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de Chantal Cudel , sélection février 2003:

(Elle se présente à vous)

TAKOUM

7 heures: il s’étira dans son lit, savourant une quiétude revenue et cependant nouvelle. Les événements de l’année difficile qui venait de s’écouler lui avaient enseigné une autre approche de vivre, intense et sereine: une opération chirurgicale impressionnante avec la mise en place de son coeur “en plastique”, comme il se complaisait à le dire, et la pose d’un appareil dentaire complet “en plastique”, aussi.
Il avait assumé ses avaries et ses angoisses avec les armes de la dérision et de l’humour après que le pire fût passé.

Takoum, takoum, takoum: la régularité de cette horloge intime le rassurait profondément, comparée aux extra - systoles bleues avec pertes de connaissance, et vivifiait le silence de ce nouveau matin. Gêné par la prothèse dentaire, il ne désespérait pas de gagner suffisamment d’argent pour s’offrir des implants en titane, matière noble par excellence, puisqu’elle lui permettrait de recouvrer l’intimité de son palais. Là sa langue tâtait, perplexe, la voûte en plastique dure et asséchante.

Il contemplait ses draps et les palpait avec la jouissance d’un nageur qui goûte du regard et des sens, la mer où il plonge. Il les lissait du plat de la main étendue en aile d’oiseau, comme le bien être de renaître lui lissait les traits. Tout souci s’aplanissait enfin, pour un répit dont il ne souhaitait pas envisager les limites. Il eut une vision de soleil levant sur une mer miroir après la tempête, alors que la lumière en couleuvre pénétrait la chambre. Il eut envie d’un bon thé à la bergamote, il se leva.

Pendant que le thé infusait, il sourit à l’idée qu’il ressemblait, au - dedans, aux appareils électro-ménagers qui l’entouraient: en plastique, aussi, pour la plupart, blancs. “Bientôt, on me mettra des artères, des genoux, des articulations en plastique, et je m’assiérai là près du robot, mon frère…”Après avoir engouffré deux croissants, il gribouilla quelques mots à l’attention de Gimini, surnom dont il honorait sa femme de ménage efficace, vigilante et maternelle. Absorbé, il avala le chapeau de son stylo qu’il suçait machinalement.
Le lendemain et les jours suivants, il surveilla ses selles, sans succès, puis oublia.

Au bureau, il mâchouillait sans cesse tout ce qu’il trouvait, stylo, règles, onglets de classeur, pour canaliser son stress, avec une constante : la matière plastique. Sa collègue essayait vainement de le détourner des objets en l’alléchant avec force biscuits, bonbons, fruits… rien n’y faisait, il mâchouillait. Elle le taquinait en le taxant d’oral tout à fait primaire, essayant ainsi de savoir s’il faisait parfois l’amour, avec qui, quand, comment. Elle le désirait, lui n’y voyait que du feu.

Peu à peu, il se mit à se délecter littéralement, consciencieusement, et non plus machinalement. Il croquait lentement, suavement, se repaissant de toutes les sensations auditives, olfactives, salivaires, buccales. Puis il avalait par petits bouts, sans recracher, comme avant. Il trouvait un goût différent, quasi exotique à toutes ces ingestions. Il aimait la dureté des éclats qu’il parvenait à arrondir avec ses fausses dents puissantes et les déglutissait délicieusement, comme pour vérifier son aptitude à sentir, pour s’assurer de l’authenticité de ses sensations, lui qui avait vécu comme un presque légume, si longtemps. En fait, comme s’il avait douté, craint, qu’un cœur et une bouche en plastique pussent lui ôter son intégrité.

De la même façon, il caressait inconsciemment, à longueur de journée, l’arrondi en bakélite de son siège à roulettes, ou la nouvelle forme oblongue et bleue de son Mac, comme il eût caressé le galbe de fesses ou de seins. Ce plaisir, là, était fort au point de le faire bander une grande partie de la journée… « oral primaire ? à d’autres… »

Ces plaisirs s’immisçaient insidieusement dans sa vie, sans qu’il y prît garde ou s’en inquiétât, impérieux et incontournables.

« Takoum, takoum, takoum,… » au dehors, une douce musique l’éveilla. De la harpe, oui, c’est cela,… « takoum, takoum, takoum… », le concerto pour harpe de Boïeldieu… « takoum, takoum, takoum… » d’où venait cette musique ? Peu à peu, hissé à la conscience, il se rappela avoir programmé son radio-réveil sur France Musique et « takoum, takoum, takoum… ».

Ah ! ce fichu cœur régulier où n’entre plus la nuance ! Toujours le même rythme, inlassable et quasi morbide, qui passe par dessus tout ! Je ne peux même plus m’abandonner à la magie de la musique, sans être parasité par ce monstre ! . Furieux, d’un bond il jeta ses draps et s’assit dans son lit.

Enfin réveillé, il reprit son calme et se reprocha son inconscience et son ingratitude : que n’aurait-il donné, six mois plus tôt pour palpiter encore d’une manière ou d’une autre ! Et déjà, infatué de lui-même, égocentrique, il oubliait ce sursis consenti ! Il faudrait bien qu’il s’accommodât d’écouter Boïeldieu, Mozart ou Goldberg avec, en fond, cet éternel « takoum ». Eternel. Eternel ! ! !…C’était cela ou rien. Ce cœur n’était pas allé le chercher, c’est bien lui qui l’avait voulu !

Désormais, il aurait ses propres exigences, en contrepartie d’une vie revenue. Allez savoir ! il ferait peut-être même ses propres arrangements originaux du genre Variations de Goldberg sur Bach ! Il commanderait sa vie. C’était à prendre sans laisser, mais oui!

Cet humour salvateur le remit dans le droit chemin et tout en gagnant la salle de bain il songeait.
Lui qui n’avait jamais eu la souplesse et la tolérance nécessaires à la durée de l’amour, il se trouva pris au piège de lui-même « Petit Homme »* Cette contrainte était le corollaire de son acharnement à vivre. Allez savoir ! S’il n’avait été aussi rigide dans ses attitudes, peut-être n’aurait-il pas abîmé son vrai cœur, qu’il avait mis à bien rude épreuve. Il avait tout mis en œuvre pour « maîtriser » son univers, angoissé de laisser place à la rêverie.
Sans doute son éducation judéo-chrétienne sévère l’avait bridé, le culpabilisant d’un rien, ne laissant place à aucune fantaisie, mais il n’avait jamais rien voulu remettre en question ; jamais, malgré des doutes qui s’étaient manifestés avec la maturité, jamais il n’avait voulu faire l’effort de bien analyser ses choix et sa personne. La vie s’en chargeait.

Peut-être s’il avait su mieux s’aimer et aimer l’autre, il ne se serait pas brisé le cœur…Désormais, sans souplesse, sans patience, il se condamnerait… Aurore, qu’avait-il fait d’Aurore ? à Aurore ? Douce, belle, forte ? Il n’avait pas supporté qu’elle soit si structurée, si inventive, si puissante, auprès de lui…
Alors qu’il l’avait sans doute aimée pour cela, il avait tout fait pour la détruire et l’amener à son moule, il avait tenté de se conforter en la brisant, en la contrant, en tentant de la contraindre. Elle avait fui.Elle

Elle était l’Océan
Où plongent les enfants.
Bras ouverts, creux géants,
L’Océan
Où l’âme se rend.
Elle était la Marée,
Le rêve du voilier,
Le Port
Où le marin s’endort
Elle était le Port
Des aubes de promesses
D’où l’horizon s’étend
Vers d’autre océans.
Elle était la Caresse
La Griffe, le Mordant.
L’Ephémère
De mon âme, la Pierre.
Elle était l’Ephémère,
Elle me fit Océan.

* Wilhem Reich

La douceur de son sexe oiseau tiède dans la main le ramena à la réalité. Avancer, il fallait avancer. Il introduisit la cassette audio de Nicolas Peyrac et s’habilla sur « J’avance ».

Gimini avait une tendresse certaine pour cet appartement de célibataire bordélique. Elle se sentait un peu la mère de ce vieux jeune homme de quarante cinq ans. A travers ces objets disparates et disséminés dans la solitude d’un homme, elle avait appris, peu à peu, à repérer ses angoisses et ses joies. Jusque dans les épluchures des fruits : selon qu’il faisait de longues et harmonieuses découpes dans la pelure des pommes, de beaux quartiers soigneusement ôtés à la cuillère dans l’écorce des oranges ou qu’il les laissait arrachés, petits, dépecés nerveusement, jetés en tas misérables, elle savait s’il allait mal ou bien. Alors à sa manière, elle mettait un peu d’affection dans cette détresse en apportant une rose de son jardin ou une des revues de son mari, ou un morceau de gâteau fait maison.

Depuis quelques temps, elle ramassait inlassablement des bouts de plastique mordus. Elle le pensa nerveux, agité, et renouvela ses dons. Et aussi comment un homme pouvait-il rester seul, après avoir connu une femme comme Aurore, traversé des épreuves de santé comme les siennes ? Cela défiait son entendement, mais, elle n’avait aucun moyen de mieux appréhender la situation puisqu’elle ne le voyait quasiment pas.
Si elle avait pu imaginer le plaisir et la détente que ces ingestions représentaient, elle en aurait été effrayée : les chapeaux de stylo n’y suffisaient plus. Une frénésie dans l’ingestion du plastique, dans l’appétence pour les odeurs dérivées du pétrole, l’avait pris et ses faims ne s’apaisaient qu’après avoir absorbé, au détriment des aliments habituels, quelques pots de yaourt et non leur contenu, sucé comme un bâton de réglisse les manches des couverts, caressé sa télévision devant les spectacles de nues…Le monde qui l’entourait ne manquait pas d’occasion d’exciter ses désirs.

Lui ne s’inquiétait pas outre – mesure, l’exigence de ses organes en plastique ne lui apparaissait pas encore. Sans doute ne lui apparaîtrait-elle jamais, puisqu’il semblait qu’il devenait lui-même plastique. Une rigidité commençait à altérer sa démarche, son port de tête et chacun de ses gestes. Il l’attribuait à l’arthrose qui affectait une grande partie de sa famille, les rhumatismes, l’âge… mais pas une minute il n’eut conscience de l’étrangeté de son comportement.

Au..crore, Au..crore, susurrait-il en caressant son membre et en suçant - croquant la pointe dure d’un gros stylo. Ce fantasme du sein d’Aurore avait pris, à son insu, l’apparence et la consistance d’un couvercle de bonbonnière rebondi comme un sein. Il parvint vite à la jouissance en éjaculant une drôle de substance chaude comme du plastique fondu, à l’odeur âcre, qui se solidifia en petits bouts très durs, en refroidissant.
Gimini en dénombra une quinzaine éparpillée dans la cuisine, la boite à bonbons renversée dans ce bazar. Elle observa ces brisures, perplexe. Elle avait bien vu quelque chose de similaire quand, enfant, elle allait rejoindre sa mère à l’usine Rhône Poulenc qui fabriquait du fil de nylon, conditionné en « cops », mais ce raccourci ne répondit pas à sa curiosité. Qu’est ce que cela pouvait bien être ? Il n’avait pas changé d’activité, à sa connaissance.. Mais comme ils ne se voyaient presque jamais, - ils se laissaient des mots et lui, le chèque en fin de semaine – elle ne pensa pas à lui demander.

Pourtant elle fut très intriguée d’en trouver de plus en plus souvent dans le lit et le bruit qu’ils faisaient en pénétrant le tuyau de l’aspirateur l’exaspérait au plus haut point. L’idée lui vint que peut-être une autre personne qu’elle ne voyait jamais habitait avec lui, mais aucun autre vêtement, aucun objet de toilette, rien qui pût étayer cette idée.

Quelle misère ! elle apporta une part de tarte au citron, cuite le week-end et s’appliqua encore plus, si c’était possible, à nettoyer l’appartement qui sentait mauvais. Mauvais ? Pas vraiment, mais différemment, oui… autrement…

Elle parvint à se convaincre qu’elle n’allait pas bien et qu’elle sentait et voyait tout bizarre. Son mari avait été malade du foie récemment et c’est sans doute elle qui avait une autre odeur dans le nez.
Elle claqua la porte qui émit un bruit plaintif : un petit bout avait été oublié par l’aspirateur et griffait méchamment le sol . Ah ! zut ! A part ce petit bout jaune, tout était blanc nickel !

Cela attendrait bien demain. De toute façon il y en aurait d’autres. Elle avait bien travaillé.
Il se rendit chez le cardiologue pour la visite de contrôle. Le médecin constata que tout allait bien, mais fut intrigué par la taille du pace - maker qui semblait grossir. On le croirait animé d’une vie propre , comme glouton, pour ainsi dire, à l’observation des pulsations et du flux sanguin ! Quelle machine ! Quel succès ! Ce type n’en avait plus pour longtemps et le voilà requinqué à neuf !

Homme d’expérience, il avait pu constater, à maintes reprises, que l’humain doté d’un grand appétit de vivre, se sortait longtemps des pires ennuis, avant que la Faucheuse finisse par oeuvrer. Maintenant il ne pouvait trancher sur les origines de ces différences entre les êtres : génétiques, chimiques, divines,…? Les progrès en génie génétique avaient failli le détourner de l’humilité du vrai savant. Il avait failli se prendre pour Dieu. Mais très vite son besoin de beauté, l’avait ramené à son Dieu, plus flou : Harmonie. L’un dans le tout, Le tout dans l’un. Il voyait le Tout comme un Grand Cœur pulsant entre effondrement et explosion ainsi qu’on l’observait aussi bien dans les galaxies que dans les plus petites parties observables. Expansion réduction animant chaque état de la matière : gazeuse, végétale, minérale, animale, humaine…

Engoncé dans son fauteuil, il regarda sa montre, encore un peu de temps pour rêver…
Il s’était choisi ce chemin de lumière et restituait à ses congénères la lumière qu’il recevait . La vie était Grand Art : un bonheur indicible. Il était poète, aimait Saint John Perse, Baudelaire, Aragon, Verlaine, Rimbaud… comment arrêter la citation sans se trahir ?Il était sculpteur de chair, en sa qualité de chirurgien, mais aussi d’espace, de terre, de feu dans la cheminée, de corps de femmes, alanguies près de lui, de rêves, de musique. Il était par dessus tout Musicien, sans être interprète lui-même, puisque son apprentissage avait été interrompu par les difficultés financières de ses parents qui louèrent un temps, un piano, mais parce que tout lui était Musique : langage universel et intemporel des âmes…

L’esprit ainsi occupé de ses extravagances, s’il fut surpris par la grosseur de la prothèse, un instant, il ne s’y attacha pas davantage. Il nota mentalement les dimensions de l’appareil et se promit de vérifier ce qu’il prenait encore pour une erreur d’appréciation de sa part. Intéressant, intéressant… ce patient lui parut changé. Mais comment ne le serait-on pas après de tels bouleversements dans une vie ? Sans doute était-il en train de renaître à lui-même, comme les vieux oliviers que l’on rabat très petits et qui repartent de leur tronc résiduel, à la fois identiques et différents.

Il se récita le texte de l’Arbre qu’il aimait tout particulièrement :
« Trop souvent l’Arbre souffrit de la chute de ses feuilles. Orpheliné, il enviait leur ronde funéraire. Dénudé aux nuits d’hiver, il ne retrouvait pas, aux nouveaux printemps, la chaleur du passé. Les absentes emportaient son âme par petits morceaux, le laissant plus fragile et vulnérable.
Souvenez-vous, lors de sinistres nuits, des craquements déchirants où s’exhalent la peine des arbres…


L’éternel retour des saisons et de leurs belles parures le laissait désemparé : il ne se reconnaissait pas dans cette jeunesse bruissante odorante et volage.
Il choisit de dépérir et d’en finir, quand survint peu à peu du fond des effluves terrestres dont il savourait les moindres signes puisque les derniers, la sensation pleine et forte qu’un fil unique et identique liait la vie et la mort. Les feuilles au sol étaient là plus que jamais en son sein, alimentant sa sève en une étreinte intime, lui donnant vie.
Il se mit à parfaire sa parure en un flamboiement de joie, sachant qu’à son tour, il serait sève infiniment. »
La sonnerie de son timer, aigrelette et tenace, le détourna de ses réflexions et de sa poésie.
Mon dieu ! L’heure ! La soirée Musique ! Vite ! Il lui fallait traverser tout Paris, rentrer chez lui, se changer, dîner vite fait avec son épouse, avant de revenir à Pleyel !
Il remit à plus tard l’analyse de cet étrange patient, signa quelques lettres, renvoya sa secrétaire, épousseta d’un revers de la main le fauteuil en simili - cuir où s’était assis le patient, tout saupoudré de blanc cassé et sortit en claquant la porte.


Cette visite chez le médecin l’avait épuisé, ses articulations craquaient de partout, son corps le démangeait et puis il avait été gêné par l’électricité statique avec les frottements de ses semelles sur la moquette du cabinet. Il avait eu chaud, très chaud, s’était senti tout mou et transpirant une sale odeur. Désormais, sans qu’il le notât, les variations de température affectaient la souplesse de cet être comme elles dilatent et contractent plus ou moins visiblement la matière.


Le froid de la rue lui rendit quelque tenue mais aussi les douleurs de durcissement. L’arkrose sans doute. Il avait l’impression d’être pris dans un étau et sa gorge durcissait, déglutissant difficilement ; il s’étrangla plusieurs fois avant d’avaler enfin sa salive. Tandis que Lui «Takoum, takoum, takoum » semblait bien à son aise, le narguant quasiment de sa tranquillité. Et cette prothèse dentaire lui donnait l’impression d’être guidé par un harnais !
Il se lécha les doigts, réconforté par le souvenir de la saveur des revers du siège chez le médecin.


De retour chez lui, il passa par le garage, plongea ses doigts dans le pot de graisse destinée à la lubrification des pièces mécaniques et se lécha copieusement les doigts. Il se fit couler un bain auquel il ajouta quelques gouttes de vinaigre contre le calcaire et y jeta une poignée de gros sel. Il eut quelques difficultés à pénétrer dans la baignoire, et finalement resta à mariner une bonne demi-heure moitié rêvassant, moitié endormi. Sa radio diffusait un texte qui s’appuyait sur un accompagnement jazzi :

C’est l’heure bleue
Où songent les havanes
Dans la moiteur diaphane
D’un bar un peu douteux
C’est l’heure opium
Des âmes vagabondes
Bien à l’abri d’un monde
Où s’étiolent les hommes
L’heure sans artifice
Le temps des Géants
L’heure des artistes
Entre cœur et néant
L’heure de la guitare
Des touches blanches et noires
Le temps des langoureux
Des hanches, des seins, des yeux.
Le temps des rêves assis
Des voyages de nuit
Des mains qui se baladent
Des ruts dans la manade.
C’est l’heure bleue exquise
Où bluzzent les âmes grises
L’heure des grandes partances
L’heure des souvenances.
L’heure bleue.

 

Une odeur de dissolvant parvint à ses narines. Il se redressa, avide, se demandant d’où ce parfum enivrant pouvait venir ! Les effluves le guidèrent jusqu’à une fissure dans l’angle du mur qui jouxtait la salle de bains de sa voisine. Il y colla le nez, inspirant profondément puis frénétiquement, comme un humain abreuverait ses sens aux mille senteurs de la forêt ou du grand large marin. Il se promit d’aller, dès le lendemain, en acheter aux Grands Magasins . Ca tombait bien, on serait samedi, il aurait tout son temps.


Le soir il s’abîma dans un film noir avant-gardiste, où des robots prenaient le pouvoir sur leurs maîtres, parvenaient à s’accoupler et à se reproduire pour s’emparer du monde…Quelle plaisanterie!
A onze heures, après une nuit agitée où il rêva de mannequins en celluloïd qui dansaient nus devant lui, attaché au siège d’un dentiste ricanant, il sortit la voiture du garage, après avoir inhalé les gaz d’échappement à plein poumons. Lui revint alors en mémoire, le plaisir qu’il prenait, enfant, lorsqu’il allait à pied à l’école, et qu’un goudron épais et bien gras répandu sur le bitume, fumait d’une odeur âcre et douce à la fois. Son cœur, à la fête, bondit dans sa poitrine « Takoum, Takoum… » comme un jeune cabris pressé de s’échapper vers les miasmes de Paris pollué.


Il roula longtemps, fenêtres ouvertes, assis bien à l’aise dans les sièges baquets de sa voiture de sport, cocooné dans cet habitacle bakélisé qui lui faisait comme un nid, une seconde peau. Il tenta de chanter. Alors surgit de sa gorge un logogriphe tenant à la fois du gémissement, d’un râclage de gorge, de mots croqués, croquants, gras et collants, une purée magmatique qui l’enchanta. Machinalement, il jeta dans sa bouche une poignée de bonbons à la menthe qui lui parurent insipides. Il s’empara du couvercle en plastique du flacon imperméabilisateur qu’il gardait en permanence dans la voiture et l’engouffra. Une envie forte qu’il identifia comme une envie de paraffine blanche se mit à le tenailler. Il allait acheter des bougies pour son repas de midi.
Il s’enfonça dans le parking souterrain du BHV, gara son véhicule et partit à la conquête de l’univers synthétique du magasin, sans avoir oublié de parfumer ses mains à l' imperméabilisant.

D’une démarche saccadée il parcourait les rayons de lingerie et tomba en admiration devant un mannequin de celluloïd cambré présentant un soutien gorge préformé en mousse synthétique, annoncé comme le maintien de l’an 2000. Il eut un désir violent d’étreindre ce corps blanc. Des milliers d’odeurs sollicitaient ses narines et il prit vite, autant qu’il pût, vu sa difficulté grandissante à se mouvoir, l’escalator qui l’amènerait aux décorations de Noël en solde et aux bougies.


Il piaffait d’impatience dans la file d’attente à la caisse. A peine eut-il payé qu’il engouffra, sous les yeux stupéfaits des clients, toute la boite des douze bougies qu’il venait d’acquérir. D’aucuns le prirent pour un prestidigitateur, embauché à l’occasion des fêtes, mais avant qu’on pût l’interwiever, il avait disparu dans la foule. Les gens applaudirent.


Parvenu au rayon des ordinateurs, téléphones portables, télévisions, il suivit un moment une émission TV sur les technologies nouvelles, et en particulier sur l'avenir de l'ordinateur. De nouveaux mots captèrent son attention et il se sentit une familiarité indistincte mais surprenante avec ce prochain univers de "biomètrie" où l'ordinateur répondra aux émotions personnelles de l'utilisateur, à ses signes distinctifs. "Manifestement, il faudra d'autres signes distinctifs que les rythmes d'un pace - maker pour ce faire, disons des emkreintes digitales, des emkreintes génétiques, des signaux olfactifs, des courbes neukronales…".


A la vue des écrans sur les « frigidaires » qui permettraient, par simple touche tactile, de répertorier leur contenu, l'état des denrées, du stock restant, et de sa validité, ou des écrans sur les miroirs des salles de bain présentant le visage de votre interlocuteur, il frissonna à la fois d'un plaisir sensuel et de terreur.. L'objet pourrait -il échapper au contrôle de l'homme? Fabriquant ses propres "neurones et synapses"? En lui, "Takoum" jubilait, piaffait d'impatience.


Ce monde lui semblait le sien, ce monde futur trouvait un étrange écho en lui, comme le chant d'une sirène dans un grand tunnel noir, attirant, incontournable, angoissant, inconnu et rêvé. Le regard à l'intérieur de lui même, il entrevit comme une comète arrivant du fond d'un infini? Une autre dimension? Un appel saisissant de la matière…Un passage.


Aucun recul critique humainement légitime, aucune conscience de sa différence et pourtant une mutation irrémédiablement en marche perceptible à toute personne connue qui le rencontrerait là, à l'instant.
Au scanner, une vision extraordinaire de sa morphologie sidèrerait les médecins. Une entaille de sa peau - carapace ne laisserait apparaître qu'une seule couche indifférenciée entre derme et épiderme, plus de graisse d'enveloppe, plus d' écoulement sanguin, mais un système d'artères et de veines comme des antennes de langouste, redoutables et solides véhiculant un magma jaunâtre chaud et fumant, vers et hors du pace - maker qui avait généré son propre système.

Takoum ne se résumait plus à un objet de survie: il était devenu un être à part entière, un parasite insatiable, bien vivant, qui n'allait pas s'arrêter là; un redoutable objet d'avenir qui dévorait l'homme qui l'hébergeait. Cet homme ne maîtrisant plus rien, il ne pouvait avoir conscience de sa propre transformation.
Il était devenu la poupée fantoche, la marionnette moderne de Takoum.


Gimini marchait d'un pas alerte, dans le froid matinal. Pourtant, elle avait mal dormi. Son mari était encore souffrant, elle-même ressentait des douleurs de dos sévères depuis quelques jours. Et puis, elle s'inquiétait de plus en plus: pour la première fois, la semaine précédente, son chèque n'avait pas été laissé sur la table de la cuisine, comme à l'accoutumée. Et puis, son offrande, le morceau de galette des rois à la frangipane, était resté là à se racornir. Blessée, elle s'était sentie comme une vieille mère abandonnée, ronchon et désemparée. Finalement elle avait donc laissé un mot pour rafraîchir la mémoire défaillante de son protégé, mais comme rien n'était arrivé en fin de semaine, elle avait tenté un coup de téléphone, sans succès. Pas de réponse, deux chèques de retard.
Aussi, malgré ses douleurs, l'angoisse lui donnait des ailes. D'ordinaire, en semaine, elle partait de chez elle vers 7h30, marchait tranquillement dans le matin parisien, se régalait des lumières, que ce soit des vitrines éclairées l'hiver, ou des premiers rayons du soleil jouant sur les façades du Palais de Justice, plus tard en saison. Elle traversait la Seine à hauteur du Palais d'Orsay pour s'enivrer de cette sensation d'espace et de voyage que l'on éprouve sur certains des ponts parisiens. Elle faisait de ce moment un privilège, qu'elle s'autorisait, comme une récompense, tout en considérant que c'était son sport quotidien: une longue marche vivifiante, paisible et régulière. Parce que faire le ménage, si parfois c'est du sport, c'est pas un sport équilibré.


Ce matin, le nez engoncé dans son manteau, elle grelottait de tout : peur, froid, fatigue, démotivation…Elle pressentait comme un danger, une chose étrange, avec tous ces dérangements bizarres intervenus dans la régularité de sa petite vie. Allez savoir si elle n'allait pas perdre cet emploi! Il ne manquerait plus que ça! A son âge, elle n'était pas près d'en retrouver un autre!
Finies les petites fantaisies que ces appoints permettaient… Mais le plus triste c'est ce doute sur l'objet de son affection. Tant d'ingratitude, ce n'est pas possible! Des larmes lui nouèrent la gorge.


La vie ne lui avait pas donné d'enfant, elle s'était choisi celui-là, comme cela, parce que trop d'amour à ne savoir où poser. Et…allons, rien n'était fait! Et s'il était tout simplement malade? N'y tenant plus, elle avait décidé d'en avoir le cœur net, ce dimanche matin, en arrivant tôt à l'improviste. quitte à utiliser sa clef, le cas échéant. Ainsi, une fois le problème réglé, elle pourrait profiter de son dimanche. Après tout, on ne pourrait lui reprocher que d'être trop altruiste, trop dévouée, peut-être trop anxieuse. Au risque d'être ridicule dans ce rôle de "mère" abusive, elle en aurait le cœur net, c'était bien décidé.Pendant ses tribulations dans les rayons audio - visuels et informatiques, il avait le nez habité du désir du dissolvant qui l'avait amené à ce grand magasin. Il descendit au rayon des cosmétiques, par les escaliers et tomba en arrêt devant un mannequin allongé sur la rampe de descente, présentant un deux-pièces de plage, les fesses pointées dans un string aguicheur noir pétrole, le regard engageant, les lèvres tendues vers lui. Il se mit à bander, d' une forte érection douloureuse, pénible.

Au tiers gauche de l'escalier, il gênait la descente - un appel micro diffusant l'annonce de la fermeture proche du magasin - et si les personnes âgées se hâtaient d'attraper la rampe pour assurer leur pas, des plus jeunes se retournaient sur lui, perplexes, curieux, se demandant quel imbécile de décorateur avait pu avoir l'idée de planter un mannequin habillé en extase devant la poupée au string! Puis, intrigués, ils constataient qu'il s'agissait bien d'un être vivant bizarre. Un témoin de la scène aux bougies le reconnut et le prenant toujours pour un amuseur, faisait ses commentaires à la cantonade:
"Il est pas mal ce comédien, tout à l'heure, il mangeait des bougies, il apparaît, disparaît, dans des interventions bizarres, quasi abstraites, symboliques,…toujours en silence, comme le mime Marceau…c'est pour l'an 2000! ils ne savent plus quoi faire pour accrocher le client! Pour l'heure, c'est pas bien venu de faire le clown au beau milieu des escaliers, quand les gens s'en vont!"


A la fois sonné de désir et prisonnier de son envie de dissolvant, il s'arracha à sa compagne de celluloïd, descendit à l'étage inférieur en acheter un grand flacon et, sans attendre respira goulûment, profondément, longtemps, à pleins poumons, les yeux dans le vague. Une ivresse et une joie immense injectaient ses yeux de larmes de sang, le vidant peu à peu de ce reste de nectar humain. Il tomba raide derrière une console de présentation alors que retentissait la deuxième sonnerie de fermetures des portes.
Après que les derniers badauds fussent sortis et que le magasin eût fermé ses portes, la nuit se referma promptement sur cet étrange drame, si particulier, et l'on ne sut pas exactement ce qui se passa là. A cela près qu'en ce dimanche matin, Gimini, les bras serrés autour de son manteau et de son angoisse, entendit tout à coup se déclencher une musique mécanique de manège, inopinée à cette heure matinale, dans le froid du Parc des Tuileries. Au milieu des arbres décharnés de l'hiver un manège de chevaux de bois tournait lentement, lugubrement éclairé par une lumière blafarde quasi sépulcrale. Gimini, perplexe, s'approcha, marchant presque sur la pointe des pieds, retenant son souffle, curieuse mais hérissée de peur. Un rythme oppressant soulignait cette musique mécanique, comme une pénible pulsation cardiaque, oui, c'est cela, une pulsation. Réfugiée derrière le banc où s'assoient les mères, dans la journée, elle entendit distinctement: "takoum, takoum, takoum".


C'est alors qu'apparut, tournant sur le manège, un couple nu en celluloïd, chevauchant un cheval de bois, une grimace de sourire figée sur les visages. Quand elle reconnut celui de l'homme, elle s'affaissa, pliée en deux, sur le dossier du banc, la main comprimant une violente douleur dans la poitrine, tandis que le manège diffusait :


RENDEZ-VOUS
Je te donne rendez-vous sur tous les bancs du monde, près de l’oiseau qui picore les miettes, dans tous les squares aux statues d’attente, dans les allées d’infini vers les automnes effeuillés, dans le bruissement des branches aux nuitées de printemps, dans les jets d’eau valseurs au bras du vent, dans les chants de silence, à l’orée de la tendresse.
Pense parfois à m’y rejoindre.
Jettes y ton âme, je la trouverai.


Takoum, Takoum, Takoum…

 

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Créé le 1 mars 2002

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