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Canivenc Didier  sélection février 2007

il se présente à vous.


 Kilomètre trente-deux

- Kilomètre trente-deux ! Tout le monde descend ! Allez, allez, messieurs dames, pressons je vous prie, la route est encore longue… lança le chauffeur-animateur du bus de la New Life Travels Company aux touristes qu'il emmenait en voyage
- Comment ça, "trente deux" ? Vous nous avez déjà fait descendre aux kilomètres douze et vingt-deux ! Et il est dit dans la brochure que les arrêts aux dizaines offrent les meilleurs panoramas !
- Ah, mais, ma petite dame, l'option à laquelle vous faites référence figure dans la rubrique "Classe riche à plumer" de notre catalogue de prestations, or, si je ne m'abuse, votre contrat de réservation pour le voyage d'aujourd'hui mentionne une catégorie de services de la rubrique "Classe Eco – Tout venant", n'est-ce pas ? Mais n'ayez crainte, le paysage à cet arrêt vous permettra de faire une jolie photo quand même…
- Les photos ! Parlons-en, justement : vous nous laissez si peu de temps à chaque étape que nous n'avons même pas le temps de faire les mises au point ! Je suis sûr que tout va être flou ! Des voyages comme ça, merci bien !
- Mon bon Monsieur, mon bon Monsieur, je comprends tout à fait votre irritation et je m'en démange pour vous, mais voyez-vous, enfin, le voyage est bien court, si vous voulez tout voir, il nous faut bien aller vite, non ? Bon, je vous propose quelques minutes de pause supplémentaires à cet arrêt, de manière à en profiter un peu plus. De toute façon, nous sommes environ au tiers du parcours, c'est un des meilleurs sites à visiter. Regardez ! Les environs du trentième sont si agréables…
- Le vingt était bien aussi, enfin, je veux dire le vingt-deux. C’est là qu'il y avait le plus de verdure. Ici, le paysage commence à se déplumer.
- C'est le Nebraska, cher Monsieur, le Nebraska… un pays rude, sauvage, sa beauté nous demande un effort si l'on veut s'en badigeonner les paupières, vous savez…
-  Et puis, il n'y a pas grand monde… Il n'y a même personne ! Nous n'avons croisé aucun autre véhicule sur la route.
- Mais c'est le Nebraska, chère madame, le Nebraska. Ce n'est pas un désert, mais c'est un peu désertique tout de même. Certains de nos clients aisés choisissent la Californie ou la Floride pour le climat et la douceur de vivre mais, avec tout mon respect, je dois vous préciser que ces circuits- là appellent un autre budget que celui que vous…
-  Oh, ça va ! On se paye les voyages que l'on peut !
-  Absolument, d'ailleurs je vous suggère de reprendre notre route. Le temps tourne à l'orage.

Le bus vieillot couleur alu de la New Life Travels Company redémarra en toussotant et perdit un enjoliveur quand le chauffeur-animateur enclencha la première.
L'unique haut-parleur de la radio swinguait  "A sweet little bullet from a pretty blue gun" en crachouillant depuis de longues heures déjà ; la bouteille de bourbon du conducteur se vidait un peu à intervalle régulier. Le grand maigre, presque décharné dans son costume élimé n'avait de toute façon que peu de pilotage à faire : la route était droite, rectiligne, et traversait les étendues en traînant un nuage de poussière grise et d'émanations de gasoil mélangées.

- Vous ne pourriez pas changer de station ou de disque ? Nous entendons le même morceau depuis notre départ !
-  Vous n'aimez pas le grand monsieur Tom Waits, messieurs dames ? Vous n'aimez pas sa voix rauque, rocailleuse, enfiévrée ? Vous n'aimez pas le jazz ? Ah, le jazz… la musique du diable …ou des anges déchus comme disait Kerouac… Et bien, non, messieurs dames, je ne peux pas changer. Il se trouve, et j'en suis marri, que ce morceau est le seul autorisé par ma compagnie de transport, choisi selon des critères de budget calculé sur une évaluation des inscrits pour cette catégorie de voyage…C'est assez rigide, j'en conviens.
-  Je ne vois absolument pas ce que vous entendez par là ; mon fils a des cassettes que nous pourrions très bien…

Le touriste fut interrompu par un vrombissement sur sa gauche. Un autre bus, identique mais apparemment plus rapide venait de les doubler. La pluie tombait à verse et l'animateur poussa les essuie-glaces à leur essoufflement maximal.

- Ah… La Nénuphar Eternal Company… Nos concurrents, messieurs dames… Ils sont toujours plus pressés que les autres…
-  Peut-être, chauffeur, mais eux au moins ils ont certainement plus de temps à consacrer aux arrêts, ils peuvent prendre des photos tranquillement, eux !
-  Ils ne s'arrêtent pas, madame. Ils prennent les photos en roulant, mais pour eux… le voyage est gratuit…
-  Comment ça, gratuit ? C'est une honte ! Nous qui avons payé si cher pour cette visite, tout cet argent pour en profiter si peu, dans un bus rouillé et enfumé par vos cigarettes puantes ! En plus, vous buvez en conduisant et vous ne faites aucun commentaire culturel pendant les arrêts, c'est du vol ! Et… eh ! Nous venons de passer le kilomètre quarante-deux et vous ne vous êtes pas arrêté ! Mais que ….

Les longs doigts du chauffeur venaient d'agripper le frein à main et le bus glissa en zigzaguant sur la route mouillée pendant plusieurs dizaines de mètres avant de pouvoir reprendre son souffle sur le bas-côté. Le guide avala une gorgée et ralluma une blonde avant de se tourner vers ce qu'il aimait appeler "sa cargaison".

-  Êtes-vous sûr d'avoir payé si cher, messieurs dames ? Êtes-vous bien sûrs ? S'il vous sied, je peux vous laisser là. Je peux car il est stipulé dans vos contrats de réservation que le service offert est susceptible d'être modifié sans préavis si les conditions de sécurité ne sont pas réunies. Les conditions météo en font partie et vous l'avez observé par vous-même : la glissade que nous venons de subir aurait pu avoir des conséquences catastrophiques …

Il ponctua son intervention d'un coup de pied dans le haut-parleur mono qui se remit à jouer "A sweet little bullet from a pretty blue gun" de Tom Waits, écrasa sa cigarette contre la vitre et se mouilla le gosier en fixant son assistance d'un regard de pierre tombale.
Personne ne bougea sous le tonnerre liquide qui martelait le toit du véhicule oblong couleur alu.

-  Nous voilà donc d'accord, messieurs dames, avoir payé si cher jusqu'à maintenant pour ne pas en profiter jusqu'au bout serait du gâchis, non ?

Ce sur quoi il refit tousser le moteur du bus qui alluma ses phares jaunis au milieu de l'orage.

-   Et toi tu ne dis rien ? Ca m'aurait étonné !
-  Écoute, chérie, après tout, nous avons pris la classe écho, il n'y a pas trop à se plaindre… Et puis, il est poli, mais il n'a pas l'air commode, cet animateur… Même s'il ne fait pas beau, essaye de profiter du voyage. Nous allons quand même voir cette fameuse destination- surprise dont ils nous parlent dans la brochure … Ne t'inquiète pas, ça nous fait sortir un peu…
-  Au fait, messieurs dames, je vous dois quelques explications, il est vrai. Si nous ne nous sommes pas arrêtés au kilomètre quarante-deux, c'est parce qu'il n'y a tout simplement rien à voir. Les collines environnantes sont trop loin et trop planes, la verdure a disparu et l'horizon est peu joyeux… On peut toutefois commencer à apercevoir les failles du paysage. Nous nous arrêterons au cinquante-deux.
-  Pouah ! Vu le temps, autant poursuivre !
-  Ou faire demi-tour ! Ce sera aussi bien… A voyage gâché, autant gagner du temps !
- Ah, désolé, messieurs dames, mais nous ne le pouvons. Cet itinéraire est à sens unique. Il me serait fort inopportun de braver les lois du code de la route. Je risque mon job, vous savez…mon patron est, disons, peu ouvert au dialogue syndical…
- Sens unique ? Comment "sens unique" ? La route est bien assez large pour permettre à deux véhicules de se croiser…
- Oui, mais, chère demoiselle, ce serait à l'encontre des termes du contrat, alinéa douze, item trois :"L'organisateur s'engage, si les conditions de sécurité le permettent, à mener à bon port les clients s'ayant acquitté au départ du prix total du voyage". N'avez-vous donc pas envie de connaître cette "destination surprise" qui aiguise votre curiosité ?
- Si, mais vu que vous entamez votre deuxième bouteille et que les freins du bus laissent à désirer, nous nous demandons bien parfois si nous y arriverons à cette fameuse destination !

L'ensemble de la cargaison applaudit la remarque du gros à bretelles qui hochait la tête vers ses congénères en cherchant leur approbation.

- Ah, ah… de la mutinerie dans l'air, mon beau monsieur. D'une certaine façon, c'est louable de votre part. Toutefois, je vous rassure : ce bus en a vu d'autres, en verra encore plus et en ce qui concerne ma consommation de Jack Daniels, n'ayez crainte… J'en ai bu d'autres et j'en boirai encore plus. Regardez : je peux lâcher le volant, coincer cette bouteille vide sur l'accélérateur et nous allons pourtant toujours tout droit et aussi vite, non ?

Un cri de panique collective résonna à en faire sauter les boulons de l'habitacle.

- Mais vous n'avez donc point le sens de l'humour ? Je plaisantais, voyons… Tout cela pour vous montrer que je domine parfaitement la situation. Kilomètre cinquante-deux, milieu du voyage, profitez, profitez et prenez vos parapluies. Il faut se protéger des intempéries…surtout à partir d'ici.

Les touristes de la New Life Travels Company descendirent pour prendre une ou deux photos sous la pluie, essayèrent de sourire en posant dans le brouillard et firent obstinément la même chose aux kilomètres soixante-deux et soixante-douze.

- La pluie a cessé, m'sieurs dames, alleluyah ! Kilomètres quatre-vingt-deux ! Fin du voyage ! Notre compagnie espère que vous avez passé un agréable moment et espère vous revoir très bientôt sur nos lignes !
-  Fin du voyage ? Comment ça ? Et la destination surprise, alors ?

Nous sommes au milieu de nulle part ! Dites plutôt que vous êtes plein comme une huître et que vous ne pouvez pas continuer !

-    Non, m'sieurs dames… Fin du voyage. Vérifiez que vous n'avez rien oublié dans le bus. La compagnie décline toute responsabilité en cas de vol, d'abandon ou de dommages causés aux bagages…Maintenant, chers clients, veuillez avoir l'amabilité de quitter ce bus !

Le chauffeur-animateur trébucha en sortant le premier griller une dernière cigarette en s'accrochant à un fonds de bourbon pour ne pas tomber.

-  De toute façon, de toute façon, la route s'arrête là, et encore parce qu'on a fait des travaux depuis peu pour la rallonger. C'est ce qu'on appelle le progrès.  La destination surprise promise à l'alinéa dernier, item six, se trouve à quelques centaines de mètres tout droit devant vous. Vous pouvez continuer à pied, vous n'irez pas beaucoup moins vite que cette fichue carcasse que mon patron m'a filée entre les mains. Saloperie de boulot !
-  Vous nous attendez ici ?
- Ouais, ouais, je vous attends, bien sûr… J'ai que ça à faire maintenant…
-  Je dois vous dire, et je me fais le porte-parole de tout notre groupe, que nous sommes particulièrement déçus du voyage ! Un véhicule obsolète, un guide incompétent et alcoolique, des étapes au confort bâclé et un prix extravagant, quand même !
- Ah, ben, désolé que la visite vous ait pas plu. C'était pourtant la dernière. Classe écho, vous savez, m'sieur…

Les voyageurs s'éloignèrent en bougonnant.

-    Tout de même, tout ce qu'on demande, c'est un peu de respect, on a payé, non ?
-     Et bien, oui, madame, je suis entièrement d'accord avec vous et je ne manquerai pas d'adresser un courrier de réclamation !
-     Au moins pour se faire rembourser !
-    Ah, mais vous savez, ils ne pensent qu'à leur profit… La satisfaction du client, ils s'en moquent ! Mais au fait, maintenant on pourrait demander à cet ivrogne ce que c'est l'objet du voyage…
-    Parfaitement !

Le gros à bretelles mit ses mains en porte-voix pour demander au chauffeur animateur :

-   Eh, vous ! Debout ! C'est quoi la surprise ?
- La surprise ? Un magnifique panorama sur un fleuve dans un merveilleux canyon !
-  Un canyon ? Il n'y a pas de canyon dans le Nebraska !
-  Mais si, messire … Vous pouvez même le traverser si vous donnez la pièce !
-  Ah, bon, merci quand même !
-  De rien, ce fut un plaisir !

Le guide toussa sa nicotine en paquets jaunes, ouvrit son portable, attendit la tonalité en sifflota "Whistlin' past the graveyard», toujours de Tom Waits, et composa le six-six-six en se disant " Les touristes, tous pareils, jamais contents… Ils pourraient quand même prendre soin de se renseigner avant."

-   Allô ?
-   Oui, c'est ton frère. La cargaison arrive.
-   Ok, j'attends.
-   Merci. A la prochaine, Charon.

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Créé le 1 mars 2002

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