Vos textes publiés ici après soumission au comité de poésie de francopolis.







 
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Roselyne Carrier
  sélection septembre 2005

elle se présente à vous.


 CHEZ CÉCILE

 

L'homme s'était dit : « il faut que je retourne au pays avant qu'il change trop et que la réalité ne soit plus celle de mes souvenirs » . Ainsi il était parti, avec pour seul bagage une maigre valise dans laquelle il avait fourré pêle-mêle quelques chaussettes, des caleçons, un pull - pressé qu'il était de rattraper le temps. Il avait mis une veste chaude parce qu'il savait que là-bas les hivers pouvaient être surprenants de froid.

Dans le train qui l'emmenait son esprit vagabondait, anticipait les retrouvailles du vieux café où il avait traîné une partie de son enfance avec des copains, pendant la période des vacances à la ferme de ses grands-parents. Il se rappelait encore l'odeur du foin lorsqu'il partait faner avec son grand-père ; il avait encore en pensée « La Rousse », sa préférée, cette vache qu'il menait au champ derrière le cimetière.

Alors que le train l'emmenait, lui - un homme maintenant - les images revenaient, douces et obsédantes. Il n'était pas souvent revenu au pays depuis la mort de son grand-père, due à l'accident qui lui avait coupé la jambe, et à l'infection qui avait suivi. Il avait eu tellement de chagrin à la vente du « Montillet » - la maison des enfances et des étés où il courait, ivre de liberté dans les champs qui s'étirent comme un chat sous le soleil de la prairie jusqu'à la colline. Ce qu'il aimait après sa course éperdue, c'était l'odeur du chocolat qui le prenait dès la porte de la cuisine franchie.

Aujourd'hui, adulte, de retour au pays il avait envie de retrouver la mère Cécile, l'épicerie-café et les copains dont il partageait les étés - lui le petit gars de la ville.

Lui revenait en souvenirs les courses derrière les poules de « la Mère Cécile » : les pauvres bêtes fuyaient effarées et affolées devant les jeunes tortionnaires hilares. Il l'entendait crier de rage - délaissant son épicerie et ses maigres clients - pour s'élancer derrière eux en hurlant : " bande de vauriens ! " Elle avait du mal à courir Cécile - les jambes lourdes de varices, la poitrine imposante et tombante - engoncée qu'elle était dans son éternel tablier bleu à fleurs qui entravait sa course.

C'était un drôle de personnage que la Mère Cécile, mais il l'aimait bien. Elle l'avait fait rire un jour en lui disant « tu vois mon poids maintenant, je pèse quatre-vingt kilos, figure-toi que quand je suis née mes parents m'ont mise dans une boîte à chaussures ». Eclatant d'un grand rire elle avait ajouté : « j'ai bien changé depuis ».

« Chez Cécile » l'épicerie, tabac-journaux et café qu'elle tenait était l'âme de ce minuscule village de montagne, d'une centaine d'habitants, où il passait ses vacances chaque été avec ses grands-parents. L'air de la montagne et la pêche à la truite près du moulin sur la rivière et la liberté qu'il ressentait avec ses copains à courir dans la montagne près de la cabane des loups, le changeaient de Marseille où il résidait avec ses parents.

Son esprit, comme mobilisé par les chaos du train, revenait sans cesse au café, à l'épicerie et aux copains du village ; il éprouvait une impression étrange à la pensée de retrouver la mère Cécile, des copains peut-être ? Qui sait ?

Entrer à l'épicerie, c'était pénétrer dans une caverne d'Ali Baba : c'était un endroit sombre, mais recelant tellement de trésors : des bonbons - « que même Edouard Herriot, le maire de Lyon vient acheter pour distribuer aux enfants », racontait Cécile - mais aussi de ces délicieux chocolats qu'on appelait " des têtes de nègre " - il avait toujours trouvé ça choquant comme nom, puis il s'était dit que c'était tellement bon, que finalement il fallait bien trouver leur trouver un nom.

Chez Cécile, ce qu'il préférait parmi tous les trésors, c'était le tourniquet de cartes postales : un vieux truc en fer noir, rouillé par endroit, qui ne tenait presque plus debout. On trouvait quelques photos du village avec la fontaine, l'église, la fromagerie, avec son drôle de dôme, où tous les fermiers venaient livrer le lait après la traite.

Il y avait d'autres cartes postales qu'il avait découvertes avec Max, le plus terrible de la bande du village, le plus grand aussi : elles représentaient de jolies femmes du passé sur un papier cartonné . Cécile disait que c'était des cartes pour les soldats et elle les gardait en souvenir du passé. Comme les femmes étaient un peu déshabillées, ils aimaient bien regarder leurs jambes, en cachette de la Mère Cécile. Max était un vrai copain, il avait réussi à en piquer une et il la lui avait donnée, en échange d'une bouteille de gnôle piquée dans la cave de son grand-père. Max et lui se doutaient bien qu'elle ne leur aurait pas vendu cette carte, la mère Cécile : elle aurait crié si fort que tout le village aurait été prévenu, dont les grands-parents et ils auraient été punis.

Il avait caché la carte postale dans une enveloppe sous le matelas et il la regardait le soir, à la lueur de la lampe de poche.

L'homme se sentait de plus en plus oppressé à l'approche du village, anxieux de retrouver l'épicerie et le café intacts, aujourd'hui tels qu'hier.

La voiture, qu'il avait louée en sortant de la gare, l'avait mené à l'entrée du village, par des routes étroites et sinueuses. Il s'était d'abord arrêté sur la tombe de ses grands parents pour la fleurir d'un bouquet, puis il était passé devant la fromagerie et l'église, telles que dans son souvenir. « Rien n'a changé », se dit-il, « si ce n'est plus aucune ornière sur les routes et une ou deux maisons qui n'existaient pas à l'époque. »

Le café et l'épicerie sont toujours là, il le constate en voyant la vieille enseigne « Chez CECILE - CAFE - EPICERIE ». La porte est toujours la même, plus fraîche que dans son souvenir - « la mère Cécile lui a enfin donné un coup de jeune » se dit-il ; il en est surpris, mais tellement de temps a passé depuis … La peinture devait être écaillée.

Il pousse la porte de l'épicerie et reste figé sur le seuil : sa mémoire garde l'image d'une épicerie sombre, d'une voûte à gauche donnant sur le café enfumé.
La pièce devant laquelle il se trouve est lumineuse : le carrelage ancien - un damier noir et blanc - est le même en plus brillant, mais les murs obscurs d'hier sont aujourd'hui teintés de clair. Une jeune femme est assise à une table où trône un bouquet de fleurs des champs ; elle allaite un nouveau-né.

L'épicerie de la mère Cécile est devenue une cuisine impeccable et moderne. Ne reste du passé que le présentoir de cartes postales, rajeuni d'une couche de peinture jaune. Plus de vieilles cartes postales, mais des photos d'enfants souriants.

La jeune femme a l'air surpris, mais non pas choqué, de son intrusion. Constatant sa gêne évidente devant cette intimité familiale, elle avoue en souriant que ce n'est pas la première fois que quelqu'un entre chez elle, sans savoir que l'épicerie n'existe plus - « c'est rapport à l'enseigne que les gens entrent » ajoute-t-elle : « elle nous plaisait, nous n'avons pas voulu la changer ».
L'homme est en état de choc.

- « Et ... Le café ? » Sa voix a tremblé.

- « Nous l'avons transformé, c'est notre salle de séjour, vous comprenez, nous avons quatre enfants, le café était grand... C'est bien pratique, les enfants peuvent jouer et le jeu de boules près de la porte d'entrée sera transformé en courette fermée, pour qu'ils ne s'aventurent pas sur la route. Vous voulez voir ? »

Elle s'est levée, le bébé au creux des bras et le précède.

En la suivant reviennent à l'homme les images du passé : la salle sombre et enfumée, les tables, les chaises bistrot, la cheminée et son vieux chaudron, la porte ouverte, il lui semble entendre le rire des joueurs de pétanque. La réalité lui livre les seuls vestiges du passé : le parquet de chêne, terne hier, aujourd'hui lustré et le bar avec son comptoir de zinc étincelant - le bar vide de verres et de clients. Le vieux miroir et les rangées de bouteilles sur leurs étagères sont remplacés par un grand portrait d'enfants - ses enfants sans doute - pense l'homme.

Il se sent nauséeux. Tout est clair, tout est propre, mais ce n'est pas " son " café - où il avait l'habitude de venir prendre un verre avec les copains, tout en tirant sur leurs premières cigarettes. Ce n'est plus son épicerie avec les bonbons, les " têtes de nègres " et ces femmes de carton déshabillées qu'il regardait en cachette sur le tourniquet de cartes postales.

Une question le hante, qu'il finit par poser.

- Mais, où est la mère Cécile, la propriétaire de l'épicerie et du café ?
La jeune femme le regarde, droit dans les yeux, d'une voix douce elle lui demande :
- Vous ne savez pas ? La mère Cécile est morte.
Il reste atterré.
Elle ajoute, pleine de compassion en constatant son désarroi.
- On l'a trouvée un matin, assommée contre le radiateur, au pied des escaliers qui mènent à l'épicerie. On dit qu'elle n'a pas souffert, la mort fut instantanée. On ignore ce qui s'est passé ; comme on l'a cambriolée, la police est venu enquêter. On ne sait pas si elle a été assassinée, ou si elle est simplement tombée en descendant l'escalier. Ses enfants habitaient la ville, ils ne voulaient pas garder le café et l'épicerie, ils nous les ont vendus.

L'homme est reparti du village, sans retrouver les copains. Le village a été déserté depuis la disparition de l'épicerie et du café : c'était le seul endroit, avec le jeu de boules près du café, où les habitants se rencontraient, ou chacun connaissait chacun et le nommait par son nom. Les copains - dont Max - ont déserté aussi.

L'homme est triste, il se dit qu'il n'aurait jamais dû entacher le passé par l'image du présent - quelque part il était resté l'enfant du village. Pourquoi cette quête ? N'aurait-il pas mieux valu garder son souvenir tel qu'il était : intact en sa mémoire ?

L'homme a repris le train, les chaos sont une chape sur sa tristesse. Même encore jeune, il se sent infiniment vieux d'avoir égaré l'enfance à une porte : « Chez Cécile ».



***



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Créé le 1 mars 2002

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