composa le six-six-six en se disant " Les touristes, tous
pareils, jamais contents… Ils pourraient quand même prendre soin de
se renseigner avant."
- Allô ?
- Oui, c'est ton frère. La cargaison arrive.
- Ok, j'attends.
- Merci. A la prochaine, Charon.
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